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Une approche sociolinguistique de l’apprentissage social

disciplinaire et propositions théoriques

2.2. Propositions théoriques

2.2.3. Une approche sociolinguistique de l’apprentissage social

Auteur de ce constat en forme d’adage : « l’apprentissage de la langue est en

même temps apprentissage de la structure sociale », Bernstein précise :

Les formes de langage, qui dépendent de caractéristiques culturelles et non de caractéristiques individuelles, déterminent la possibilité, ou au contraire l’impossibilité, d’acquérir des compétences – à la fois intellectuelles et sociales – dont la possession conditionne la réussite scolaire et professionnelle.

Outre l’acquisition du capital culturel indispensable à cette réussite, les formes de langage conditionnent, selon l’expression déjà citée de J.C Chamboredon à propos des travaux de B. Bernstein « le mode de relation à l’autorité et aux normes ». On pressent ici l’intérêt de cette théorie dans l’étude du rapport que les détenus entretiennent avec le règlement pénitentiaire (et, de façon plus générale, avec la loi). Car si « le langage est

un guide pour introduire à la réalité sociale »222, il faut admettre qu’il a été, pour la

majorité d’entre eux, un bien mauvais guide : la connaissance de leurs niveaux de formation scolaire (cf : page 61) et de leurs situations professionnelles au moment de l’incarcération (page 62), nous ayant permis de nous représenter le degré de « réussite

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scolaire et professionnelle » auquel la plupart était parvenue, nous nous attacherons à

vérifier en quoi et comment, dans l’univers carcéral, le langage utilisé peut favoriser – ou au contraire contrarier – la compréhension et l’apprentissage de la norme.

Dans leur grande majorité, les détenus rencontrés formulent sur eux-mêmes un jugement conforme à celui que l’institution et par-delà, leur environnement social, a exprimé à leur encontre. Lorsqu’ils en contestent un aspect, c’est la conséquence pénale de leurs actes plutôt que la réalité de ceux-ci. Rares sont ceux qui s’insurgent contre le fait qu’on les identifie à leurs actes ; pour exemple : un dealer nie rarement sa culpabilité : il se reconnaît comme tel et exprime plutôt son étonnement ou sa contrariété devant la sévérité avec laquelle ses agissements sont sanctionnés. Il en va de même pour la majorité des condamnés pour des faits de violence, pour les voleurs, les auteurs d’infractions routières223.

« Ils m’ont mis quatre ans pour un trafic (n.d.r : de stupéfiants) et y’a des pointeurs qui s’en tirent pas plus mal. C’est normal ça, vous pensez ? Moi je dis qu’au tribunal, c’est des racistes. C’est tout »224

Ce témoignage fait écho au graffiti lu sur un mur de la cellule d’isolement disciplinaire :

« Les juges préfèrent les pointus parske nous on bèze l’Etat : si on trafik, c’est pour le fric »

De quoi rend compte cette pauvre rhétorique, sinon d’une tentative de masquer, au moyen d’une argumentation « libertaire », les causes personnelles et les conséquences sociales d’une carrière de délinquant, adoptée comme alternative à toute autre forme – inaccessible – d’insertion sociale ?

Sans nier la réalité de son infraction, le détenu met en évidence les déterminants qui ont dicté sa conduite, c’est-à-dire l’étroitesse de sa marge de manœuvre l’ayant conduit à la délinquance 225

223 Les auteurs de crimes sexuels campent plus généralement dans un déni, entretenu de façon de moins en

moins crédible au fur et à mesure que les progrès de l’instruction judiciaire les obligent à « avouer », à nommer les actes pour lesquels ils sont poursuivis, et finalement, à « se reconnaître » violeurs, pédophiles, parent incestueux… accédant enfin à ce moment de régularisation évoqué par P. Bourdieu.

224

Skender B .. Groupe de parole M.A Vesoul, printemps 2010.

225

Nicolas BOURGOIN, Le suicide en prison, Paris, éditions L’Harmattan, 1994, page 73 : « Ce

processus s’apparente à ce que G. Sykes et D. Matza ont appelé « la neutralisation ». Dans une logique rétrospective, le détenu accuse le destin ete fait apparaître son passage à la délinquance comme le produit d’un enchainement malheureux de circonstances défavorables ».

