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Dans l’univers professionnel, pour ces migrants, l’usage des mots du français est en relation avec certaines situations expérimentées et certains contextes familiers mais pas avec d’autres où leur occurrence est aussi pertinente, mais qui ne sont ni expérimentés ni familiers.

En outre, tous les paramètres des situations expérimentées et des contextes familiers n’ont pas été explicités, mais certains seulement. Certains procédés discursifs ne sont pas maîtrisés. Les situations ne sont pas perçues dans toutes leurs dimensions organisationnelles (sécurité, hygiène, systèmes de décision), spatiales, temporelles. De sorte que ce sont leurs relations à la situation et au contexte qui ne sont pas saisies, parce qu’une partie des mots du discours ne sont pas contextualisés ou font référence à des savoirs implicites.

3.3.1. La maîtrise de l’environnement

Ainsi, un premier rôle de l’enseignement lexicalest-il de développer la maîtrise de l’environnement social et professionnel. Un perfectionnement linguistique, dans ce contexte, consiste d’abord à mettre les mêmes « mots » sur des situations et dans des contextes nouveaux, ou d’autres « mots » sur les mêmes situations et contextes. Il ne s’agit pas d’apprendre des mots pour en apprendre le sens, mais, par économie, de transmettre des mots dont on a le sens, et des sens dont on a les mots. Le lexique aura donc pour rôle de permettre à l’apprenant de s’approprier son environnement le plus proche, en sachant le signifier, c’est-à-dire le nommer, le décrire dans ses dimensions spatiales, fonctionnelles, le raconter, l’évaluer, raisonner dessus. Le vocabulaire de la description, du récit, de l’argumentation prend alors une valeur essentielle.

La mise en mots

Noyau (1991) indique la procédure de base : « Il faut interroger l’apprenant pour enrichir l’interprétation et la valider. » Car nous n’enseignons pas des contenus que nos apprenants maîtrisent mieux que nous, et dans lesquels ils sont experts. Nous faisons un échange d’expertise : leur savoir contre le nôtre, leur sens contre nos « mots », nos « mots » contre les leurs, nos « mots » avec notre sens.

La mise en mots dialoguée des situations professionnelles et sociales, domaine de l’expérience des apprenants, se révèle ainsi la technique de base, l’activité fondamentale à développer. Elle est une activité orale, une activité d’échange, une activité éminente de communication. Elle a son prolongement dans l’écrit, en particulier par la manipulation de tous les codes de représentation qui peuvent être associés au code linguistique : images, photos, schémas, dessins, graphes, etc. Non pas seulement écrits suivis, mais aussi écrits schématiques et écrits à dominante quantitative.

Mettre en « mots », c’est transmettre à la fois des « mots » et du sens. Le rôle de l’enseignant dans ce contexte est d’abord de donner les « mots » qui manquent au sens présent ou de donner le sens qui manque aux « mots » qui sont là.

Les activités

Un certain nombre d’activités peuvent être développées pour la réalisation de cette mise en mots :

– reprendre la description hors la présence de la chaîne, mettre la personne en situation de demander et de produire les termes spécifiques ;

– mettre en relation les autres systèmes sémiotiques (photos, schémas, icônes, codes couleurs, codes sécurité, codes machines, codes sociaux, codes professionnels) avec les mots et concepts véhiculés par le langage en situation ;

– reconstruire les discours en lecture, en production écrite ;

– donner des moyens en lecture d’observer ces mots dans leurs réseaux lexicaux (listes, schémas, groupes nominaux, goupes verbaux, phrases contextualisées, etc.), par confrontation d’énoncés, observation des distributions, analyses et opérations logiques.

3.3.2. La grammaticalisation

Le second rôle du lexique sera de développer la connaissance du code, en favorisant le processus de grammaticalisation.

On commence à savoir comment, en situation naturelle d’apprentissage, les lectes d’apprenants développent progressivement les compétences syntaxique, grammaticale, discursive. Py (1993), en particulier, a montré comment, à partir de la tâche de communication, les données linguistiques s’organisaient en divers systèmes, qui progressivement permettaient l’appropriation du code. Le lexique s’acquiert selon des procédures qui vont en s’élargissant et par des constructions d’équivalences, d’oppositions, de complémentarités plus ou moins systèmatiques. En s’enrichissant à travers la tâche de communication, tant en quantité qu’en polyvalence sémique, le lexique favorise le processus de grammaticalisation. Les termes qui ne peuvent s’intégrer dans les systèmes actuels ne sont pas mémorisés. Les situations plus complexes d’où surgissent des tâches de communication plus élaborées, et la nécessité de lever les ambiguïtés surgies de ces situations, nécessitent la découverte des éléments du code à partir d’hypothèses opératoires sur les liens entre les formes et leur valeur sémantique. Les relations syntaxiques, les systèmes morphologiques, les nuances temporelles et modales se mettent progressivement en place.

