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Reboul et Moeschler (1998)11 annoncent, par la citation en exergue de leur introduction 12, la perspective résolument cognitiviste de leur visée pragmatique. Elle s’inscrit

dans le programme d’intelligence artificielle inauguré par Alan Türing (1950 / 1995). Ce programme vise à donner des fondements théoriques pour la construction de machines intelligentes, c’est-à-dire capables de penser et de dialoguer avec l’homme et à sa place, en un mot : de communiquer. Penser s’assimile ici à communiquer, et communiquer s’assimile à dialoguer.

Sans s’être arrêtés à l’intuition déjà exprimée par Türing et validée depuis par la recherche mathématique, qu’une telle machine ne pourra jamais voir le jour13, nombre de philosophes, linguistes, mathématiciens et informaticiens, pour développer l’intelligence artificielle, ont dû assimiler le fonctionnement de la machine à celui du cerveau humain et, par hypothèse de départ, construire un modèle dialogique de fonctionnement, c’est-à-dire interactif, équivalent et qui rende chacun – esprit et machine – compatible à l’autre.

Dans le cadre d’un tel programme scientifique, on se préoccupe principalement du fonctionnement interne de la pensée - des processus mentaux -, pour l’acquisition, l’usage et le développement des connaissances. Ce sont les sciences cognitives (psychologie, linguistique, philosophie de l’esprit, intelligence artificielle, neurosciences) qui sont principalement sollicitées. On doit s’appuyer premièrement sur la notion d’état mental.

Mais ce projet nécessite de se préoccuper tout autant des relations de l’esprit – et de la machine – avec l’environnement externe : l’extra-mental. On rencontre la notion de pragmatique comme deuxième donnée centrale. Dans cette perspective, Reboul et Moeschler interrogent la notion de pragmatique depuis sa première apparition jusqu’à ses développements les plus récents. C’est à travers elle qu’ils abordent les problèmes du langage et de la communication.

5.1.1. Les insuffisances des linguistes pragmaticiens

Les premiers développements de la réflexion en pragmatique sont autant le fait de philosophes ou de psychologues que de linguistes. La théorie des actes de langage en est l’un des apports fondamentaux.

Morris et le terme de pragmatique

C’est à Charles Morris que l’on doit, en 1938, la première délimitation de la notion de pragmatique. Morris distinguait, comme disciplines traitant du langage, la syntaxe (relation entre les signes), la sémantique (relation des signes avec leur dénotation) et la pragmatique

(relation des signes avec leurs usagers). Celle-ci se limitait à l’étude des pronoms de première et deuxième personne et des adverbes de lieu et de temps, qui tirent leur signification de la situation dans laquelle la communication se produit.

Austin et les actes de langage

Mais c’est Austin (1991) qui crée la notion d’acte de langage et qui fonde la pragmatique, dans les William James Lectures, comme sous-discipline de la linguistique. Il avait en fait pour but de fonder une nouvelle philosophie du langage en attaquant « l’illusion descriptive » qui voudrait que tout énoncé soit évaluable et terme de vérité ou de fausseté. Le langage n’aurait en vérité pas pour but de décrire la réalité, comme on lui en avait assigné la finalité de l’Antiquité aux temps modernes mais de modifier cette réalité. Il devait se décrire non plus en terme de représentation plus ou moins vraie, plus ou moins fausse, mais en terme d’action transformatrice, plus ou moins réussie, plus ou moins ratée, plus ou moins efficace.

Il existe, en effet, des phrases déclaratives non constatives qui, au même titre que les phrases interrogatives, impératives et exclamatives, ne sont pas évaluables en terme de vérité et de fausseté. Il en est ainsi des phrases performatives qui contiennent un verbe performatif comme « ordonner, promettre, jurer, baptiser » et qui sont prononcées à la première personne du présent. Elles s’évaluent pourtant mais comme on évalue une action : en terme de résultat, de réussite ou d’échec. Elles posent des actes, elles sont des actes de langage.

