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2. Des personnages en quête : héros vertueux face à l’adversité Nous allons maintenant nous intéresser aux personnages, alliés et ennemis, qu

2.4 De l’erreur au désespoir : l’adversité d’allégorie en allégorie

2.4.5 Abessa, Corceca et Kirkrapine

2.4.8.4 Désespoir : rhétorique et argumentation diabolique

Arrivé à la caverne de Désespoir, face à son adversaire, la confrontation de Croix Rouge se situe maintenant dans le domaine de la rhétorique. Il s‘agit d‘un combat d‘idées, les seules armes présentes sont celles que Désespoir offre au chevalier pour mettre fin à ses jours, la dague ou la corde. L‘argumentation de l‘ermite se présente en cinq étapes principales :

(a) He takes advantage of Redcrosse‘s ill-chosen emphasis on justice and vengeance rather than mercy (37).

(b) Having defended himself against the charge of injustice, Despair takes the offensive: he says that Redcrosse is angered by Terwin‘s suicide because he envies it (39-40).

(c) To Redcrosse‘s objection that men should not usurp God‘s right to decide the moment of death, Despair replies that they not only should not, but cannot (41-2).

(d) Redcrosse has already been surprised by his opponent‘s ‗suddeine wit‘; now he is struck dumb, and Despair presses his advantage by arguing that the knight‘s military calling is necessarily involved with ‗bloudshed‘ and ‗avengement‘(43-6). (e) Redcrosse‘s guilt is already too flagrant for God to overlook and be just (47).391

Sans reprendre un à un les arguments de Désespoir, il est essentiel de noter que sa principale technique d‘argumentation consiste à citer l‘Ancien Testament sans le mettre en lien avec le Nouveau et les promesses qui en découlent, technique communément associée à Satan : « Despair‘s technique is a familiar one of Satan‘s: to confuse Redcrosse by misusing the Bible, quoting God‘s judgement on the reprobate under the Old Covenant without reminding him of the promise of salvation to the elect under the New Covenant ».392 Tandis qu‘une telle

technique d‘argumentation attaque directement la foi du héros, elle met également au défi l‘aptitude à la lecture allégorique du lecteur, puisqu‘il est du domaine de la lecture allégorique, plus précisément du niveau allégorique de lecture, selon la théorie des quatre sens, de faire correspondre des éléments du Nouveau Testament à leur préfiguration dans l‘Ancien Testament. Par sa technique d‘argumentation,

391 Harold Skulsky, « Despair » dans Spenser Encyclopedia, p. 213. 392 E. Heale, The Faerie Queene: A Reader’s Guide, p. 41.

Désespoir cherche non seulement à vaincre le héros, mais à débouter le lecteur dans sa quête de sens.

Par la même technique d‘argumentation, Désespoir pique également l‘orgueil de Croix Rouge à vif. Au lieu de se tourner vers Dieu et de lui demander de l‘aide, le chevalier ne fait que se retourner davantage vers lui-même : « In lieu of acknowledging his own insufficiency, once again in his pride he thinks he does not need God‘s assistance in his spiritual warfare and trusts he can confront and defeat Despair by himself ».393 Un tel comportement s‘explique par le fait que la promesse d‘espoir de la nouvelle alliance est occultée par l‘argumentation de Désespoir. Fidèle à sa définition, Désespoir cherche à détruire l‘espoir, il l‘évacue donc de son argumentation et revêt métaphoriquement Croix Rouge d‘œillères spirituelles. Ainsi appareillé, Croix Rouge ne peut que progresser sur le chemin que lui a tracé son adversaire, sombrant dans le doute en réponse à son orgueil blessé par l‘échec :

The remaining part of the psychomachia described in the Canto consists of Redcrosse‘s progressive yielding to his sense of guilt, fear of God‘s wrath and doubts about his own election dramatized in the text as Despair‘s increasingly pressing deplorations of Redcrosse‘s sinfulness and helplessness, and his presentation of this voluntary death as a sensible (and inescapable) choice in his situation.394

Ainsi, l‘argumentation à la base religieuse et théologique de Désespoir en vient à placer Croix Rouge dans une position où toute sa personne est remise en question. De la théologie, le combat passe à la sphère personnelle. Sur ce plan, l‘échec de Croix Rouge est particulièrement cuisant : « Despair presents Redcrosse‘s sins as irremediable and unforgivable: he has deserted Una, has loved the false Duessa and has shed blood ».395 Jusqu‘à ce moment, même s‘il avait souffert de ses échecs, Croix Rouge ne s‘était pas rendu compte de leur ampleur. Le duel contre Désespoir lui permet donc de finalement faire le point sur sa quête, même si cela le place en position d‘extrême fragilité et de danger.

