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1. Introduction

1.4 Le prisme du libéralisme

1.4.3 Un autre libéralisme

Comme le rappelle Charles Taylor (1995), la définition de la société civile qui s’articule dans l’utilitarisme classique fait effectivement écho à celle formulée par Locke dans sa doctrine constitutionnelle anti-absolutiste. Chez Locke par exemple, elle se présente comme une sphère dont la réalité se manifeste à travers les échanges et les rapports productifs entre les individus. Ces interactions seraient à l’origine de phénomènes réguliers comme la croissance de la population, de la productivité, des richesses, de même que la formation d’une opinion publique. Bref, la société civile constitue un domaine autonome, au sens où les activités qui s’y déroulent répondent de forces ou de lois qui s’y rapportent directement. L’instauration de l’appareil gouvernemental peut alors être considérée comme une émanation de la société civile. Il est créé pour répondre aux besoins, aux intérêts ou aux aspirations de ceux qu’elle rassemble.

Cette représentation de la société a engendré des doctrines politiques radicales, dont celle de Thomas Paine, qui stipule que la société détient le droit absolu de faire et défaire l’autorité politique selon sa volonté. Elle est également à l’origine de la conception utilitariste de l’État, qualifiée « d’antipolitique » par Taylor (1995, 220). Pour Bentham (2011), les actions des

individus sont naturellement motivées par la recherche du plaisir et le désir d’éviter les peines. De plus, puisque les sociétés modernes se caractérisent par la diversité des croyances et des intérêts de leurs citoyens, Bentham affirme que la seule finalité qu’elles doivent poursuivre consiste à rechercher « le plus grand bonheur du plus grand nombre, chacun comptant pour un ». Ce principe doit guider l’activité des législateurs lorsqu’ils édictent les lois qui encadrent les relations entre les individus (2000). L’appareil gouvernemental constitué par les lois doit donc être structuré de façon à maximiser la félicité de chaque individu. L’utilitarisme propose ainsi une conception « purement instrumentale » du gouvernement, puisque l’exercice du pouvoir n’est plus fondé sur des principes autonomes imaginés comme le produit d’une action concertée des membres de la société politique, comme chez Paine par exemple (Taylor 1990, 111). Selon les utilitaristes, la constitution est comprise comme l’expression d’un pouvoir « réel » exercé par des personnes « réelles ». En l’absence de telles personnes, soutient Bentham, l’État n’existe simplement pas (Bentham 1996, consulter aussi Skinner 2009, 356).

À première vue, la progression des définitions de la société civile et de l’État de Locke jusqu’à Bentham place les études de Ducharme et Dagenais en contradiction. Au moment de la rédaction du rapport Durham, en 1839, le libéralisme n’avait-il pas définitivement rompu avec la doctrine des droits naturels, pour se convertir définitivement à l’utilitarisme ? La lecture de leurs travaux laisse penser que les historiens qui adhèrent aux postulats de l’ordre libéral minimisent ces différences, puisqu’elles ne remettent pas en cause les fondements mêmes du libéralisme tel qu’ils le définissent. À l’image de Macpherson (1977 ; 2004), ils conçoivent les différentes déclinaisons de la pensée libérale, exprimées d’abord dans les écrits de Hobbes et Locke, avant de se parfaire dans ceux de Bentham, comme des variantes de la théorie de l’individualisme possessif. Perçu sous cet angle, le libéralisme apparaît comme un courant de pensée résolument « atomiste », unifié par des convictions favorables aux libertés civiles, à l’égalité juridique et à l’économie capitaliste, conjuguée à une conception instrumentale de l’État. Joseph Carens souligne d’ailleurs que « Macpherson treated talk of natural rights as a facade for a utilitarian structure of thought » (1993, 4). Les distinctions entre les penseurs libéraux s’effacent, laissant seulement paraître leurs similitudes. Pour chacun d’eux, la société civile constitue l’espace dans lequel les individus peuvent théoriquement se mouvoir sans

l’interférence d’une puissance extérieure, tandis que l’intervention de l’État n’est justifiée que si elle leur permet de satisfaire les intérêts qu’ils poursuivent.

