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5. Une quête abandonnée : la translation française de Spenser

5.3 Quelques hypothèses susceptibles d’expliquer l’abandon du projet

5.3.1 Longueur et étendue du poème

Aucun critique ni traducteur n‘admettrait que la longueur de The Faerie Queene, à elle seule, explique soit l‘absence de traduction, soit l‘abandon d‘un projet de traduction. Le fait est que, d‘une part, des œuvres de longueur similaire ont déjà été traduites, d‘autre part, l‘œuvre a déjà été traduite dans d‘autres langues.

Toutefois, il est indéniable qu‘une œuvre d‘une telle étendue nécessite une dévotion hors du commun, et que la longueur du poème, combinée à d‘autres difficultés de traduction qu‘il pose, augmente considérablement le niveau de difficulté de l‘entreprise.

L‘aspect poétique du texte, s‘il est retenu par le traducteur comme étant essentiel au texte, peut sérieusement lui compliquer la tâche. Admettant qu‘il soit possible de bien rendre en français la stance spensérienne, de recréer un moule doté de multiples contraintes, est-il possible, également, de répéter l‘exercice des milliers de fois? L‘équivalence obtenue initialement, souvent le fruit d‘un hasard heureux509, peut-elle se retrouver strophe après strophe?

Sans vouloir parler d‘impossibilité, il est très probable que le traducteur soit tenté de choisir la voie de l‘échantillonnage, comme l‘ont fait Legouis, de Reul et Poirier. À noter que parmi eux, ceux qui se donnaient le moins de contraintes au niveau de la forme, et qui acquéraient ainsi une plus grande flexibilité, sont ceux qui ont traduit les plus longs segments du texte.

Il faut également souligner que, un siècle avant les premiers pas de la translation française de Spenser, les Anglais eux-mêmes commençaient à pratiquer l‘échantillonnage de The Faerie Queene. Si Thomas Macaulay soulignait en 1831 qu‘une très petite minorité de lecteurs lisaient le poème du début à la fin510, la solution que les romantiques et les victoriens ont trouvée pour que Spenser demeure dans la mémoire collective du grand public, de façon à garder en vie allusions et métatexte, a été de morceler le poème, de le faire connaître par épisode, extrait, ou même résumé. Les artisans de la translation française de Spenser n‘ont donc pas inventé cette méthode, mais se sont plutôt inspirés d‘une certaine vague populaire en Angleterre des années avant eux.

La question qui se pose alors est si le poème, dans son essence, peut survivre à l‘échantillonnage. Sa longueur justifie-t-elle que l‘œuvre soit découpée en morceaux ? Ou constitue-t-elle une partie intégrante de l‘œuvre ?

509 J.-L. Backès, « Poétique de la traduction : Les traductions dans le patrimoine français », p. 444. 510 T. Macaulay, Edinburgh Review, p. 451-2 dans J. L. Spear et C. Krueger, « Victorian Age »

Présenter The Faerie Queene par extraits implique une perte, mais la logique derrière l‘échantillonnage est de faire valoir ce qu‘on présente, éclipsant ainsi ce qu‘on ne présente pas. Par exemple, si l‘on favorise la forme poétique aux dépens de la narration, les images choisies, de par leur force, devraient paraître tout à fait indépendantes, ce qui rend la narration superflue. Le lecteur n‘ayant pas goûté à l‘œuvre dans sa totalité n‘a pas le sentiment qu‘il manque un aspect à celle-ci, soit il se contente de ce qu‘on lui présente, soit il se désintéresse. Et c‘est en ceci que l‘échantillonnage est trompeur, puisque, présentant un produit soi- disant complet, il n‘encourage pas le lecteur à retourner à l‘original pour compléter sa lecture.

Cette lecture, dans le cas de The Faerie Queene, est une expérience en soi. Peu de gens se rendent à la fin du poème, il est vrai, mais le poème veut-il vraiment que tous accèdent à sa fin ? Le poème est une quête, qui se veut difficile, par sa longueur, sa langue, sa forme. Spenser cherche ouvertement à former son lecteur. La longueur du poème, dans cette optique, semble faire partie de l‘épreuve qu‘il lui fait subir. Procéder par échantillons ne peut donc permettre d‘atteindre le même objectif. Spenser n‘offre pas sa leçon au rabais.

Il faut noter, toutefois, que l'échantillonnage ne se fait pas, d'ordinaire, de façon aléatoire. Généralement, une sélection d'échantillons suppose une lecture complète de l'œuvre. Ainsi, derrière de telles éditions de The Faerie Queene, qu'elles soient celles des romantiques, des victoriens ou des artisans de la translation française de Spenser, se cache une certaine compréhension d'ensemble de l'œuvre. Nous ne cherchons donc pas à nous attaquer à la lecture de ceux qui ont établi de telles éditions, mais bien au produit final. En somme, que le choix d'un échantillon ait été motivé par une lecture complète de l'œuvre, le fait est que l'extrait choisi en est seulement un échantillon et que l'oeuvre en est ainsi dénaturée.