156 Cité par J.M Bessette, cet extrait de Woyzeck de G. Büchner paraphrase fidèlement la justification que la majorité des détenus donnent de leurs parcours de délinquants :

Mais si j’étais un monsieur, si j’avais un chapeau, une montre et un lorgnon et si je savais bien parler, je ne demanderais pas mieux d’être vertueux. Ça doit être une bien belle chose, la vertu, mais moi, je suis un pauvre diable ! 226

Les entretiens conduits au quartier disciplinaire ont été l’occasion de relever dans le discours des punis des éléments de langage, un vocabulaire empruntés à l’opinion courante pour parler de leur situation et de leurs parcours :

« Qu’est-ce que vous voulez ? on est entre voyous… »

« mais qu’est-ce qu’ils croivent ici ? Ils ont affaire à des taulards, faudrait pas oublier. »

« Y’a pas à se faire la misère entre nous, tout le monde a fait sa connerie et est en train de payer sa note. Si y’en avait un meilleur que les autres, il serait pas ici ».227

« Voyou », « taulard », « pas un meilleur que les autres » : de toute évidence, les détenus se sont appropriés l’image que l’étiquetage pénitentiaire – et avant lui, « l’opinion publique » d’un village, d’un quartier, d’un foyer – leur a imposée ; si certains la revendiquent (« on est entre voyous » peut s’entendre comme la revendication d’une appartenance à un groupe conférant, dans une certaine sous-culture, une identité sociale valorisante), d’autres la mettent en avant dans l’espoir d’en tirer quelque mansuétude : « ils ont affaire à des taulards, faudrait pas oublier », est avancé ici pour expliquer le côté inopérant de la sanction disciplinaire, qu’en conséquence… il serait judicieux d’adoucir !

Dans tous les cas, l’usage de ces mots a priori stigmatisants, exprime précisément – même si c’est de façon paradoxale – un refus de la stigmatisation : on y perçoit en effet une sorte d’autodérision, en même temps qu’une certaine forfanterie qui en inversent le sens. En assumant une appartenance à un groupe ostracisé, le détenu qui dit « nous les

voyous » souligne avec ironie l’incongruité qu’il y a à désigner par un seul terme

générique une population pénale de plus de 60 000 prisonniers. Peut-être met-il

226

Jean-Michel BESSETTE, Sociologie du Crime, déjà cité, page 79.

157 également en cause cette façon de le réduire à son seul statut de détenu et d’oublier tout ce qui, dans sa personne et son parcours, échappe à la sanction pénale :

« Tes problèmes personnels, la famille, tout ça : le boulot, les ennuis d’argent… ça compte pas. Pour le procureur, t’es qu’un voyou… »

Le sentiment d’impuissance à se justifier ressenti au tribunal est réactivé à l’identique devant la commission de discipline :

« Quand ils ont eu besoin de moi pour les cuisines, c’était tout de suite : on m’a appelé l’après-midi, ils m’ont dit « tu commences ce soir ». Ils avaient personne d’autre pour ce poste, alors ils étaient bien contents de me trouver. Et là, maintenant qu’on est trois et qu’il y a F…. qui est cuisinier professionnel, pour 2 bananes (n.d.r : prélevées sur le surplus pour une consommation personnelle) , ils me déclassent et me parlent de transfert. Pour moi, c’était pas voler. J’suis dégouté… »

« J’ai pris cinq jours (n.d.r : de mitard) parce qu’on causait par la fenêtre de la cellule avec un copain qu’était à l’étage en dessous. Moi, je savais même pas que c’était interdit »228

Nous sommes ici clairement confrontés à la question de la compréhension de la norme. Aucun de ces deux détenus n’ayant compris le caractère prescriptif du règlement intérieur, n’a été en mesure d’en saisir la portée impérative. « Je prends les bananes parce que j’aime ces fruits, je parle à mon copain parce que j’ai quelque chose à lui dire » : que ces agissements entrent en contradiction avec l’article D.249-2 du code procédure pénale (« commettre des vols ou toute autre atteinte à la propriété d’autrui » et « provoquer un tapage de nature à troubler l’ordre de la détention ») semble se situer hors de leurs réseaux cognitifs.

Le parallèle pouvant être établi entre la compréhension du règlement pénitentiaire par le détenu (ceci valant particulièrement pour les jeunes détenus, faisant en maison d’arrêt une première expérience carcérale) et l’exemple du rapport qu’un enfant entretient avec l’autorité parentale, proposé par Bernstein, vient éclairer le caractère « heuristique » du langage souligné par Sapir229 : de la forme de langage employé, dépendent la compréhension et l’interprétation des situations dans lesquelles on se trouve.

228

Entretiens au quartier disciplinaire, mai 2008 et septembre 2009.

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Quand une mère des classes supérieures dit à son enfant ; « chéri, il vaudrait mieux que tu fasses moins de bruit », l’enfant tend à obéir, parce qu’en de précédentes occasions, sa désobéissance a entrainé l’expression d’un mécontentement, ou peut-être d’autres sanctions. Dans cette phrase, les mots-clés auxquels l’enfant répond sont « mieux » et « moins », parce qu’il a appris à être sensible à ce genre de phrase (…) Pour lui, les mots « mieux » et « moins » utilisés dans cette situation constituent des termes qu’il peut traduire directement pour leur donner une réponse immédiate. Inversement, pour l’enfant d’une famille de manœuvre, cet énoncé ne contient pas de termes exigeant impérativement l’obéissance, « tais-toi » étant sans doute une formule plus appropriée 230

.