Ces conclusions ne sont pas sans fondement. Les ramifications de l’utilitarisme dans la pensée de Hobbes et de Locke sont bien connues (par exemple Rosenblum 1978). Cependant, la réduction du libéralisme à l’atomisme obscurcit nécessairement les différentes conceptions de la société civile, du gouvernement ou de l’État qui coexistent dans la tradition libérale. Telles que l’évoquent les remarques de Taylor, on trouve aussi dans la pensée libérale une conception de la société civile qui s’apparente davantage à celle formulée par Montesquieu dans l’Esprit des lois26. Or la spécificité de ce courant réside dans le fait qu’il ne trace pas de frontières imperméables entre l’État et la société civile (consulter également de Dijn 2008 ; Levy 2009 ; 2015 ; et Spector 2010 ; 2011). Pour le dire sans ambiguïtés, il ne situe pas la liberté à l’extérieur de l’arène politique. Dans les écrits de Montesquieu, ainsi que dans ceux de ses principaux héritiers, dont Alexis de Tocqueville, la liberté s’avère indissociable d’un « gouvernement équilibré », construit sur les assises de « l’ancien constitutionnalisme ».

Dans la Démocratie de 1835 par exemple, la décentralisation administrative se dresse comme un rempart contre le despotisme dans les sociétés démocratiques (consulter également de Dijn 2008, 135-142 ; Levy 2015, ch. 8 ; Taylor 1995, 221-224). Elle limite la volonté de la majorité souveraine en incitant les citoyens à se porter à la défense de leurs « libertés provinciales » dans le cadre de l’exercice du pouvoir politique. Ces corps politiques sont bel et bien assujettis à la puissance souveraine. Cependant, comme on peut le lire dans l’ouvrage, leur indépendance ne relève pas exclusivement de leur statut légal ou constitutionnel27. L’indépendance de la commune découle plutôt de l’attachement des citoyens à leurs institutions politiques locales, auxquelles ils associent leurs intérêts particuliers. Lorsqu’ils exercent leurs libertés provinciales, les citoyens américains en viennent à considérer qu’ils se prémunissent contre les actions du gouvernement central, qui risquent d’entraver leur capacité à poursuivre leurs intérêts particuliers. En autres mots, pour Tocqueville, une constitution de facto se

26 Voir également Foucault (2004b), et plus précisément les leçons du 28 mars et du 4 avril 1979.

27 Le sixième chapitre de cette thèse présente une interprétation détaillée des passages que Tocqueville dédie au

superpose à la constitution de jure à travers l’exercice du pouvoir politique. Aux États-Unis comme en Angleterre, l’exercice du pouvoir s’avère donc régulé par des passions induites par l’organisation constitutionnelle, mais qui se cultivent dans la société civile. Les constitutions de ces États amènent leurs citoyens à éprouver un attachement intéressé pour leur collectivité locale et leurs institutions politiques. Leur loyauté commune les conduit alors à s’opposer aux entreprises du gouvernement central qui font obstacle à l’indépendance de leur collectivité locale, à laquelle serait rattachée leur liberté individuelle d’après eux. La définition de la société civile qui s’inscrit dans le sillage de Montesquieu conçoit ainsi la société civile à partir de la constitution du régime politique. Les penseurs qui s’y réfèrent envisagent plutôt les sociétés politiques modernes comme le produit d’un rapport dynamique entre la forme du gouvernement et les phénomènes économiques, sociaux et psychologiques qui se déploient dans la société civile. Cette approche ne représente pas les citoyens comme des individus dotés de droits naturels ni comme des êtres cherchant naturellement à éviter les souffrances. À travers leurs descriptions respectives des constitutions, Montesquieu et Tocqueville ne tracent jamais de frontières très étanches entre la société civile d’un côté, et l’appareil d’État ou gouvernemental de l’autre. Selon eux, l’avènement de la liberté politique s’avère conditionnel à l’existence d’un régime politique dans lequel le pouvoir est réparti entre une pluralité de corps politiques, auxquels les citoyens confèrent effectivement une autorité.

