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2. Des personnages en quête : héros vertueux face à l’adversité Nous allons maintenant nous intéresser aux personnages, alliés et ennemis, qu

2.1 La sainteté : unité thématique de la quête

L‘interprétation du livre 1 de The Faerie Queene commence par le tout premier indice donné par Spenser : le sujet du livre, son unité thématique, la sainteté. De cette constatation peuvent découler plusieurs interprétations, puisque le lecteur est invité, dès son entrée dans l‘univers de Spenser, à fournir ses propres définitions de la sainteté et des autres concepts auxquels il fait face au cours du récit. À la base, la tâche du lecteur est de concilier son propre bagage avec ce qu‘il rencontre dans l‘œuvre et de reconstruire, au fil de sa lecture, les définitions propres à

l‘auteur. Une telle interaction est nécessaire à la multiplicité de sens d‘un texte allégorique. Le texte n‘offre pas « gratuitement » des réponses aux questions qu‘il pose, il fait plutôt appel au lecteur et présuppose chez lui une certaine intelligence et un certain bagage.

Le sujet de la sainteté fait du livre 1 le livre le plus religieux de The Faerie

Queene. Bien qu‘il ne faille pas négliger les interprétations universelles que nous

pouvons faire de ce premier livre, le fait est que la sainteté est une vertu essentiellement religieuse :

Holiness signifies devotion to God, the urge to conform to his will and, as far as it is possible in a state of mortality, the accomplishment of that urge. Ideally, holiness results in spiritual perfection and, as such, becomes equivalent to sanctity. Etymologically, holy derives from Old English hal (whole) and signifies completeness, the integrity of one‘s spiritual and moral nature, the union of flesh and spirit. (…) Holiness is at once the foundation of virtue (…) and the goal of the Christian‘s life. (…) Holiness is the foundation, therefore, of Spenser‘s poem.185

De cette première définition, notons trois éléments. Premièrement, la sainteté est le désir de se dévouer à la volonté de Dieu. Deuxièmement, la sainteté est le désir d‘atteindre une certaine perfection spirituelle, un état d‘achèvement, d‘union parfaite entre corps et esprit. Troisièmement, la sainteté est la fondation de la vertu et l‘objectif ultime de la vie d‘un chrétien. À partir de ces trois éléments se dessine un portrait passablement religieux de la vertu au centre du livre 1. Toutefois, même à partir de cette définition, une interprétation autre, à tendance universelle, peut aisément se former. Le deuxième élément de définition, l‘aspiration à un état d‘achèvement, ainsi qu‘une partie du troisième élément, le fondement de la vertu, peuvent survivre en dehors de la sphère religieuse. Mieux encore, on peut aisément discuter de sentiment religieux, moral, ou spirituel, plutôt que de religion. Le livre 1 peut donc s‘adresser à tous.

La lecture religieuse de la sainteté se précise par contre grâce au protestantisme. Ce contexte, ainsi que celui de la Chute, peut offrir à la vertu spensérienne un cadre général d‘interprétation. À nouveau, il faut demeurer

prudent et ne pas écarter trop tôt et trop facilement les autres interprétations possibles. Toutefois, que Spenser était un protestant convaincu est un fait reconnu et son poème n‘échappe pas à une telle interprétation. Ainsi, selon cette doctrine,

all human activity has to be placed in the context of the Fall, the consequent corruption of man‘s nature and the expulsion from Eden. In the Protestant view this corruption is indelible and all- pervasive; man by his own efforts cannot save himself, cannot achieve that state of being given over to God which is the essence of holiness.186

Cette incapacité de l‘être humain à se sauver lui-même, cette dépendance en Dieu, sous-tend l‘un des axes dramatiques les plus importants du livre 1 : la fine ligne entre l‘espoir et le désespoir. Tandis qu‘on pourrait penser qu‘une telle réalité mène au désespoir, l‘âme protestante trouve en cet abandon à soi-même une voie vers le salut. Expliquée de la sorte, la sainteté, mère des autres vertus, est porteuse d‘espoir :

Spenser‘s holiness is not a state in which there is no sin, for that has been impossible since the Fall: it is a state in which one sins and is forgiven, so that no fall need be final and the Christian can resume his quest after each lapse (…). For this reason holiness is at the head of the virtues, for without its sanction there could be no virtue at all.187

La vertu de la sainteté offre donc une assurance à celui qui la possède. D'une part, elle l‘informe de ses limites humaines, d‘autre part, elle le rassure en lui certifiant qu‘il n‘est pas seul et que ses échecs ne constituent pas la fin.

