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La prison vue comme une M.J.C : « maison des jeunes condamnés »

Portrait sociologique de la population pénale

1.1. Portrait de groupe, hommes seuls

1.1.1 La prison vue comme une M.J.C : « maison des jeunes condamnés »

Les premiers portraits de détenus proposés en préambule ne reflètent rien d’autre – par-delà l’aspect spectaculaire de ces rencontres au quartier disciplinaire – que la banalité du quotidien pénitentiaire. En cela, ils proposent à la curiosité du chercheur un profil particulièrement représentatif de la population pénale contemporaine : celui d’un homme jeune qui, sans présenter l’ensemble des stigmates de la désaffiliation, a le plus souvent été incarcéré au terme d’un parcours social marqué par une expérience familiale douloureuse, par l’échec scolaire et une insertion professionnelle problématique. Ce que Philippe Combessie souligne en ces termes dans une étude nationale du « profil sociologique des détenus » :

On trouve, dans les prisons françaises, une très forte majorité d’hommes, relativement jeunes, pauvres, aux liens familiaux plus souvent distendus que dans le reste de la population, issus de milieu modeste et fréquemment sans emploi au moment de l’incarcération, d’un niveau scolaire inférieur à la moyenne ; ils sont surtout de nationalité française, mais la proportion d’étrangers est importante. La tendance la plus visible est un certain vieillissement de la population incarcérée ; pour le reste, les caractéristiques semblent assez stables depuis plusieurs décennies.83

Ce que nous confirmeraient probablement des histoires de vie consacrées à chacun, nous en trouvons l’expression dans l’étude statistique des 119 fiches d’écrou établies en 2005 par le greffe de la maison d’arrêt et présentées ici comme la « photo de groupe » de la population pénale, telle que rencontrée au début de la recherche.

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Tableau 6: Pyramide des âges

Répartition par âges des 119 personnes écrouées à M.A Vesoul en 2005.

16,20% 6,72% 58,70% 87,39% 25,10% 5,88% 0,00% 10,00% 20,00% 30,00% 40,00% 50,00% 60,00% 70,00% 80,00% 90,00%

- de 20 ans [20 - 64 ans] + de 60 ans

Population française 2005 Maison d'arrêt de Vesoul

Tableau 7 : Pyramide des âges comparés

Répartition comparée de la population française et de la population pénale à Vesoul en 2005

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Tableau 8 : Situations matrimoniales

Situations matrimoniales déclarées par les 119 personnes écrouées en 2005

36,70% 73,95% 48,20% 15,97% 7,80% 0,84% 7,30% 9,24% 0,00% 10,00% 20,00% 30,00% 40,00% 50,00% 60,00% 70,00% 80,00%

Célibataires Mariés Veufs Divorcés

Population française 2005 Maison d'arrêt de Vesoul

Tableau 9 : Situations matrimoniales comparées

Situations matrimoniales comparées de la population française et de la population pénale à Vesoul en 2005

69 Les situations relevées par le greffe de l’établissement lors des formalités de « mise sous écrou » le sont sur la base des déclarations des détenus « arrivants ». Aussi doivent-elles être abordées avec l’idée que les désignations sont aléatoires et les mots parfois trompeurs, surtout lorsqu’ils ressortent d’un vocabulaire administratif destiné à permettre l’étiquetage d’un état civil dont les intéressés peuvent avoir d’autres représentations : ainsi, un jeune garçon peut déclarer une vie maritale bien que ne vivant pas au même domicile que son amie, afin que soit prise en compte sa situation sentimentale (parce qu’il pense valoriser ainsi l’image de leur relation et favoriser l’obtention d’un permis de visite pour sa petite amie). A contrario, il peut s’affirmer célibataire parce qu’il vient de rompre récemment avec une femme dont il a un enfant dont il n’entend pas assumer la responsabilité. Un homme en état de séparation peut se déclarer marié dans l’attente du jugement de divorce ; un détenu marié peut se dire séparé en anticipant la rupture de son couple découlant de sa situation pénale.

On peut reconnaître dans ces distorsions entre « le mot et la chose » l’expression de ces « dissonances culturelles » évoquées par Bernard Lahire84, qui soulignent combien les réalités individuelles, socialement produites, peuvent conduire le sociologue à s’intéresser à la psychologie des agents chez qui ces dissonances se révèlent (sans pour autant s’affranchir de la consigne durkheimienne : « expliquer le social par le

social » !).

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Tableau 10: Parentalité

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La détérioration des liens affectifs et familiaux fait, la plupart du temps, intrinsèquement partie de la sanction pénale.

