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2. Des personnages en quête : héros vertueux face à l’adversité Nous allons maintenant nous intéresser aux personnages, alliés et ennemis, qu

2.4 De l’erreur au désespoir : l’adversité d’allégorie en allégorie

2.4.5 Abessa, Corceca et Kirkrapine

2.4.8.5 Una : vérité, grâce et rédemption

Une fois de plus, Una intervient contre l‘adversité à titre d‘agente de la grâce. Silencieuse tout au long de la joute oratoire entre Croix Rouge et Désespoir, elle se manifeste au dernier moment, alors que le chevalier est au plus au niveau de danger, en contrant l‘argumentation de l‘ermite et en offrant ce que Croix Rouge se refusait de plus en plus, persistant dans l‘orgueil et le doute :

Redcrosse is a defeated Everyman who has become fully aware of his human insufficiency, but is incapable of asking God to compensate for it by his omnipotence. It is God‘s gratuitous grace, whose vehicle Una is, that catches the knight on the brink of the gulf of damnation.400

L‘argument d‘Una est simple et ne nécessite aucune rhétorique particulière. Il ne s‘agit que de mettre en lumière ce que Désespoir omet de dire : « It is

399 Ibid, p. 7.

appropriately Una, the True Church, who arouses in Redcrosse a saving faith in God‘s mercies by reminding him of the biblical promises Despair omits ».401 Il s‘agit donc d‘une importante victoire pour Una, puisqu‘elle triomphe enfin de la tromperie en général, qui motive l‘argumentation de Désespoir tout comme l‘ensemble de l‘adversité du livre 1, d‘Erreur à Archimago, à Duessa.

Cette victoire renforce le véritable rôle d‘Una dans le récit, elle qui ne pouvait remplir ce rôle depuis sa séparation de Croix Rouge suite aux manigances d‘Archimago. En secourant Croix Rouge, elle reprend son double rôle de guide et d‘agent de grâce, tout en démontrant de façon significative le contraste entre un Croix Rouge laissé à l‘abandon et un Croix Rouge aux côtés de la vérité :

Una‘s task throughout the book is to quicken and strengthen him for his final encounter with evil; he is a knight in training, training which requires steady emotions, perseverance in the tasks at hand and purity of heart. These are the virtues in a self- monitoring and spiritually militant religion engaged daily in the defeat of personal sin. In Una‘s absence, Redcrosse loses the vision and abandons himself to the waters of luxury and indolence, the fountain of pleasaunce where Duessa finds him

Disarmed all of yron-coted Plate, listening to the distracting

music of the birds and drinking of the waters which assailed his courage and sapped his manly powers. This boredom with duty, and this temptation to luxury must also have their part in the course which leads a man to despair.402

Un élément non négligeable s‘ajoute à la signification générale de l‘intervention triomphale d‘Una : l‘amour. Autant Una s‘avère être agente de grâce, autant elle est également l‘amoureuse de Croix Rouge, longtemps égarée alors qu‘elle poursuivait son chevalier, et visiblement touchée par la souffrance qui l‘afflige. En faisant en sorte que Croix Rouge soit secouru par son amoureuse, Spenser déclare que seul l‘amour peut triompher du désespoir : « Spenser is telling us that only Love can kill Despair ».403

Le rôle d‘Una ne s‘arrête par contre pas là. Triompher de Désespoir est une chose, encore faut-il que Croix Rouge se remette sur pied. C‘est pourquoi

401 E. Heale, The Faerie Queene: A Reader’s Guide, p. 41.

402 D. Beecher, « Spenser‘s Redcrosse Knight and his Encounter with Despair », p. 12. 403 T.P Roche, « The Menace of Despair and Arthur‘s Vision, Faerie Queene I.9 », p. 88.

Una agit à nouveau à titre de guide et le conduit à la maison de la Sainteté (alors qu‘au contraire, Duessa le menait à la maison de l‘Orgueil).

