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4. Le « beau spectacle »

4.3 Les origines romaines de l’ancienne constitution

La définition de Bolingbroke, observe Olivier Beaud, articule l’idéal du gouvernement mixte légué par la tradition romaine à la définition coutumière de la constitution formulée par les juristes et les publicistes anglais, dès les débuts du dix-septième siècle96. L’auteur de la Dissertation, rappelle Pocock (1998), conçoit la constitution anglaise comme un « gouvernement mixte ». Il s’agit d’après lui d’un régime politique « fondé sur le principe d’équilibre entre des parties indépendantes (1998, 164) ». Cette doctrine constitutionnelle, telle qu’elle a d’abord été formulée par la « tradition romaine », reprend la typologie des régimes d’abord élaborée par la pensée politique grecque. La monarchie est définie comme le gouvernement d’un seul, l’aristocratie comme celui où le pouvoir est détenu par un petit nombre, et la démocratie celle où il est détenu par un grand nombre. L’anacyclose décrite par Polybe dans l’Histoire révèle également qu’à l’image des Grecs, les Romains associent à ces trois régimes droits des régimes déviants97. Dans ces communautés politiques, le pouvoir est exercé afin d’assouvir les passions d’une ou plusieurs factions, plutôt que dans l’intérêt public.

95 « The defining contrast cound scarcely be sharper. A modern constitution is an act whereby a people frees itself

(or themselves) from custom and imposes a new form of association on itself by an act of will, reason and agreement. An ancient constitution, in contrast, is the recognition of how the people are already constituted by their assemblage of fundamental laws, institutions and customs » (Tully 1995, 60).

96 Voir Beaud (2003, 135). Dans Strange Multiplicity, Tully reconnaît explicitement les origines classiques de

l’ancienne constitution. Comme il l’écrit : « The Greek term for constitutional law, nomos, means both what is agreed to by the people and what is customary. When Cicero translated politeia as constitutio he used it to mean both the fundamenal laws that are established or laid down by the mythical lawgiver and the fitting or appropriate arrangement in accord with the preceding customary ways of the people » (Tully 1995, 60).

97 L’étude de la constitution romaine se trouve au livre 6, chapitres 3, 4 et 10 de l’Histoire de Polybe (2003). La

lecture de la tradition romaine qui suit dans les prochains paragraphes s’appuie surtout sur l’analyse de Nicholas Buttle (2001).

La constitution romaine, telle qu’elle se dessine dans les écrits de Polybe, sut interrompre le cycle de la corruption de la violence grâce à la combinaison des trois régimes politiques définis préalablement par les Grecs (Bellamy 1996, 440 ; Buttle 2001). Le gouvernement mixte édifié à Rome n’a pas été instauré par un législateur. Il s’était construit au fil de plusieurs décennies de guerres et de conflits qui s’étaient soldés par la formation d’une constitution stable et durable et qui avaient procuré la liberté politique à l’ensemble des citoyens. Buttle précise d’ailleurs que la tradition romaine envisage la citoyenneté comme un statut défini par des « droits », plutôt qu’une valeur morale qu’acquièrent les membres d’une communauté politique en participant activement à l’exercice du gouvernement98.

Comme l’Histoire le relate, la République romaine partage le pouvoir entre les consuls, le sénat et les assemblées populaires. Les premiers incarnent la composante monarchique au sein du régime, le second l’élément aristocratique et les troisièmes la partie démocratique. La distribution minutieuse des libertés et des obligations entre chacun de ces organes du corps politique – accomplie au gré du temps plutôt qu’à la suite d’une répartition initiale – permet donc un mode d’exercice du pouvoir exigeant leur coopération (consulter aussi Spitz 2003, 329- 330). Simultanément, chacune des parties peut modérer les ambitions des autres lorsque leurs projets représentent une menace à l’atteinte de leurs visées respectives. Dans ces circonstances, les pouvoirs des uns contrebalancent les projets portés par les passions des autres, et dont l’assouvissement risquerait de mener la communauté politique à sa perte. L’arrangement institutionnel de la République favorise ainsi la réalisation de l’intérêt public : en représentant les intérêts des principales composantes de la communauté politique au sein du processus

98 « For Aristotle, justice is pursued in the particular relations that individuals have to others : to their families,

friends, and their fellow citizens. The city, then, constitutes the horizon of moral concern for the citizen : deliberating about and acting to achieve the good of other citizens constitutes the content of virtue for Aristotle. This aristotelian interpretation of citizenship is not adopted in the Roman republican tradition. Firstly, in Roman thought citizenships was a matter of status rather than capacity (or traits of character) and of rights rather than worth. ‘Libertas’ Wirszubski writes, ‘signifies in the first place the status of the individual as such, whereas

civitas denotes primarly the status of the individual in relation to the community. Only a Roman citizen enjoys

all the rights… that constitue libertas’. Citizens, Cicero argues, are bound together in a community as of persons of equal status so that ‘legal rights at least must be equal amond those who libe as fellow-citizens in the same state’. A citizen, accordingly, was a person who enjoyed the status of freeman rather than slave and enjoyed this status by possessing legal rights, such as property rights, and civil and political rights » (Buttle 2001, 339- 340).

décisionnel, la constitution prévient l’assujettissement de l’une d’entre elles à la volonté d’une autre. En autres termes, le gouvernement mixte prévient la domination en empêchant que les gouvernants ne se transforment en factions, dont l’organisation des institutions politiques lui permet de s’asservir les gouvernés. L’intégration des diverses classes de citoyens réunis dans la République, auxquelles correspondent les différentes constitutions dans la tradition romaine, permet en somme de prévenir la chute du régime.

Comme on peut le lire chez Cicéron, qui partageait avec Polybe une même conception de la constitution, un gouvernement mixte promet de tenir en échec la corruption tant et aussi longtemps que les citoyens se prévalent de leurs libertés et qu’ils participent effectivement à l’exercice du pouvoir (Buttle 2001, 341-342). Pour le politique et écrivain romain, si la participation politique ne constitue pas une des pratiques par lesquelles les êtres humains réalisent leur nature inhérente et parviennent au bonheur, elle demeure toutefois indispensable à la préservation de la liberté politique. Si les membres de l’une ou l’autre des classes se détournent de la vie politique, le maintien de l’équilibre constitutionnel est nécessairement fragilisé. La voie s’ouvre alors aux individus ou aux factions qui souhaitent accroître leur puissance afin d’assouvir leurs désirs de gloire ou de richesse. S’ils espéraient tenir en échec la tyrannie, les citoyens devaient exercer les libertés et les obligations consenties à leurs classes par la loi. La durée de la République exigeait ainsi leur éducation à la vie civique. D’après Cicéron, la formation des citoyens devait s’appuyer sur les traditions politiques et les coutumes, sur lesquelles la République avait bâti sa puissance par le passé. Afin de ranimer la République en déclin à l’époque de Cicéron, les diverses parties du corps politique devaient se mettre en mouvement de nouveau. Le peuple, comme l’aristocratie, devait ainsi renouer avec les « anciennes coutumes », sur lesquelles Rome était fondée (Buttle 2001, 342).