S’il est hasardeux de comparer l’administration pénitentiaire à une mère (fut-elle « de classe supérieure » !) et, dans une moindre mesure les détenus (tous majeurs) à « des enfants », la transposition de cet exemple dans l’enceinte de la maison d’arrêt permet de suggérer que le règlement, tel qu’il est proposé dans sa forme administrative, ne peut être compris que par les détenus ayant fait ailleurs l’apprentissage de l’autorité (au cours d’une précédente incarcération ou à l’occasion d’une expérience professionnelle, par exemple dans un travail en équipe s’effectuant dans une organisation hiérarchique). Ceux-là peuvent être désignés comme « enfants de classe supérieure » en cela qu’ils sont en mesure de comprendre l’injonction « il vaudrait mieux que tu fasses moins de

bruit ». Les autres ne la comprendront que lorsqu’elle s’imposera sous la forme plus

brutale (« tais-toi ! ») d’un séjour au mitard : ne comprenant pas l’avertissement du règlement, ils n’ont aucune chance d’éviter la sanction.

Ce parallèle implique cependant de préciser que si l’on peut poser qu’ils « ne comprennent pas » le règlement, c’est le sens de « connaître », « d’accepter » qu’il faut alors donner à ce verbe :

« Ils sont complètement fous ici, ou quoi ? Le surveillant me met un rapport parce qu’on écoutait de la musique, l’autre soir avec mon copain. J’ai pas voulu baisser [n.d.r : le volume sonore], c’est vrai et alors ? On passait un bon moment, y’avait que nous dans la cellule et il était pas trois heures du matin non plus »

« J’ai pété les plombs, c’est vrai, quand ils n’ont pas voulu me laisser rentrer les clopes que ma mère m’avait données pendant ma perm’. Du coup, le ton a monté et je l’ai insulté [n.d.r : le surveillant] mais aussi, je pouvais pas le savoir que c’était interdit, moi »

159 Dans ces deux exemples, soit le détenu ne comprend pas la raison, ne reconnaît pas le bien-fondé de la consigne qui lui est donnée (dans le premier cas: faire cesser un trouble sonore qui indispose – ou peut indisposer – les occupants des autres cellules), soit il n’a jamais eu l’occasion de s’intéresser au règlement et argue de sa méconnaissance de celui-ci pour justifier son acte : dans les deux cas, on peut imaginer que rien dans leur éducation ne les a prédisposés à « comprendre » (« connaître », « accepter ») les contraintes de la vie collective : ne pas incommoder ses voisins, se renseigner sur les conditions d’exercice d’un droit avant de le revendiquer comme acquis… Ou qu’ils se sont affranchis, au cours d’une socialisation secondaire déviante, de ce que cette éducation leur recommandait en la matière. D’où cette justification récurrente devant la commission de discipline : « je ne savais pas que c’était interdit », dont les accents sincères ne la rendent pas moins irrecevable pour les représentants de l’administration : pour ces derniers, le règlement intérieur est précis, détaillé et mis à la disposition de chacun – agents et détenus :

« Le règlement intérieur peut être consulté à tout moment, soit à la bibliothèque, soit en le demandant aux surveillants qui disposent d’un exemplaire dans le poste des agents de détention »231

Les conditions d’accès à ce document, autant que sa compréhension par ceux auxquels il s’adresse, renvoient à deux préoccupations, l’une plus souvent exprimée par la sociologie des organisations (l’accès à l’information), la seconde propre à la sociolinguistique:

Ce problème (de la communication « pédagogique ») se ramène invariablement à une question sociale découlant d’une communication indifférenciée à destination de publics hétérogènes, sous l’angle des ressources requises pour satisfaire aux critères d’une « bonne » réception 232

.

On peut à ce propos se demander pour qui écrit le chef d’établissement occupé à rédiger une mise à jour du règlement intérieur : transmis pour avis au juge de l’application des peines, ce document sera soumis à l’approbation du directeur régional des services pénitentiaires avant envoi au préfet du département. Pour satisfaire à toutes ces appréciations, le rédacteur aura à cœur de multiplier les références légales et

231 Entretien du 25 février 2009 avec la 1ère surveillante.

232 Stéphane OLIVESI, La communication selon Bourdieu, jeu social et en jeux de société, Paris, L’Harmattan,

160 règlementaires, dans un style administratif imposé dont l’aridité donnera à sa production les accents d’une langue étrangère à la plupart de ses véritables destinataires : les détenus.

Le style est en ce cas un élément de l’appareil (…), par lequel le langage vise à produire et à imposer la représentation de sa propre importance et contribue ainsi à assurer sa propre crédibilité 233.