Ce constat de M. Vacheret85 affecte de façon accrue les parents détenus (soulignons

que notre panel vésulien présente, pour ce qui concerne la parentalité, une grande similitude avec les résultats d’une enquête nationale publiée en 2005 par l’Observatoire International des Prisons (O.I.P), selon laquelle « six détenus sur dix ont des enfants »86 : à la même date, près de cinq détenus sur dix écroués à Vesoul sont pères d’au moins un enfant).

De toutes les ruptures provoquées par l’incarcération, celle du lien paternel est pour beaucoup, la plus difficile à assumer :

« Si j’étais tout seul, je dirais rien. Je ferais ma peine plus facilement, c’est sûr. Mais là, quand je pense à mes gosses… Oh non, ils ont pas mérité ça »87.

Les réactions diffèrent quant à l’aménagement de la relation nouvelle qu’il va falloir instituer « par-delà les murs » : si certains réclament la mise en œuvre immédiate d’un droit de visite leur permettant de rencontrer leur(s) enfant(s), d’autres refusent catégoriquement l’idée de leur imposer l’épreuve du parloir :

« Je veux pas qu’ils me voient ici. Ils n’ont rien à faire dans une prison, eux »88.

Quel que soit le souhait exprimé quant aux visites, la grande majorité des pères incarcérés sollicitent des nouvelles. Y compris, au risque d’être incompris d’une ancienne compagne, lorsque la rupture du lien familial est antérieure à l’incarcération. Comme si cette dernière ravivait des sentiments, ou une disponibilité qui s’étaient délités dans un mode de vie dans lequel l’enfant n’avait pas sa place : le temps de détention, par sa lenteur et le « retrait du monde » qu’il impose, devient pour les pères celui où il est possible de s’attarder devant une photo, d’écrire une lettre, d’attendre une réponse… C’est le temps de l’introspection où l’on se découvre « mauvais père », où l’on doit reconnaître « n’avoir pas assuré ». Un temps de projets compensatoires et de

85

M. VACHERET, Les visites familiales privées au Canada, entre réinsertion et contrôle accru, in « Champ pénal », janvier 2005.

86 O.I.P, Les conditions de détention en France, Paris, éditions La Découverte, 2005, page 181. 87

Entretien du 20juin 2008.

72 promesses destinés à rassurer les enfants sur une capacité commune et future à rattraper le temps perdu. Un temps d’idéalisation menant parfois aux pires déconvenues, lorsque l’autre parent ne peut accepter l’idée d’expliquer à ses enfants que leur père est en prison. Les lettres écrites en cellule reviennent alors à leur expéditeur avec la mention « refusée par le destinataire » ou « n’habite plus à l’adresse indiquée ».

En sus de leur affaire pénale, la situation familiale de nombreux pères détenus est source de nouvelles procédures : on écrit aux services sociaux, à son avocat, au juge des enfants, à celui des affaires familiales, en espérant cette fois être entendu dans sa demande. Ce qui est finalement impossible, nulle autorité ne pouvant imposer d’entrer dans un établissement pénitentiaire à quiconque ne faisant pas l’objet d’une condamnation.

La situation des pères condamnés pour des violences familiales – et particulièrement lorsqu’il s’agit de violences sexuelles – est pire encore, pour lesquels les faits commis signent une rupture définitive appelée à durer au-delà de la parenthèse carcérale.

Pour les autres, ceux qui peuvent se réjouir de rencontrer leurs fils ou leurs filles au parloir, la précarité de cette possibilité est elle aussi source d’inquiétude : un transfert administratif ou disciplinaire, une suspension soudaine du droit de visite décidée par un magistrat instructeur, peuvent à tout moment remettre en question le lien maintenu. Pour toutes ces raisons, dans les particularités mêmes de chaque situation, cet aspect familial de la condition pénitentiaire intervient dans le sujet qui nous préoccupe. Ne serait-ce que par la violence du sentiment de perte de quelque chose de précieux qui place parfois la personne détenue dans un état d’exaspération ou de désarroi pouvant trouver son expression dans des actes d’une violence tournée, selon les circonstances et les dispositions psychologiques, contre son entourage (menaces, insultes, agressions) ou contre elle-même (automutilations, tentatives de suicide…).

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Tableau 11 : Niveaux de formation scolaire

Niveaux scolaires (déclarés) des 119 personnes écrouées en 2005.

11,00% 21,85% 7,00% 27,73% 17,00% 39,50% 23,00% 9,24% 42,00% 1,68% 0,00% 5,00% 10,00% 15,00% 20,00% 25,00% 30,00% 35,00% 40,00% 45,00%

Sans diplôme Brevet des collèges CAP/BEP Baccalauréat Etudes supérieures

Population française 2005 Maison d'arrêt de Vesoul

Tableau 12 : Niveaux de formation scolaire comparés

Niveaux scolaires comparés de la population française et de la population pénale à Vesoul en 2005

74 « Chaque enfant qu’on enseigne est un homme qu’on gagne

Quatre-vingt-dix voleurs sur cent qui sont au bagne Ne sont jamais allés à l’école un jour

Et ne savent pas lire et signent d’une croix

C’est dans cette ombre-là qu’ils ont trouvé le crime L’ignorance est la nuit qui commence l’abîme Où rampe la raison, l’honnêteté périt »

Victor Hugo - « Ecrit après la visite d’un bagne », 1853.