5.3.2 Langue

La langue utilisée par Spenser à l‘intérieur de The Faerie Queene constitue une difficulté de lecture additionnelle. Déjà à l‘époque de Spenser, comme nous l‘avons déjà mentionné, l‘usage fréquent d‘archaïsmes ne faisait pas l‘unanimité chez ses contemporains. Sydney, entre autres, critiquait cette particularité de l‘œuvre spensérienne, et ce dès The Shepheardes Calender.511 Spenser a toutefois conservé cette caractéristique linguistique jusqu‘à ses dernières œuvres, notamment en hommage à son véritable maître littéraire, Chaucer.

À la difficulté que posent les archaïsmes s‘ajoute celle de l‘expérimentation poétique, c‘est-à-dire une certaine flexibilité dans l‘usage de la langue pour répondre aux besoins de la poésie, par exemple du rythme ou de la rime. Il est en effet fréquent de voir l‘orthographe de certains mots modifiée pour que ceux-ci se conforment à la stance spensérienne, ou, dans certains cas, produisent un effet particulier, tel qu‘une mise en relief. La syntaxe se voit similairement modifiée pour les mêmes raisons. En résulte nombreuses inversions, mises en apposition hors du commun et parfois même une absence flagrante de verbes à l‘intérieur de passages descriptifs.

L‘usage d‘archaïsmes et l‘expérimentation de Spenser vont même, parfois, jusqu‘à un point où Spenser est le seul utilisateur recensé, par des dictionnaires historiques tels que le Oxford English Dictionnary, de certains mots ou expressions. Leur définition, dans pareils cas, s‘avère floue, et contraint lecteur et traducteur à se fier à de nombreuses gloses ou à une interprétation plus générale du passage en question.

La difficulté linguistique de l‘œuvre spensérienne est donc véritable. Il ne suffit que de quelques pages à un lecteur non averti pour s‘en rendre compte. Reste à savoir, toutefois, si une telle difficulté est voulue par Spenser, ou est simplement le résultat de plusieurs siècles d‘histoire et d‘évolution de la langue et de la sensibilité poétique.

Sans répondre totalement à cette interrogation, qui nécessiterait une réflexion sur les intentions mêmes de Spenser, difficiles à vérifier, dans ce cas, nous nous contentons de relever que la critique, de l‘époque élisabéthaine à la nôtre, a plus d‘une fois noté la difficulté de lecture chez Spenser. Autant les propos de Sydney que ceux de Voltaire, par exemple, qui déclare que « personne ne put le lire »512, évoquent un certain hermétisme. La notion même de « poète du poète », d‘ailleurs, renvoie à ce même hermétisme. Une telle réalité, même si elle ne fait pas l‘unanimité, concorde aisément avec la difficulté générale de l‘œuvre, qu‘elle soit linguistique, poétique ou interprétative.

L‘un des dangers d‘aller dans cette direction, toutefois, est d‘enlever à la langue de Spenser sa véritable richesse. La langue de Spenser est archaïque et expérimentale, mais elle puise dans les beautés de l‘ancien anglais, dans celles du moyen anglais, tout en ouvrant grande la porte à la nouveauté, grâce à l‘expérimentation. Il ne faut surtout pas l‘oublier, pour tous ceux qui ont appris l‘art poétique à même l‘œuvre spensérienne, la langue n‘était pas un obstacle, mais bien une richesse.

Le traducteur, pour sa part, doit en quelque sorte se positionner quant à la question linguistique. Cherchera-t-il à être surtout fidèle à la difficulté que pose la langue? Ou cherchera-t-il plutôt à rendre le texte accessible? Cette prise de position, à la base, peut sembler être celle de la source et la cible.

Pour reprendre à nouveau les mots de Poirier, « la traduction idéale d‘un poème anglais de la Renaissance devrait être rédigée dans la langue que maniaient les poètes français de la même époque et en strophes présentant une disposition des rimes identiques à celle de l‘original »513. Cette conception représente toutefois un idéal, comme le note Poirier, idéal que même Poirier ne cherche pas à atteindre, en raison de la difficulté d‘une telle entreprise.

Nous ajoutons à cette difficulté un élément non négligeable : le lectorat. En effet, qui, aujourd‘hui, voudrait lire une version française de The Faerie

Queene comme si elle avait été traduite à l‘époque de Spenser ? Le projet, en lui-

512 B. Tannier (SE) 318.

même, a quelque chose d‘anachronique, puisque la traduction française ne s‘est jamais intéressée à Spenser à l‘époque. De plus, une telle version de La Reine des

fées limiterait son public à une poignée de lecteurs sensibles à la littérature de

l‘époque, en français, tandis qu‘au contraire, The Faerie Queene a acquis aujourd‘hui un public plus large. À noter, également, qu‘un public désireux de faire face à la difficulté réelle du poème serait plus porté à lire l‘original qu‘une traduction cherchant à reproduire artificiellement, et anachroniquement, cette même difficulté. La notion d‘idéal, telle que la décrit Poirier, est donc relative au public, et ainsi au succès que pourrait avoir la traduction.

Il nous apparaît donc que l‘attitude à adopter quant à l‘aspect linguistique de l‘œuvre de Spenser ne trouve pas nécessairement sa source dans la perception de l‘œuvre à son époque, mais bien dans la perception moderne de l‘œuvre, pour répondre aux besoins et attentes d‘un public moderne. Il ne s‘agit pas nécessairement de dénaturer l‘œuvre et de l‘adapter complètement, mais tout simplement de la rendre accessible, tout en conservant sa richesse.