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4. La quête du poète : le défi épique

4.2 Le poète à l’intérieur du poème

4.2.3 Interventions directes

4.2.3.2 Introductions des chants

De la même manière que les proèmes introduisent les livres desquels ils sont tirés, les quelques premières strophes de chaque chant servent souvent d‘introduction, repassant rapidement l‘essentiel de la trame narrative et allégorique. Il s‘agit

d‘occasions pour le narrateur de commenter le récit, d‘exprimer ses doutes, et de chercher à remettre personnages et lecteurs sur la bonne voie.

Toutefois, puisqu‘il ne s‘agit le plus souvent que de brefs passages, autant la trame narrative que la trame allégorique du récit se voient résumées, parfois même un peu trop. Le lecteur, dans pareille situation, doit suivre les conseils qu‘offre le récit, et mettre en doute la voix du narrateur. Dans l‘incertitude, il doit faire un choix :

The reader is left uncertain whether to accord authority to the mimesis – thus perceiving the narrator to be unreliable, falsely confident, impercipient, or overhasty in his assessment of what his tale shows of the complexities of lived human experience – or to privilege the narrator‘s reflective, sober, usually discriminating judgments.473

Les commentaires du poète, dans pareille situation, servent donc autant à éduquer le lecteur qu‘à l‘informer : « Similarly, the narrator‘s comments strategically involve the reader as much as they instruct him. »474 Le caractère incertain des propos du narrateur sert donc à bafouer les lecteurs inattentifs. Spenser ne cherche pas à tromper, comme certains adversaires du poème, tels qu‘Archimago ou Duessa, il cherche à faire travailler intellectuellement son lecteur, au même titre qu‘il met au défi ses personnages. Les résumés et les généralisations qu‘il offre au début des chants peuvent à la fois mettre le lecteur sur une bonne piste et lui apprendre que la sagesse ne s‘apprend pas aussi facilement, qu‘elle ne s‘achète pas au rabais :

The extended generalizations of Spenser‘s canto openings are particularly vulnerable to his uncertainty: they condense the attained wisdom of the cultural tradition while allowing something of the special, idiosyncratic human instance to elude them. In such cases, it may be preferable to think of a ‗provisional‘ authority neither fully in the teller nor the tale, an authority derived from the metaphysical, moral, and historical truths with which the narrator is intimately in touch, his comments speaking truth though never the complete truth.475

473 J. S. Dee, « Narrator of The Faerie Queene » dans Spenser Encyclopedia, p. 499. 474 Ibid.

Avec cette idée de vérité partielle ou incomplète, nous effectuons un retour au concept de l‘objet presque insaisissable de The Faerie Queene : une vérité qui n‘est pas simple, mais au contraire complexe, aux contours non définis, lesquels rappellent la connaissance humaine en général, destinée à demeurer incomplète. Ainsi, par son inexactitude, Spenser tente peut-être de faire comprendre à son lecteur cette grande leçon de vie, laquelle est au cœur de The Faerie Queene et de l‘existence humaine.

Regardons maintenant quelques exemples de ces brèves introductions. Aux premier et deuxième chants, la présence du narrateur est discrète. Puisque le récit n‘en est qu‘à ses débuts, et puisque le proème a déjà laissé voir le poète, la narration prend le dessus sur le narrateur.

