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Contrôle formel et informel : les injonctions paradoxales de la détention

disciplinaire et propositions théoriques

2.2. Propositions théoriques

2.2.1. Contrôle formel et informel : les injonctions paradoxales de la détention

L’injonction paradoxale, telle que théorisée par l’anthropologue Grégory Bateson216trouve une illustration massivement vérifiée en milieu carcéral : nommée aussi « double contrainte » (de l’anglais double bind= double lien), elle désigne la situation dans laquelle un individu se trouve soumis à deux obligations contradictoires qui, de façon implicite ou explicite, s’interdisent de fait mutuellement.

Exemple 1. Extrait du procès-verbal de la commission disciplinaire du 5/04/2006 : – Exposé des faits par le surveillant : Ce jour, le 31 mars à 9h30, lors de la fouille de la

cellule, j’ai trouvé dissimulé dans votre oreiller un portable, ainsi que son chargeur caché dans l’autre oreiller (…)

– Explication du détenu : [ce téléphone] ne m’appartient pas, on m’a mis des pressions

pour que je le garde une nuit, ensuite je n’ai pas pu le rendre. J’ai accepté de prendre le téléphone pour être bien vu au sein de la détention (…).

La faute, caractérisée de premier degré (« en l’espèce, détenir tous objets ou substances

dangereux pour la sécurité de l’établissement ») vaut à Jim une sanction de 30 jours de

cellule disciplinaire. Elle est ainsi motivée :

– C… a commis une infraction disciplinaire prévue par l’article D.249-1 alinéa 3 du CPP. Un portable a été trouvé dans [son] oreiller. Il reconnaît les faits et savait que c’était grave et interdit. Ses explications concernant les pressions qu’il subissait pour le garder sont difficiles à croire sans que l’intéressé n’en tire un quelconque bénéfice (…).

Exemple 2. Procès-verbal de la commission du 25/05/2007 :

– Exposé des faits par le surveillant : Ce jour, lors du retour du détenu B… 6039, celui-

ci a tenté de dissimuler un produit stupéfiant lors de la fouille à corps (…).

– Explication du détenu : B… a essayé de rentrer du haschich (…) Il sait que c’est

interdit mais il a pris le risque tout de même (…) Il précise que cette substance était pour sa propre consommation. Il n’y a pas de trafic au sein de l’établissement.

216 Gregory BATESON (1904-1980), chercheur anglo-américain. Se consacrant d’abord à la zoologie, il

effectue un 1er voyage aux Galapagos en 1924, à l’issue duquel il choisira d’étudier l’anthropologie. De 1927 à 1930, il se rend en Indonésie, chez les Bainings, puis chez les Latmuls de Nouvelle Guinée, d’où il ramènera les premiers éléments de sa théorie de la dynamique de l’équilibre social et de la schismogénèse. En 1935, il épouse Margaret Mead, avec laquelle il effectue la même année un séjour à Bali. A la tête d’un groupe de recherche pluridisciplinaire qui donnera naissance à l’Ecole de Palo Alto dans les années 50, il se consacrera plus particulièrement à l’étude des mécanismes de communication dans les systèmes (« Théorie systémique »).

148 12 jours de mitard dont 7 avec sursis pour une faute également répertoriée de premier degré (la possession de haschich, comme l’utilisation d’un téléphone portable relève du même article D. 249 alinéa 1, relatif à la détention de « tous objets ou substances dangereux… »). Doit-il la relative mansuétude de sa sanction au fait d’avoir donné acte aux responsables de la maison d’arrêt qu’il n’y avait pas de trafic en son sein (cette affirmation pouvant porter le message subliminal qu’ils remplissent au mieux leur mission et que l’établissement est « bien tenu »?). Jim au contraire, en justifiant sa faute par son souhait « d’être bien vu au sein de la détention », a affirmé la prééminence d’une autorité informelle supérieure : celle du groupe de ses codétenus qui, en l’occurrence, lui parait plus redoutable que le règlement intérieur « officiel ». Cette affirmation, dans sa naïveté même, ne peut être entendue comme sincère, tant elle éclaire la concurrence insupportable pour tout détenteur d’un pouvoir hiérarchique, d’un code s’imposant – au moyen d’un contrôle informel des acteurs – aux principes institutionnels (et de ce fait, logiquement dominants).

