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2. Des agences administratives ?

2.5 Conclusion partielle

L’histoire de la structure gouvernementale locale, telle que la relatent les historiens et les politologues, fait ressortir plusieurs des éléments constitutifs de l’horizon politique et intellectuel sur lequel s’inscrivent les débats contemporains au sujet de l’autonomie locale au Canada. En portant une attention à ces développements, les penseurs politiques qui s’intéressent à ces enjeux constatent tout d’abord que les régions urbaines et métropolitaines actuelles ne sont pas gouvernées par une organisation politique indépendante, chargée d’appliquer les règles adoptées par les représentants des citoyens qui habitent le territoire sur lequel s’étend son pouvoir. Au contraire, les activités qui se déroulent dans les espaces urbains sont régulées par une multiplicité de corps politiques, dont les compétences s’enchevêtrent les unes dans les autres et qui se rapportent à des ordres de gouvernement distincts. Certains d’entre ces corps politiques, comme les municipalités, disposent d’une variété de pouvoirs qui leur permettent d’intervenir dans plusieurs champs d’action à la fois. D’autres sont institués afin d’administrer des biens ou

des services très particuliers, comme un réseau de transport ferroviaire, ou le développement d’un quartier historique situé sur le territoire d’une municipalité.

S’ils considèrent l’histoire de cet appareil administratif, ces penseurs réalisent cependant que cette structure de gouvernement est également comprise comme le produit d’une succession de réponses apportées aux problèmes survenus avec l’urbanisation de la société canadienne. Au gré de la croissance des régions urbaines, de nouveaux besoins sont effectivement apparus. Leurs habitants devaient se loger, se nourrir et se déplacer pour travailler, consommer ou se divertir. Des ressources devaient être acheminées dans les villages et les villes afin de produire des biens et des services, qui y seraient aussi vendus, achetés ou exportés. Il fallait également préserver l’ordre social grâce à la répression des crimes, la prévention des incendies, la promotion de la santé publique, l’éducation des enfants ou la préservation des bonnes mœurs.

Ces différentes fonctions ont d’abord été prises en charge par des corporations municipales dotées de pouvoirs importants, qu’elles exerçaient à l’intérieur des frontières délimitant des territoires auxquels les habitants des collectivités locales s’étaient identifiés historiquement. De plus, ces corps politiques étaient dirigés par des conseils élus par les propriétaires qui résidaient sur ces mêmes territoires. Dans ce contexte, les municipalités se présentaient comme des agences administratives de premier plan, placées sous le contrôle des populations locales. L’ampleur des pouvoirs qui leur avaient été délégués signifiait en pratique que les membres de ces communautés administraient la plupart des dimensions de leur vie collective. Les institutions municipales étaient effectivement créées en vertu de lois adoptées par la législature. En pratique, les collectivités locales acquirent une autonomie gouvernementale significative, dans la mesure où les conduites de leurs habitants étaient dirigées en vertu de règles qu’ils édictaient et appliquaient par eux-mêmes. En d’autres mots, le gouvernement central s’investissait peu dans la gestion des affaires des différentes collectivités locales.

Comme l’atteste toutefois l’organisation actuelle de la gouvernance urbaine, l’appareil administratif édifié au Canada depuis la fin du dix-neuvième siècle s’est transformé significativement. Tout au long du vingtième siècle, les lois adoptées par les législatures

provinciales ont spécifié les fonctions déléguées aux municipalités. Elles ont également doté les gouvernements centraux de mécanismes leur permettant de surveiller et de diriger les corporations municipales, en les assujettissant à des normes de gestion spécifique, ou en restreignant leur capacité à prélever des revenus. Plusieurs des pouvoirs exercés traditionnellement par les municipalités ont aussi été transférés à des corps politiques spécialisés, ou encore à des organismes relevant directement de l’autorité du gouvernement fédéral, ou de celle des provinces. Ces changements se sont alors soldés par l’amenuisement de l’autorité des collectivités locales au sein de l’appareil administratif canadien en général et de la structure gouvernementale locale en particulier. Plus d’un siècle et demi après l’adoption du Municipal Corporations Act de 1849, les municipalités apparaissent désormais comme des organismes intégrés à l’appareil bureaucratique dirigé par le gouvernement provincial. Plutôt que des institutions à l’aide desquelles les habitants d’un village, d’une ville ou d’une région peuvent administrer leur vie commune dans sa globalité, elles se présentent maintenant comme des instruments à l’aide desquelles le gouvernement central régule des secteurs d’activités précis, comme les infrastructures collectives, le développement économique, les services policiers ou l’aménagement du territoire.