Dans un ouvrage récent, Levy (2015) démontre que le libéralisme s’est construit à travers les tensions entre deux modes de pensée : le rationalisme et le pluralisme28. Les rationalistes tendent à concevoir ces groupes comme des espaces dans lesquels s’exerce une « tyrannie locale », qui entrave la capacité des individus à transformer ou à transcender leur propre existence (Levy 2015, 2). Les penseurs apparentés à ce courant défendent généralement le progrès intellectuel par l’exercice de la raison, l’universalisme l’égalité des individus devant une loi unifiée. Par l’emploi du qualificatif « rationaliste », Levy cherche à évoquer Max Weber plutôt que René Descartes (2015, 27). Ainsi, les rationalistes partageraient la croyance selon laquelle il s’avère toujours possible de connaître les ressorts des conditions de vie dans

28 Comme le reconnaît Levy, cette interprétation est édifiée sur des bases établies par Charles Taylor (2015, 18).

Pour des définitions semblables, mais non tout à fait identiques, du libéralisme, voir notamment : Burrow (1988), William Galston (1995) et Larry Siedentop (2012).

lesquelles nous nous trouvons. Dans les sociétés modernes, déclare Weber, « […] il n’y a donc en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui entre en jeu, que l’on peut bien plutôt maîtriser toute chose (en principe) par le calcul » (Weber 2003, 83). L’adoption d’une telle posture suppose ainsi une objectivation de la réalité sociale. De ce point de vue, l’identité citoyenne n’est plus déterminée par la place qu’une personne occupe au sein d’une hiérarchie sociale, ancrée dans la tradition constitutive d’un groupe particulier ou d’une société politique. Le citoyen apparaît maintenant comme un être aux comportements prévisibles, dont les actions répondent à des déterminants mis à jour par des savoirs objectifs. L’individu peut alors être représenté comme une entité abstraite, telle qu’un agent économique ou un sujet de droit.

Ce postulat inciterait alors les rationalistes à préférer l’État moderne, tel qu’il est décrit par Weber, comme mode d’organisation politique. L’État moderne, en tant que communauté politique, se serait substitué à l’anarchique pluralité des « communautés de droits » qui caractérisait la société médiévale (consulter également Colliot-Thélène 2011, 41-43). « Car ce qui est spécifique à l’époque présente est que tous les autres groupements ou toutes les autres personnes individuelles [que l’État ne] se voient accorder le droit à la violence physique que dans la mesure où l’État la tolère de leur part : il passe pour la source unique du “droit” à la violence », déclare Weber (2003, 118-119). Pour les penseurs examinés par Levy, dont Locke, Voltaire, Paine, Mill ou Rawls, seul ce mode d’organisation politique peut assurer la paix ou favoriser l’émancipation individuelle en encadrant la coopération sociale par des règles formelles, calibrées sur les conceptions objectives de la personne et de la société (voir aussi 2009). Un État central « fort » peut ainsi contrer les « tyrannies locales » en s’assurant que les hiérarchies propres aux différents groupes n’induisent pas d’inégalités injustifiables en vertu de principes rationnels, comme les droits naturels, l’autonomie morale de l’individu ou l’utilité générale.

Les pluralistes valorisent quant à eux la liberté des personnes « telles qu’elles sont » dans l’histoire (Levy 2015, 2). Une telle approche aux accents historiques ou sociologiques se dessine entre autres dans les écrits de Montesquieu, d’Edmund Burke, du Fédéraliste, de John Adams et de Tocqueville. Ces libéraux considèrent généralement les entités des collectivités locales, des associations volontaires, des Églises ou des provinces comme des « pouvoirs

intermédiaires », des « corps politiques », ou des « formes de propriété », tels qu’ils sont définis notamment par Montesquieu et Burke. Pour paraphraser Tocqueville, les pluralistes apprécient une telle constitution pour ses « effets politiques » et non pour ses « effets administratifs » (DDA 1835, 159). Cet « éparpillement de la puissance » incite les différentes parties de la constitution à défendre leurs libertés lorsqu’ils les estiment menacées par les intentions du souverain, qu’il se présente sous les traits d’une personne individuelle ou collective (DDA 1835, 122 et 391). Au demeurant, les pluralistes considèrent que l’attachement aux coutumes, aux traditions, aux modes de vie ou aux pratiques propres aux divers groupes sociaux constitue le principal ressort de la liberté politique dans la société moderne. De leur point de vue, la multiplicité de centres de pouvoirs, dispersés dans l’ensemble de société civile, apparaît comme une « condition de la liberté », ainsi que l’affirme Judith Shklar (1998, 19).