Dans ces deux exemples, non seulement les détenus sanctionnés ont dû résoudre ce qui se pose d’abord comme un simple dilemme : respecter ou transgresser le règlement en fonction d’un calcul d’intérêt judicieux, choisir entre le gain immédiat de la satisfaction d’un désir (téléphoner, fumer du haschich…) et celui, à moyen terme, que procure la réputation de prisonnier docile (octroi d’un emploi carcéral, réductions et aménagements de peine …). Mais ce dilemme, qu’il se pose sur le plan moral ou stratégique, se trouve aussitôt compliqué par un troisième item : l’impossibilité égale de désobéir à l’une ou l’autre des « autorités » en présence.

Désobéir au règlement revient à prendre le risque de l’isolement disciplinaire, tandis que se désolidariser du groupe de ses codétenus implique de subir la mise à l’écart, l’ostracisme, voire la violence physique en guise de représailles…

« Quand il y en a un qui ne demande plus à sortir de sa cellule, qui refuse la promenade et fait des difficultés pour les douches, on se dit : tiens, y’a du règlement de compte dans l’air… On fait attention, on essaye d’être un peu plus attentifs et de savoir avec lequel il a un problème »217

Le détenu fait in situ l’apprentissage des rapports complexes et ici contradictoires entre la norme et la loi ; car c’est bien entre la légalité du règlement et la normalité de son

149 appartenance au groupe qu’il doit faire son choix : désigner, par son comportement, en paroles et en actes, l’autorité dont il reconnaît la prééminence.

La réflexion de Canguilhem sur le normal et le pathologique peut être utilement convoquée ici, tant elle dépasse le seul champ médical dans lequel il l’a élaborée218

: en soulignant la pluralité de sens du mot « normal », le philosophe différencie « ce qui est

tel qu’il doit être » (dans le champ qui nous préoccupe, le détenu doit normalement

obéir au règlement) de ce qui constitue la moyenne des situations observables (la quasi- totalité des détenus, à un moment ou à un autre, transgressent ce règlement). Le mot « normal » ne peut donc revêtir la même signification dans la bouche d’un détenu et dans celle d’un surveillant :

« Oui, on a mis la musique un peu fort, mais on est jeune, c’est normal » s’oppose à

l’appréciation du gradé qui utilise pourtant le même terme « ils ont fait le bordel toute

la nuit ; ils s’expliqueront en commission de discipline. Normal ». Pour Canguilhem, le

mot doit son caractère équivoque à sa dualité de sens qui désigne « à la fois un fait et

une valeur attribuée à ce fait ». Résultat d’une activité normative (le règlement), le

normal pénitentiaire est vérifié, pour le surveillant, par la soumission à la discipline collective, tandis qu’il implique, chez les détenus, de se soustraire à celle-ci pour s’affirmer comme membre à part entière de la collectivité carcérale :

Le normal n’est pas un concept statique ou pacifique (descriptif, pourrait-on dire aussi), mais un concept dynamique et polémique 219

La force d’imposition du droit faiblit à l’intérieur des murs de la maison d’arrêt (comme à l’extérieur, dans certains quartiers réputés de « non-droit »), au profit de normes et valeurs propre à la microsociété carcérale : si le règlement interdit de se livrer à un quelconque échange désigné comme trafic, s’il prohibe la violence entre détenus, un code implicite impose, lui, de ne pas refuser de partager sa réserve de « dope » avec un codétenu dans le besoin (ce partage pouvant prendre la forme d’un don attendant son contre-don, ou plus couramment d’un échange commercial à un tarif plutôt onéreux) et

218

Georges CANGUILHEM, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1979.

150 de ne jamais dénoncer quiconque ayant réglé ses problèmes « d’homme à homme » avec un codétenu.