Une fois la définition de notre vertu établie, le champ est libre pour les multiples interprétations du livre 1. À noter, celles que nous mentionnons ici le sont à titre d‘exemple et n‘épuisent nullement la richesse de l‘œuvre. Certaines sont simples en apparence, dévoilant principalement la dualité qu‘offre le livre de la sainteté :

The holiness that Redcrosse quests for – in part expressed by the figure of Una – is at once private (the assurance of his individual holiness) and public (as Redcrosse is England, his attainment of holiness is England‘s). Holiness on both levels is achieved

186 E. Heale, The Faerie Queene: A Reader’s Guide, p. 20. 187 M. Evans, Spenser’s Anatomy of Heroism, p. 89

through the union in betrothal of Redcrosse and Una in canto xii.188

Le principe de dualité, ou plus spécifiquement de conflit et d‘opposition, est d‘ailleurs repris dans plusieurs interprétations. À la paire privée et publique s‘ajoutent, entre autres, celles de la foi et son contraire et de la vérité et son contraire :

The book of holiness will be about the attainment of that faith (Fidelia) without which Christ may not ‗dwell in your hearts‘ (Eph 3.17) by confrontation with its opposite (the infidel Sansfoy, the corrupt Fidessa), and about the attainment of truth (Una) by confrontation with its opposite (Duessa).189

D‘autres interprétations, qui baignent dans la multiplicité plutôt que dans la binarité, trouvent un classement dans les catégories allégoriques. Sans reprendre à la lettre les quatre niveaux allégoriques mentionnés plus tôt, ce genre de classement explore les diverses sphères de compréhension, allant de l‘histoire à la psychologie des personnages. Le résultat est une véritable liste, non exhaustive, des différentes possibilités :

Through his association with the patron saint of England, Red Cross invites a historical interpretation (…). In his role of defender of the faith, he evokes a multitude of traditional scriptural interpretations (…). The names Una and Duessa encourage all manners of interpretations concerning unity and division (…). There is an allegory of the individual Christian who wanders into error but eventually recovers his faith with a fuller understanding of its nature (…) an allegory of the whole history of mankind (…) the psychological level of allegory in which the individual man destroys the hierarchy of his inner powers which alone makes virtue possible, but succeeds through bitter experience in achieving a final reintegration.190

En guise d‘exemple d‘interprétation scripturale, notons la forte présence du mythe d‘Éden et la reprise des thèmes de l‘Apocalypse de Jean. Le mythe d‘Éden domine le livre 1, puisque la mission de Croix Rouge consiste à libérer les parents d‘Una de l‘emprise du dragon. Ses parents, selon cette interprétation, ne

188 D. Brooks-Davies, « The Faerie Queene, book I » dans Spenser Encyclopedia, p. 259. 189 Ibid.

sont nuls autres qu‘Adam et Ève, tandis que Croix Rouge représente un nouvel Adam en devenir.191 Les références à l‘Apocalypse sont pour leur part nombreuses, de l‘armure que porte Croix Rouge au dragon, en passant par Duessa et sa bête. Notons pour l‘instant que l‘Apocalypse se termine par la préparation au mariage du Christ (l‘agneau) et de Jérusalem Céleste (et l‘Église), tandis que le livre 1 se termine par la préparation au mariage de Croix Rouge et d‘Una.192