Pour la majorité d’entre eux (ou plus exactement : pour la petite minorité pouvant manifester un quelconque intérêt pour cet écrit), le risque est grand que ce style constitue une difficulté particulière de compréhension des consignes édictées. Le niveau scolaire de la plupart d’entre eux (cf : page 61 ; pour rappel 78% du panel étudié pendant la période 2005-2009 ne sont titulaires d’aucun diplôme scolaire) ne leur permettra tout simplement pas de s’y intéresser. Ce qui amène le professeur des écoles intervenant à l’établissement à faire cette proposition :

« Je crois tout simplement que pour la plupart, le règlement dans la forme sous laquelle il leur est proposé, ne veut rien dire. Il faudrait imaginer autre chose : une information sous forme de logos, un peu comme la signalisation routière, concernant des points précis. Ou pourquoi pas ? Une version en bande dessinée ! »234

Cette suggestion suffirait-elle à lever le « malentendu linguistique »235qui marque les échanges relatifs aux consignes disciplinaires entre surveillants et surveillés ? On a vu, par exemple, comment l’appréciation du volume sonore auquel de jeunes détenus écoutaient un CD de rap pouvait différer entre le surveillant établissant un rapport au motif que ceux-ci causaient « un tapage de nature à troubler l’ordre de l’établissement » et les intéressés, reconnaissant qu’ils avaient mis « un peu fort », mais estimant que « c’était normal ». Tandis que l’un entend un bruit insupportable, les seconds écoutent leur musique préférée au niveau sonore qui leur semble normal pour apprécier ce genre de chansons.

Deux « normalités » s’affrontent ici pour produire la différence d’appréciation qui conduit à l’établissement d’un rapport d’incident disciplinaire. Les explications des

233

Pierre BOURDIEU, Ce que parler veut dire, Paris, éditions Fayard, 1982, page 74.

234 Entretien avec le R.L.E (professeur des écoles intervenant à la maison d’arrêt) ; 3 décembre 2009. 235 On doit cette expression à Pierre BOURDIEU, Jean-Claude PASSERON et Michel de SAINT

161 détenus qui arguent de leur bonne foi (au moyen d’arguments tout à fait pertinents en certains lieux de « l’extérieur », mais totalement irrecevables au sein de la collectivité pénitentiaire) ne peuvent être retenues par le surveillant qui a pour lui la force de son autorité professionnelle. Celle-ci vient valider les dispositions socialement façonnées (lesquelles renvoient aux conceptions du normal et de l’acceptable) concernant le volume sonore auquel il convient d’écouter de la musique.

« Les rapports de communication que sont les échanges linguistiques sont aussi des rapports de pouvoir symbolique où s’actualisent les rapports de force entre locuteurs »236

L’opposition des codes culturels en présence trouve son expression dans les codes linguistiques – tels que théorisés par B. Bernstein – auxquels ont recours les protagonistes : tandis que le surveillant s’en tient au code restreint du discours règlementaire (oui/ non, autorisé/ interdit…), celui-ci le protégeant de toute digression susceptible de l’amener à fléchir dans l’application de la règle, les détenus sanctionnés recourent au code, lui aussi restreint, de leur culture (de la rue, de quartier…), dont le style et le vocabulaire – proches du rap qui le véhicule – est évidemment inopérant en la circonstance !

Autrement dit, plus le marché est officiel, c’est-à-dire pratiquement conforme aux normes de la langue légitime, plus il est dominé par les dominants, c’est-à-dire par les détenteurs de la compétence légitime, autorisés à parler avec autorité. La compétence linguistique n’est pas une simple capacité technique mais une capacité statutaire qui s’accompagne le plus souvent de la capacité technique, ne serait-ce que parce qu’elle en commande l’acquisition par l’effet de l’assignation statutaire 237.

D’où l’on retire que la seule parole légitime est celle des sphères dirigeantes de l’institution : c’est elle que les surveillants répètent lorsqu’ils ne sont pas en situation d’opter pour le « traitement interpersonnel » précédemment évoqué (cf : page 99). C’est elle qui s’exprime habituellement sur les conditions de détention, le « malaise des prisons » et qui seule, au final, en tant qu’expression de l’appareil (dont le législateur, les responsables ministériels et de la haute fonction publique en charge de l’activité pénitentiaire constituent les principaux rouages) peut opérer les choix – budgétaires,

236

Ce que parler veut dire, déjà cité, page 14.

162 immobiliers, organisationnels, règlementaires… – contribuant à définir un mode de vie intra-muros qu’aucun de ces acteurs ne connaît par expérience. C’est pourtant cette expérience, vécue par les détenus sous l’effet de représentations et d’impositions multiples, qui recèle la part de connaissance essentielle du « fait prison ».