Ce n‘est donc qu‘au début du troisième chant, alors que le récit a pris un tournant dramatique, avec la séparation de Croix Rouge et d‘Una, que le narrateur intervient dans le récit. À l‘intérieur des trois premières strophes du chant, Spenser passe du général au particulier, d‘un constat sur la beauté confrontée à la fortune à l‘expression d‘une sincère sympathie pour Una.476 Dans ce passage, Spenser insiste sur les qualités qui définissent Una, à la fois en tant que personnage qu‘en tant qu‘allégorie : sa beauté, sa pureté, sa lignée, sa fidélité. Il contrebalance ensuite ce portrait par les maux qui l‘affligent à ce moment du récit : sa manipulation, son égarement, son désespoir, son abandon. Il termine en évoquant le statut de sa quête, ce qui illustre ses qualités et sa détermination : elle brave le monde à la recherche de son chevalier. Spenser cherche ici à nous convaincre de la nature fondamentalement bonne d‘Una, de la nature fondamentalement mauvaise de l‘adversité à laquelle elle fait face, et de la difficulté inhérente à la quête. Par le fait même, il résume une partie de la trame narrative en reprenant le fil narratif propre à Una, délaissé au chant précédent, de même qu‘une partie de la trame allégorique, contrebalançant la vérité que représente Una et la trame narrative d‘égarement de Croix Rouge. Spenser joue grandement sur le capital de sympathie du lecteur envers Una, cherchant à inciter un certain attachement au personnage, une certaine pitié. En démontrant ce même

attachement et cette même pitié, il se manifeste dans le récit comme une personne aucunement neutre, pleinement impliquée dans le récit. En somme, une personne humaine.

Allégoriquement, l‘attachement du narrateur à Una est très significatif. L‘affection qu‘il démontre envers le personnage révèle également l‘importance qu‘il accorde, d‘une façon très personnelle, à la vérité. Si Una lui est si chère, c‘est qu‘Una représente pour lui, comme pour Croix Rouge, l‘un des objectifs principaux de sa quête.

La parenté de la quête du poète à celle des personnages est, dans d‘autres introductions aux chants, parfois encore plus claire. Alors que dans certaines de ces introductions, Spenser apparaît davantage comme un sage conseiller ou un moralisateur, par endroits, ses constats tendent à vouloir incorporer autant son expérience en tant que poète que l‘expérience du lecteur et des personnages. Le parallèle est dans pareil cas à peine dissimulé. Par exemple, au chant VIII, alors que le thème du désespoir occupe plus en plus de place dans le récit, l‘homme juste décrit par le narrateur renvoie tout autant à Croix Rouge qu‘au lecteur et qu‘à Spenser lui-même.477 Dans ce cas précis, l‘intervention de Spenser semble à ce point personnelle que se dégage du texte l‘équivalent d‘un appel à l‘aide. Un tel moment nous indique que Spenser, tout comme son personnage, a parfois besoin de reprendre ses forces et de remettre en doute l‘adversité à laquelle il fait face. Il n‘est aucunement étonnant qu‘à ce moment du récit intervienne Arthur, un agent de grâce. Non seulement le prince arrive à la rescousse de Croix Rouge et d‘Una, les délivrant d‘un mal plus grand qu‘eux, il agit envers le poète telle une bénédiction, le rassurant dans sa quête et lui permettant de continuer sa tâche. De tels moments agissent pratiquement comme une réinvocation de la Muse. Si le poète ne fait pas explicitement la demande d‘inspiration, il signale néanmoins le besoin d‘un nouveau souffle, d‘une nouvelle énergie pour lui permettre de continuer son travail.

Lorsque ce travail tire à sa fin, ou plutôt lorsqu‘il aboutit à la fin d‘une étape, la métaphore du navire, que nous avons mentionnée plus tôt, intervient dans

le récit. Ainsi, au début du chant XII, le navire s‘approche d‘un havre.478 À noter dans ce cas, l‘usage répété du « je ». À ce moment de la narration, Spenser prend personnellement la parole et s‘affirme sans gêne. Son « je » est sans contredit un « je » inclusif, qui inclut personnages et lecteur, mais il ne faut toutefois pas perdre de vue la valeur très personnelle de cette intervention. Ici, le capitaine du navire prend la place qui lui est due et révèle pleinement sa quête, telle qu‘elle s‘est présentée, en arrière-plan, tout au long du récit. En lisant pareil passage, le lecteur n‘a plus aucun doute sur l‘existence de la quête du poète. La métaphore le confirme, au moment où la victoire des héros semble assurée.