393 P. Baseotto, « Godly Sorrow, Damnable Despair and Faerie Queene I.ix », p. 5. 394 Ibid, p. 7.

Le danger en question est bien entendu la mort par suicide. Celle-ci ne se résume pas en un geste, mais s‘étend en fait tout au long de l‘épisode de Désespoir. En d‘autres termes, Croix Rouge est pratiquement déjà en train de mourir alors qu‘il prend la dague que lui offre l‘ermite : « When he accepts the dagger from Despair‘s hands, Redcrosse is already agonizing, dying from a self- inflicted moral and spiritual wound ».396 De plus, l‘entière conversation avec Désespoir n‘a en vérité que la mort pour but. Désespoir présente le suicide comme la seule issue, et tout son épisode est construit de façon à ne tendre que vers cette issue :

In this hermit, the conscience-stricken soul meets the voice of his own inadequacy, the cunning sophister who touches the most secret and vulnerable parts of the mind. His warfare is entirely rhetorical and psychological; in this way he can disarm the warrior far more effectively than by force, for despair, translated into psychic values, has no power outside the mind, which is its own tormenting accuser. Despaire is not only a confrontation with hopelessness, but a loss of courage that makes resistance impossible. Citing past sins and the necessary justice of God, this voice urges death as the only escape.397

L‘une des principales raisons pour lesquelles Désespoir n‘offre que cette option, ou du moins, deux options de suicide qui n‘offrent en vérité aucune variété, est que l‘ermite ne dispose d'aucun autre moyen pour blesser son adversaire. Il n‘a que son argumentation, qui peut retourner son interlocuteur contre lui-même : « Despair is an odd assailant, because he has no means of his own to inflict bodily harm. He is, rather, the sly sophister who preys upon his victims with a logic of insidious self-accusation that leads, in turn, to self-violence ».398 Sans cette logique, Désespoir est inoffensif, ce qui explique pourquoi, une fois son argumentation contrée par Una, il ne revient pas à la charge.

Il ne faut toutefois pas surévaluer la logique et l‘argumentation de Désespoir. Il est un adversaire de taille, l‘un des plus terribles du livre 1, mais son argumentation n‘aurait su être aussi efficace sans certaines prédispositions que l‘on retrouve chez Croix Rouge. Si l‘épisode de Désespoir est aussi central au

396 Ibid, p. 9.

397 D. Beecher, « Spenser‘s Redcrosse Knight and his Encounter with Despair », p. 3. 398 Ibid, p. 5.

parcours du chevalier, c‘est que le désespoir est au centre de son être, et ce depuis sa présentation initiale, au chant 1 :

Despair was, for Redcross, the trial at the very centre of his being, deriving from his incapacity to maintain true Christian joy. (…) Redcrosse‘s despair arises, then, not only from his immediate sense of worthlessness and rejection, but more fundamentally from a psychological predisposition to joylessness which was both an inherent part of his nature and a product of his specific conception of the spiritual life.399

Désespoir est donc destiné, dès le commencement du récit, à être l‘ultime adversaire du héros. Si d‘une part le combat contre le dragon s‘avère être l‘issue de sa quête, la confrontation à Désespoir s‘avère être l‘ultime étape nécessaire à la préparation de l‘achèvement de la quête, ou plutôt, l‘étape nécessaire à la métamorphose finale du personnage, ayant pour enjeu la transformation de la faille principale du chevalier. Toutefois, cette transformation n‘est en cours que lorsque l‘épisode se termine. La preuve en est que Croix Rouge, seul, est vaincu par Désespoir, et que ce n‘est que grâce à Una qu‘il sort en vie de sa caverne.