Austin, avançant dans sa réflexion, étend la notion d’acte de langage à tout type de phrase complète en usage. Toute phrase prononcée correspond à l’accomplissement d’un acte de langage au moins. Il en vient alors à distinguer les actes locutionnaires, actes « de dire quelque chose », des actes illocutionnaires, actes « en disant quelque chose », et perlocutionnaires, actes « par le fait de dire quelque chose ».

D’où sa formule : « dire, c’est faire », qui a donné son titre à la publication posthume de ses fameuses conférences (Austin 1991).

Searle : marqueurs, double intention et règles conventionnelles

Searle (1972) développe la théorie d’Austin en mettant l’accent sur le fait que les actes de langage sont un moyen conventionnel pour exprimer et réaliser des intentions.

Il développe l’analyse des actes illocutionnaires en distinguant, dans une phrase, le marqueur de force illocutionnaire et le marqueur de contenu propositionnel, qui manifestent dans certains énoncés, en vertu de règles conventionnelles gouvernant l’interprétation des

cette intention par l’acte lui même. Il décrit en outre les conditions de réussite d’un acte illocutionnaire sous forme de règles : les règles préparatoires, la règle de contenu propositionnel, les règles préliminaires, la règle de sincérité, la règle essentielle, les règles d’intention et de convention. Searle aborde, enfin, la question de la fiction et du mensonge, deux activités langagières qui adoptent la forme assertive et affirmative sans en avoir le contenu, car les règles qui les régissent ne sont pas ici respectées.

Les limites de la théorie des actes de langage

Parallèlement aux analyses des philosophes, des linguistes ont été conduits à développer une pragmatique linguistique à partir de l’hypothèse performative de John Ross et des réflexions de Searle (Searle 1972) sur le mensonge et la fiction. Leurs formulations conduisent pourtant à de tels paradoxes que la théorie des actes de langage échoue à les décrire de manière appropriée. Ainsi, si elle a mis en lumière des phénomènes intéressants, la théorie des actes de langage, pour Reboul et Moeschler, justifie des aménagements importants.

La tare originelle : code contre inférence

A quoi cela tient-il ? A ce que le lien entre les états mentaux du locuteur et les phrases dans lesquelles il accomplit des actes illocutionnaires est, dans la théorie des actes de langage, trop « étroit » (RM 98 : 39). La théorie des actes de langage, bien que reconnaissant l’existence d’état mentaux, reste plus proche du behaviorisme que des sciences cognitives. Ses concepteurs ne s’intéressent qu’à ce qui est directement observable. Tout état mental, selon le « principe d’exprimabilité » de Searle, peut être exprimé explicitement et littéralement par une phrase, de telle sorte que les intentions sont rendues en quelque sorte transparentes par les actes de langage qui les expriment conventionnellement sous forme de phrases. Or il s’agit là d’une « version forte» de la théorie des actes de langage. Elle doit être abandonnée au profit d’une version plus faible, qui intègre mieux les acquis des sciences cognitives, afin de « permettre à l’Intelligence Artificielle de progresser sur le chemin de l’ingénierie linguistique » (RM 98 : 39) : des phénomènes internes ne sont pas exprimables par le langage, dont il faut pourtant rendre compte. Une pragmatique « purement linguistique » ne peut se développer indépendamment des sciences cognitives au risque de bloquer les travaux de l’ingénierie linguistique. Searle se révèle d’ailleurs un adversaire convaincu de l’intelligence artificielle, et a fait, à travers l’exemple de la chambre chinoise, la critique du test de Turing.

Reboul et Moeschler répondent eux-mêmes aux arguments de Searle. Ils énoncent la tare essentielle d’une telle pragmatique linguistique : elle a une conception purement codique

du langage, conçu comme « transparent ». Elle « occulte tout un pan de la pragmatique, celui qui a trait aux processus inférentiels, au recours au contexte et à des informations non linguistiques dans l’interprétation des phrases. » (RM98 : 40).

5.1.2. Une pragmatique linguistique

Cette tare originelle, se retrouve dans la pragmatique intégrée, qui s’est plus spécialement développée sur le continent européen.