Dans ces cas, comme dans ceux cités plus haut, l‘interprétation provient majoritairement d‘une lutte intérieure des personnages, en particulier Croix Rouge. En effet, « The struggle to achieve or maintain faith is an inner one and the greater part of the action, therefore, occurs within the mind of Red Cross himself. »193 Ce chevalier titulaire, bien qu‘il ait une véritable identité à lui, est en vérité un type, le parfait véhicule dans lequel peut aisément s‘insérer tout Chrétien, voire tout lecteur :

As an individual, Redcrosse is also a Christian Everyman; and his journey to holiness is archetyped in that it explores the anguish of all human beings confronted with a spiritual ideal and only too aware of their frailty. He is a novice in battle who must grow old by experience.194

À ce statut universel, il faut ajouter celui d‘élu. S‘il est un type, il est « a type of the elect Christian (…) [who] exemplifies the drama of salute the reader might have already experienced, or might hope to face. »195 Ce drame, pour réussir, comme nous l‘avons mentionné plus tôt, à rejoindre tout possible lecteur, doit être fondamentalement humain. Spenser doit donc bien doser l‘abstraction allégorique qu‘il propose avec l‘expérience humaine, concrète :

The mainspring of Red Cross‘s progress is the unhappiness which accompanies the state of sin and is the means of his education in virtue. In tracing this process, Spenser takes his reader through a full-scale analysis of the nature of the Christian faith, both in terms of abstract theology in the House of Holiness and in the terms of human drama through the story of man.196

191 D. Brooks-Davies, « The Faerie Queene, book I » dans Spenser Encyclopedia, p. 259. 192 Ibid, p. 261.

193 M. Evans, Spenser’s Anatomy of Heroism, p. 91.

194 D. Brooks-Davies, « The Faerie Queene, book I » dans Spenser Encyclopedia, p. 259. 195 E. Heale, The Faerie Queene: A Reader’s Guide, p. 21.

Si l‘interprétation peut être issue des héros, elle peut l‘être également de leurs adversaires. Le résultat final est souvent semblable, mais les lignes directrices mises en lumière sont des plus intéressantes. Par exemple, une lecture du livre 1 peut être faite sous l‘angle de deux principaux vices à l‘honneur à l‘intérieur du livre, correspondant à deux formes de monstres, auxquels peut être rattaché chaque adversaire rencontré :

Satan and the temptress, more largely pride and lust, were emblematically represented throughout the late Middle Ages by figures of serpent-dragons and biform sirens, and these are the two kinds of figures which exemplify malignant evil most forcibly in Book I of The Faerie Queene.197

Nous reviendrons plus en détail sur cette théorie alors que nous aborderons chaque adversaire individuellement. Pour l‘instant, notons simplement qu‘une interprétation menée sous cet angle d‘observation conduit malgré tout à un constat similaire aux interprétations mentionnées plus tôt :

In Book I, Spenser shows us how the unregenerate man is seduced into lust and captured by Satan. We see him rescued by ―preventing‖ grace. We watch as truth helps him overcome despair. We see him undergo the discipline of holiness in order that he might never again ―fall / In all his wayes through the wide worldes wave‖ (I.x.34). We see him receive the sacrament of baptism and are shown grace working through him in his battle with the old dragon (II.i.33). Thus the ―old Adam‖ is buried, and the ―new man‖ is raised up ―unto righteousness‖.198

Des conclusions similaires ne doivent pourtant pas nous décourager d‘une telle approche, puisque celle-ci illumine une tout autre partie de l‘œuvre. Idéalement, il faut porter le regard autant sur les forces du bien que sur celles du mal. L‘exploration du livre 1 est d‘ailleurs centrée sur ce choix entre le bien et le mal : « Spenser thus chooses to depict in Book I the psychological processes which lead, in our fallen world, to the choice of evil rather than good »199. En somme, si nous devons, en tant que lecteurs, chercher à suivre et à comprendre les forces du bien, si l‘œuvre réussit sa mission, nous devrions être tout aussi tentés par les

197 J. Larsen Klein, « From Errour to Acrasia », p. 175. 198 Ibid, p. 190.

forces du mal et apprendre à leur résister. Cet apprentissage, l‘un des buts avoués de The Faerie Queene, se fait sous forme de quête.