Les quatre-vingt-dix détenus sur cent de ce panel ne sont pas au bagne, mais ils n’ont pas eu accès aux études supérieures. Pour un cinquième d’entre eux (illettrés + niveau primaire, soit près de 22 %), l’écrit est une terra incognita, un outil dont l’ignorance les prédispose à être des hommes du geste89

, ne disposant que de cartes bien médiocres pour s’assurer une insertion socioprofessionnelle satisfaisante dans notre société de l’écrit et de l’écran.

Les niveaux déclarés, non attestés par un diplôme, doivent tout autant que les renseignements d’état civil, être appréhendés avec circonspection : ils peuvent n’attester que d’une scolarité subie dont l’intéressé n’a retiré aucun bénéfice en termes d’apprentissage élémentaire. Ou encore, de la seule crainte du jugement auquel on s’expose en avouant son illettrisme.

Au final, l’addition des catégories d’entrants ne justifiant d’aucunes compétences scolaires ou d’apprentissage professionnel représente 65, 5 % des détenus écroués en 2005. Ce qui confirme, dix ans plus tard, le résultat d’une enquête nationale menée par l’administration pénitentiaire dans 33 maisons d’arrêt90, au cours de l’année scolaire

1995-96 auprès de 10 894 détenus « entrants » :

Plus de la moitié des personnes détenues entrant dans les prisons françaises sont sans diplôme ni qualification professionnelle et parmi elles se trouve un pourcentage élevé d’illettrés.

Le même rapport relevait que « si 74 % d’entre eux se révèlent capables d’oralisation

de mots courts, simples, fréquents, ils ne sont que 46, 4 % à pouvoir procéder à la lecture intégrale et à la compréhension d’un texte narratif »

89

Au sens que J.Michel BESSETTE donne à cette expression dans Sociologie du Crime, P.U.F, 1982.

75

76 L’addition des cinq premières colonnes produit un résultat de 85, 71 % de détenus qui se trouvaient, avant leurs incarcérations, dans une situation « d’insécurité sociale » ne leur permettant d’accéder ni à une insertion socioprofessionnelle satisfaisante, ni à une réelle autonomie économique.

Il importe, je pense, d’insister sur la question du chômage, qui constitue sans doute un facteur prépondérant dans la production de ce qu’on appelle les violences urbaines91, qu’il conviendrait d’analyser comme un effet boomerang de la violence de l’urbanisation. De fait, dans nos sociétés « développées », l’emploi est un élément essentiel d’ancrage identitaire et social, une clé d’accès à une réelle citoyenneté. L’inclusion dans le monde du travail permet non seulement d’accéder à une certaine autonomie financière, mais elle est aussi un vecteur de normes, de valeurs et de solidarités (…) Si l’homme non qualifié pour la société de haute technologie tend à devenir inutile économiquement, inutile socialement, s’il devient non plus un chômeur conjoncturel comme ce fut le cas dans la phase ascendante du capitalisme industriel, mais un chômeur structurel, quasi définitif, on peut alors envisager son occultation, sa négation, sa « disparition 92.

La prison peut-elle être envisagée comme une forme de cette occultation ? Comme un outil de cette négation ? Loïc Wacquant s’attache à le démontrer en ces termes :

Dérégulation sociale, montée du salariat précaire sur fonds de chômage de masse en Europe, et regain de l’Etat punitif vont de pair : la « main invisible » du marché du travail précarisé trouve son complément institutionnel dans le « poing de fer » de l’Etat qui se redéploie de sorte à juguler les désordres générés par l’aggravation de l’insécurité sociale. À la régulation des classes populaires par ce que Pierre Bourdieu appelle « la main gauche » de l’Etat (éducation, santé, assistance et logement social), se substitue la régulation par sa « main droite » : police, justice et prison, de plus en plus active et intrusive dans les zones inférieures de l’espace social 93

.

91 Cette dénomination (« violences urbaines ») peut être entendue comme un terme générique regroupant la

majeure partie des crimes et délits répertoriés dans le logiciel pénitentiaire G.I.D.E : vols, viols, meurtres, trafic de stupéfiants…

92 Jean-Michel BESSETTE, « L’enfant, l’adolescent et la loi », in Les jeunes et la loi, ouvrage collectif sous la

direction de Sid ABDELLAOUI, éditions L’Harmattan, 2010.

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1.1.2. Déclinaisons du mot « détenu » dans des situations pénales