La réflexion pragmatique des linguistes continentaux est née de la tentative d’intégrer à la réflexion linguistique des phénomènes qui n’en paraissaient pas relever directement. Elle est partie du constat que des conditions d’usage, codifiées et inscrites dans la langue, affectent les significations linguistiques de nombreux éléments, dont on ne peut rendre compte par leur seul contenu sémantique. Les uns s’interprètent relativement à l’acte qu’ils décrivent ou modifient (franchement, entre nous) ; d’autres contiennent des instructions sur la façon d'utiliser les phrases dans le discours : verbes performatifs (promettre, remercier, trouver), conjonctions (mais, donc, puisque, parce que), adverbes (d'ailleurs, enfin, justement) ; d’autres enfin communiquent un contenu implicite sans que sa réalisation linguistique soit apparente, comme la présupposition, à l'origine de la pragmatique intégrée d'Oswald Ducrot (1972).

Le cas de la présupposition est particulièrement révélateur de l’échec de ces approches. Reboul et Moeschler considèrent insuffisantes les solutions apportées tant par les premières approches logiques et philosophiques du courant Frege-Russel, qui font des présupposés une condition de contenu (ce qui aboutit à des absurdités logiques), que par l’approche pragmatique de Ducrot qui en fait pourtant bien une condition d’emploi (sa vérité est nécessaire, sinon la phrase n'a pas de sens) mais qui ne prend pas assez en compte les processus mentaux qui sont mis en jeu. En effet, les présuppositions sont bien, pour Ducrot, des informations d'arrière-plan nécessaires, indispensables même, au succès de la communication, lequel suppose un savoir implicite commun aux interlocuteurs, et elles constituent bien pour lui, en outre, un principe de cohérence du discours puisqu’elles sont constantes dans les tours de parole. Mais, en les considérant comme des actes illocutionnaires conventionnellement codés dans le langage et en portant une attention particulière aux verbes dits présuppositionnels, il ne résout pas le problème logique de l’existence de présupposées fausses de phrases vraies (et réciproquement) et des présupposées fausses de phrases qui ont du sens (RM 98 : 45).

Reboul et Moeschler proposent donc de se tourner vers un modèle cognitiviste, « une pragmatique non linguistique d’obédience cognitiviste » ( RM 98 : 48) qui pourrait se révéler le chaînon manquant pour satisfaire au test de Turing. C’est dans la pragmatique gricéenne qu’ils vont trouver les premières intégrations des processus inférentiels et c’est dans le modèle de Sperber et Wilson qu’ils vont trouver le modèle cognitiviste le mieux adapté.

5.1.3. La pragmatique gricéenne et l’inférence

En 1957, le philosophe Paul Grice publiait sous le titre « Meaning » un article sur la signification, qui devait faire date : il donnait une plus large place aux phénomènes inférentiels négligés par les théoriciens des actes de langage. Il mettait en valeur deux capacités conditionnant la communication : celle d’avoir des états mentaux et celle d’en attribuer aux autres. C’est d’elles en effet que dépend la capacité à interpréter de façon complète et satisfaisante les énoncés.

Signification naturelle et non naturelle

Pour fonder cette capacité d’interprétation, Grice fait une distinction fondamentale entre signification naturelle et signification non naturelle. Ce qui s’exprime en anglais par le seul terme « to mean » se distingue en français par les trois termes indiquer, signifier et vouloir dire. C’est sur le sens de vouloir dire que Grice porte toute son attention pour distinguer signification naturelle et signification non naturelle. Dans la signification naturelle, des phénomènes sont mis en relation avec des signes qui ont une existence indépendante de la volonté de communiquer ou d’interpréter : leurs symptômes ou leurs conséquences. Dans la signification non-naturelle, les signes sont conditionnés par une volonté de communiquer et d’être interprétés : ce sont des phrases qui sont mises en relation avec des contenus que les locuteurs veulent transmettre. Dire qu’un interlocuteur a voulu dire quelque chose par une phrase, c’est dire que ce locuteur a eu l’intention, en énonçant cette phrase, de produire un effet sur son interlocuteur grâce à la reconnaissance, par cet interlocuteur, de cette intention. Reboul et Moeschler font remarquer que Grice intègre, par la notion d’effet à produire à travers une phrase, la notion d’acte de langage (RM98 :49). Il définit cet effet à produire par l’interprétation ou la mise en relation de cette phrase avec des contenus.