2.4.9 Le dragon

Le Croix Rouge qui sort de la caverne de Désespoir aux côtés d‘Una n‘est aucunement dans un état propice à combattre son adversaire ultime, le dragon. Alors que sa quête tire à sa fin, le héros nécessite une dernière convalescence avant d‘accomplir sa mission. Autant pour l‘auteur, le lecteur que le héros, la maison de la Sainteté apparaît comme une pause bien méritée : « After the horrors, the confusion and the half-truths of the previous cantos, the clarity and calm of the House of Holiness are almost as restorative to the reader as to the knight ».404

Sans reprendre le déroulement du séjour de Croix Rouge à la maison de la Sainteté, il est important de noter que les apprentissages du chevalier se cristallisent enfin en ce lieu, et que sa transformation culmine par une vision de la Nouvelle Jérusalem, élément qui place Croix Rouge, au niveau de la quête, sur le même pied qu‘Arthur : « Redcrosse‘s growth in knowledge culminates in a vision of the heavenly Jerusalem and the promise of his own place there (x.57-61) ».405 C‘est suite à cette vision que Croix Rouge devient pleinement le chevalier de la sainteté. Il n‘atteint toutefois pas un état de perfection, puisqu‘il demeure imparfait et sujet à la tentation, mais sa victoire s‘annonce comme assurée : « The knight‘s Justification and his instruction in the House of Holiness do not free him from temptation, though they assure him of his final victory ».406

Face au dragon, cette assurance est rudement mise à l‘épreuve. Durant cet épisode, auteur, lecteur et héros font face à la tension. Spenser invoque d‘ailleurs à nouveau sa muse au début du chant. Il construit l‘épisode de façon à ce que la victoire, pourtant assurée, ne tienne qu‘à un fil. Croix Rouge, à tout moment,

404 E. Heale, The Faerie Queene: A Reader’s Guide, p. 42. 405 Ibid.

semble susceptible de flancher. Pire encore, il trouve un état semblable à la mort plus d‘une fois.

Le combat dure trois jours et les deux premières journées sont ponctuées par les chutes de Croix Rouge. Il se relève de la première grâce à la source de vie, de la deuxième grâce à l‘arbre de vie. Ces trois journées peuvent facilement être mises en parallèle avec les trois jours que Jésus a passés en enfer, de sa mort à sa résurrection :

The Christian man, with Christ in him, takes three days to kill the dragon of the sin that remains in the holiest of mortals, to remind us that his anagogical equivalent, Christ himself, took three days to harrow hell. The Dragon dies because Redcrosse is aided by the salvific well and tree.407

Quant à la source de vie et l‘arbre de vie, qui ramènent tous deux Croix Rouge à la vie, leur interprétation la plus simple et la plus partagée les fait correspondre aux sacrements chrétiens. C‘est donc en réaffirmant pleinement sa croyance chrétienne que Croix Rouge retrouve la foi nécessaire pour vaincre le dragon :

As visible signs of God‘s personal promise of salvation to him, the sacraments serve to support the elect Christian, whom St. George represents, at the moment when his faith stumbles. Thus restored, George is able on the third day to imitate Christ‘s victory over death.408

Dans un cas comme dans l‘autre, Croix Rouge s‘affirme donc en tant que figure christique. Par le fait même, il remplit son destin et devient véritablement à la fois le chevalier de la sainteté et un saint.

Toutefois, malgré toutes les ressemblances, Croix Rouge n‘est pas le Christ. De même, son adversaire, le dragon, malgré la forte association à la figure du diable, n‘est pas Satan : « But Satan has many forms, and St. George is not Christ. The dragon is killed and St. George and Una are united, but for a time only ».409 Le présent conflit n‘est donc qu‘un exemple de conflit, représentatif des conflits spirituels présents dans toute sphère d‘existence, plus particulièrement celle de l‘existence chrétienne : « Spenser thus leaves us with a reminder of the

407 D. Brooks-Davies, « The Faerie Queene, Book I » dans Spenser Encyclopedia, p. 262. 408 E. Heale, The Faerie Queene: A Reader’s Guide, p. 44.

continual spiritual warfare which is the condition for the Christian in this world ».410 La notion de Croix Rouge en tant que type est donc supportée par la portée cosmique de l‘épisode. Cette portée est d‘ailleurs mise de l‘avant par les exagérations de Spenser quant à la taille du dragon : « The size of the monster which threats the very heaven (xi.10) and its jaws which gape like Hell‘s mouth (x.12) point to the cosmic dimensions of the evil St. George faces ».411