On reconnaît dans cette tradition pénitentiaire l’expression d’une solidarité mécanique liant des individus autour de valeurs communes spécifiques, excluant tout excès d’individualisme qui menacerait la cohésion du groupe : l’adhésion à ces valeurs est d’ailleurs favorisée par des considérations morales courantes selon lesquelles il n’est

pas bien de dénoncer son prochain, tandis qu’il est bien de partager et de s’entraider.

Cette situation cornélienne ainsi créée semble surtout réservée aux plus jeunes et à ceux qui font leur première expérience de la prison. Elle s’établit dès les premiers jours suivant leur arrivée à la maison d’arrêt, par les gages que le groupe va leur demander (partager une cantine, faire passer un message au parloir, participer à la récupération d’un « parachutage » de l’extérieur…); elle peut être comprise comme un rite de passage – ou d’initiation – dont on trouve l’illustration dans certaines procédures disciplinaires :

« T… explique qu’il a un comportement exemplaire, c’est la première fois qu’il tombe en prison. Quelqu’un lui a remis un objet pour le remettre à un autre détenu qui jouait au foot. Quand il s’est fait appeler, il a remis l’objet à son codétenu H… T… précise qu’il ne se drogue pas, on peut d’ailleurs faire des analyses. Ces faits vont lui servir de leçon et ne se reproduiront jamais. T… précise qu’il ne peut pas donner le nom de la personne qui lui a remis cet objet car il ne veut pas d’histoires »220

Y échappent les récidivistes de l’enfermement pouvant faire spontanément état de leur bonne connaissance des codes en vigueur. Cette expérience, surtout lorsqu’elle est confortée par une constitution physique propre à dissuader toute velléité agressive, permet aux « anciens » de se soustraire aux injonctions paradoxales de la détention et de bénéficier à la fois de la confiance (relative) des surveillants et du respect des petits caïds. Ce qui leur permet de dire, comme ce détenu déjà cité (cf : note de bas de page 139) :

« Moi, j’ai 8 mois à faire. Cette fois, j’ai bien l’intention de prendre tout ce qui est possible : les réductions de peine, les permissions de sortie… je vais pas me prendre la tête avec qui que ce soit ici »

151 … sans encourir le risque d’être désignés comme « balances » (ce terme qui désignait initialement celui qui avait dénoncé un codétenu, pouvant nommer dans certaines occasions et par extension, toute marque de collaboration avec le personnel de surveillance).

L’étude du panel de détenus convoqués devant la commission de discipline au cours des cinq années de ma recherche, permet d’identifier trois groupes distincts de détenus sanctionnés, correspondant à 3 réactions « types » possibles à leur mise en cause : – ceux qui reconnaissent leurs fautes, en assument les conséquences en exprimant leur

acceptation de la sanction (qu’ils tentent le plus souvent d’adoucir en présentant leurs excuses aux membres de la commission).

– ceux qui nient leur culpabilité ou se hasardent à l’expliquer par une méconnaissance du règlement, une erreur de jugement du surveillant ou l’implication d’un tiers dans la situation qui les a conduits à la transgression qui leur est reprochée.

– ceux qui refusent de collaborer à la procédure, se murent dans le silence ou adoptent une attitude de défi.

Ces réactions peuvent être appréhendées comme autant d’expressions du degré d’adhésion du détenu concerné à la norme exprimée par le règlement ; les représentants de chacune des catégories citées ayant alors transgressé la règle :

– soit par calcul, par recherche d’un gain lié à leur désobéissance (auquel ils renoncent, une fois connus leurs agissements).

– soit par ignorance des directives (que cette explication corresponde à la réalité ou soit avancée dans le but de préserver leur réputation de détenu « modèle », en dépit de ce qui leur est reproché).

152

Avoue, reconnaît sa faute regrette, présente des excuses.

Nie, tergiverse, évoque les circonstances, la responsabilité d’un tiers ou la méconnaissance du règlement

Assume, revendique sa faute et/ou refuse de collaborer à la procédure

98 (= 35,5 %) 131 (= 47,5%) 47 (= 17%)

Tableau 22 : Classification des réactions consignées dans les procédures disciplinaires

(rappel : le panel est constitué de 276 fiches pour la période 2005-2009)