Searle va s’inspirer de cette notion de signification naturelle pour fonder son analyse de la double intention, mais en donnant plus d’importance à la notion de signification conventionnelle. Faire reconnaître une première intention de communiquer un contenu s’opère

en vertu des règles conventionnelles qui gouvernent l’interprétation de cette phrase dans la langue commune. De fait, Saerle simplifiera la conception de Grice. Là où Grice distingue la signification (conventionnelle), l’indication (la signification naturelle) et le fait de vouloir dire, Searle ne conservera que l’indication (la signification naturelle) et la signification conventionnelle dans laquelle se réduit la signification non-naturelle. La deuxième intention de Grice n’impose pas de passer par la signification conventionnelle de la phrase : elle n’est que la reconnaissance de la première intention.

Circonstances de production, phrase et énoncé

Grice reprendra en 1967 ces analyses dans les William James Lectures, publiées en 1969, et développera ses analyses de la notion d’intention dans une série d’articles dont le plus important, en 1975, porte sur la « logique de la conversation ». Ils fondent l’analyse conversationnelle et ouvrent ainsi dans la réflexion pragmatique un nouveau champ d’observation appelé à un grand développement (voir ci-dessous 6.2 ).

Grice introduit une nouvelle perspective et deux notions fondamentales.

Grice est le premier, selon Reboul et Moeschler (RM 98 : 50), à ouvrir le champ à la notion de circonstances de production pour l’interprétation des phrases, donc à une notion non conventionnelle ou non-codique de l’interprétation linguistique. L’interprétation d’une phrase « dépasse généralement de beaucoup la signification qui lui est conventionnellement attribuée » (ibidem), de sorte qu’il faut distinguer, selon Grice, entre la phrase (même suite de mots prononçables dans des circonstances différentes) et l’énoncé (résultat variable selon les circonstances de la prononciation d’une même phrase). La signification conventionnelle d’une phrase est stable alors que la signification de son énoncé est variable. L’interprétation linguistique « admet que la signification d’une phrase n’épuise pas son interprétation lorsqu’elle est prononcée dans des circonstances différentes.» (RM 98 : 51).

Implicature et principe de coopération

Grice, en outre, est, pour Reboul et Moeschler, celui qui introduit deux notions fondamentales pour la suite du développement pragmatique : la notion de principe de coopération et la notion d’implicature.

Le principe de coopération énonce les conditions subjectives -- état d’esprit ou d’attente -- dans lesquelles doivent se trouver les interlocuteurs. Il suppose que « chacun d’entre eux contribue à la conversation de manière rationnelle et coopérative pour faciliter

énonce quatre maximes de conduite de la conversation : la maxime de quantité (autant d’information que nécessaire et pas plus), la maxime de qualité (sincérité supposée, non mensonge), la maxime de relation ou de pertinence (parler à propos, en relation avec les énoncés précédents) et la maxime de manière ( clarté, non ambiguïté, dans le respect de l’ordre discursif). Ce sont plus des principes d’interprétation que des règles normatives ou de comportement comme dans la théorie des actes de langage.

L’interprétation d’un énoncé dépendant des circonstances et ne se réduisant donc pas à la « signification:conventionnelle » de la phrase correspondante, il y a une différence entre ce qui est dit et ce qui est transmis ou communiqué. Ce qui est dit, Grice l’appelle signification, ce qui est transmis Grice l’appelle implicature. Or il y a deux types d’implicatures, ou moyens de communiquer au-delà de ce qui est dit : l’implicature conventionnelle, moyen conventionnel, et l’implicature conversationnelle, moyen conversationnel.

Ce que Reboul et Moeschler mettent en valeur, c’est surtout le fait que Grice « prévoit l’exploitation des maximes de conversation (…) lorsque le locuteur viole de façon évidente l’une ou l’autre des maximes. » (RM 98 : 53), ce qui permet à Grice de rendre compte d’un certain nombre de procédés rhétoriques ou discursifs.