Croix Rouge, toutefois, ne perd pas son identité dans cette notion de type. Ses chutes et ses difficultés en combat en témoignent. Par exemple, le premier jour, alors qu‘il éprouve de la difficulté à combattre à cause de la chaleur du feu du dragon, laquelle va même jusqu‘à transformer son armure en véritable arme de torture, il cède à la tentation de retirer son casque. Symbole d‘espoir par excellence, le casque, une fois retiré, dévoile le Croix Rouge dont nous avons suivi les aventures tout au long du livre 1, un Croix Rouge prompt au désespoir. Ici encore, le tempérament initial du chevalier refait surface, et les blessures psychologiques causées par Désespoir réapparaissent :

Far for being redemptive, these lingering griefs are mere symptoms of a ‗disease‘ to be cured by ‗trew‘ repentance (23, 29). Still later, Redcrosse is forced by the heat of the Dragon‘s breath to unlace his helmet, the hope of salvation (xi 26). This is no blessing in disguise; it is a disaster from which he must again be rescued at the last minute.412

Croix Rouge se retrouve donc une fois de plus dans une position où il requiert délivrance, situation humble qui réaffirme son aspect humain tout en lui permettant de démontrer ses acquis en se laissant secourir par une intervention divine. À la différence des épisodes précédents, à l‘intérieur desquels la grâce venait à lui gratuitement sans qu‘il ne l‘ait demandée, Croix Rouge s‘abandonne ici au sort, et tombe par miracle dans la source de vie, ou auprès de l‘arbre de vie. Ainsi, pour l‘une des premières fois dans le récit, Croix Rouge démontre sa foi. Pris individuellement, l‘épisode peut sembler n‘être qu‘un combat épique annoncé, dans lequel le vainqueur est déterminé d‘avance. Toutefois, mis en

410 Ibid. 411 Ibid, p. 43.

relation avec le reste de la quête, l‘épisode prend une dimension beaucoup plus humaine, puisque héros, lecteur et auteur, après avoir fait face à l‘adversité à maintes reprises, se retrouvent au point culminant du combat, tout à fait préparés en termes de foi, prêts à vivre pleinement chaque victoire partielle et chaque revers jusqu‘à la victoire totale. Tandis que Croix Rouge apprend, au fil de ses aventures, à croire en plus grand que lui et à connaître ses limites de façon à ne pas sombrer dans les pièges de l‘orgueil, lecteur et auteur apprennent à croire en Croix Rouge, non seulement parce qu‘il est destiné à triompher, mais parce qu‘ils l‘ont vu grandir et ont partagé chaque étape de sa métamorphose, d‘un homme simple et inexpérimenté à un saint en devenir.

Tandis que toute la tension du livre 1, de l‘épisode d‘Erreur à celui de Désespoir, est vécue à nouveau face au dragon, la défaite de cet adversaire ultime fait écho à toutes les différentes épreuves du livre 1 :

Its death certifies the defeat of the serpent Error, the dragon under Lucifera‘s feet, and the beast on which Fidessa rides – deaths which have already been homeopathically assured by the serpent in Fidellia‘s cup and by the golden dragon on Arthur‘s helmet, both reminders of Christ as serpent (John 3.14-15) and of the dragon of Britain, emblem of Arthur‘s father, Uther Pendragon.413

En somme, la victoire contre le dragon rappelle chaque petite victoire de Croix Rouge lors de son parcours.

Toutefois, la victoire n‘est pas absolue, puisque deux des principaux adversaires du chevalier réapparaissent une dernière fois lors des célébrations, Archimago et Duessa, sous forme de lettre. La ruse de l‘ermite est rapidement déjouée par Una, et les propos de Duessa ne sont considérés qu‘à moitié, mais la simple présence de ces deux adversaires, ainsi que le délai imposé avant le mariage de Croix Rouge et d‘Una, rappelle que la quête ne se termine en vérité jamais. Cette situation est particulièrement vraie pour lecteur et auteur, puisque tous deux ne se trouvent qu‘à la fin du livre 1, de six livres publiés, et même de douze livres annoncés. La victoire du livre 1 sert donc d‘une part à compléter les

aventures de Croix Rouge, d‘autre part à annoncer le modèle des autres livres de

3. Un lecteur en quête : de l’interprétation allégorique à