L’histoire du système municipal canadien explique ces changements par la croissance et la complexification des régions urbaines. Au fil de leur développement, les municipalités ne parvenaient plus à satisfaire les besoins toujours grandissants de leurs habitants à l’aide de leurs seules ressources. Dans cette perspective, la centralisation administrative observée durant le vingtième siècle se présente sous les traits d’une conséquence de l’urbanisation de la société canadienne. Ce phénomène aurait donc incité les gouvernements centraux à proposer des réformes visant à optimiser les modalités de financement et de prestations de biens et de services à leurs citoyens. Une structure institutionnelle formée d’organismes spécialisés, dont les interventions se déploient aux différents échelons de la vie sociale, selon la nature des besoins à combler, s’est ainsi graduellement constituée au Canada. Dès lors, les multiples réformes qui jalonnent le développement de l’appareil administratif en général, et du système municipal en particulier, peuvent être comprises comme des adaptations successives de la structure gouvernementale à des réalités géographiques, sociales et économiques changeantes. Puisque la population des espaces urbains augmente, et que leurs territoires s’étendent, de nouvelles

institutions sont requises pour satisfaire aux nouveaux besoins qui y émergent. Les transformations de la structure gouvernementale locale suggèrent en ce sens que l’identité des collectivités locales comme les villages, les villes ou les régions métropolitaines ne peut être envisagée indépendamment du processus d’urbanisation. Autrement dit, la croissance constituerait l’un des principaux traits de caractère des espaces urbains. Cette propriété se reflèterait alors dans le développement de l’appareil administratif échafaudé afin de les gouverner.

De ce point de vue, l’attribution d’une autonomie gouvernementale à des collectivités locales, telles que des villes ou des métropoles dont les pouvoirs seraient enchâssés dans la loi constitutionnelle, élèverait d’importants obstacles à l’adoption de politiques publiques qui favorisent le bien-être des citoyens. De telles dispositions risquent effectivement de perpétuer inutilement l’existence d’une structure administrative ultimement décalée de la réalité historique dans laquelle elle est ancrée. Autrement dit, elle compromet sérieusement la possibilité d’adopter les réformes éventuellement nécessaires au bien-être des habitants d’un espace urbain. Comme l’affirme Andrew Sancton (2008), l’histoire de la structure de gouvernement local enseigne que les municipalités ne devraient pas être reconnues comme des institutions dont les pouvoirs émaneraient de communautés autonomes au sein de la société politique canadienne, tel que le revendiquent des penseurs et des activistes politiques. L’argument du politologue ne stipule aucunement que les gouvernements provinciaux qui souhaitent entreprendre des réformes de la gouvernance locale ou métropolitaine, ou qui envisagent l’adoption d’autres politiques qui affecteront les habitants des espaces urbains, devraient procéder unilatéralement. Ils peuvent les consulter afin de mieux tenir compte de leurs intérêts, de leurs opinions ou de leurs besoins, dans le but de favoriser le succès de l’initiative proposée. Cependant, la dynamique d’urbanisation qui alimente le développement des sociétés modernes comme le Canada, de même que la transformation de leur organisation institutionnelle, démontre que l’attribution de droits et de libertés à des entités infranationales comme les collectivités locales peut finalement nuire au bien-être de leurs citoyens, en réduisant considérablement l’efficacité de l’appareil gouvernemental.

3. Les limites de la volonté