Ainsi, dans ce contexte spécifique, c’est la progression dans la communication qui contraint, même pour une maîtrise de compétence de communication élémentaire, qu’un travail spécifiquement grammatical soit effectué. La syntaxe, la grammaire, elles aussi transmettent du sens. Mais les règles ne s’acquièrent pas alors comme normes extérieures, mais comme nécessités internes du système. Elles sont identifiées dans la progression même des besoins de communication, en situation et en contexte. En s’appuyant sur le lexique, elles sont traitées non

comme fin ou comme matière spécifique d’apprentissage, mais comme moyen nécessaire à la communication pour transmettre et recevoir le sens. Pour des raison d’économie et d’efficacité au regard des objectifs communicatifs de la formation, elles ne sont introduites que dans la mesure où, pour le niveau en langue atteint, et pour les compétences de communication effectivement maîtrisées, elles répondent à un besoin de précision sémantique de l’expression.

C’est donc par une manipulation prioritaire du lexique et sur son appui que les relations syntaxiques, les systèmes morphologiques, les nuances temporelles et modales, vont progressivement se mettre en place : ce sont les situations plus complexes et la nécessité de lever les ambiguïtés surgies de ces situations qui favoriseront la découverte du code grammatical. C’est en s’appuyant sur le lexique que dans ce contexte une partie des règles deviennent des moyens nécessaires pour transmettre et recevoir le sens.

Le lexique s’acquiert selon un système qui va s’élargissant et par des constructions d’oppositions systèmatiques. Les termes qui ne peuvent s’intégrer dans le système actuel ne sont pas mémorisés. Le système se construit par opposition, par complémentarité, à partir du contexte.

Les procédures d’observation et d’analyse mises en place dans l’apprentissage lexical viennent s’appliquer au travail grammatical, conduit essentiellement par des reprises orales puis par des fixations rapides à l’écrit. Mais les exercices grammaticaux écrits sur un vocabulaire décontextualisé voire inconnu ne sont pas pertinents, ils ne s’inscrivent pas dans l’économie générale de tels dispositifs de formation. La grammaire se construit ainsi à partir d’hypothèses opératoires sur les liens entre les formes et leur valeur sémantique.

Aussi le travail lexical est-il au centre de l’activité de communication, il se retrouve en première ligne de l’activité d’exploitation grammaticale et de ses exercices traditionnels. Il n’est introduit que dans la mesure où, pour le niveau en langue atteint, et pour les compétences de communication effectivement maîtrisées, il va donner à l’expression la précision dont le besoin est ressenti. Tel mot peut être entendu sans être jamais perçu. Il n’est pas acquis parce qu’il ne répond pas aux besoins de communication présents. C’est le besoin qui crée une disponibilité à l’acquisition d’un terme donné, d’une structure, d’une forme spécifique.

Le travail sur le lexique est donc prioritaire non seulement pour permettre une communication plus économique, mais aussi pour reconstituer les tenants et les aboutissants des situations de communication.

3.3.3. L’apprentissage par le contexte

Or le lexique est un domaine moins défriché par les linguistes et les sémanticiens et son apprentissage, activité égale en investissement pratique à celui de la syntaxe et de la grammaire, n’a pas encore bénéficié des mêmes investissements de recherche et de formalisation que ce dernier. Dans une recherche précédente (Champion 1998), nous avons pu étudier en particulier le travail que Boogards (1994) a consacré à l’enseignement lexical. Il y analyse un important matériel d’expérimentation, et fait le point sur l’évolution des recherches en psycholinguistique sur le lexique. Il montre que le rôle du contexte est devenu un axiome qui semble ne même plus devoir être justifié théoriquement d’un point de vue linguistique. Les auteurs recensés, partant d’expérimentations pratiques, ne tentent même plus de le démontrer : ils en font un constat permanent. Boogards examine donc en détail la méthode d’enseignement lexical par les textes, qu’il considère, malgré certaines réserves, « dans l’ensemble fructueuse et saine », car le contexte est « sans aucun doute la source la plus précieuse pour découvrir le sens d’un mot » ( Boogards 1994 : 172 ).

Cette méthode d’apprentissage par le contexte, c’est la stratégie de traitement des mots inconnus en lecture décrite par Graves (1987). En résumé, elle consiste, après avoir reconnu l’occurrence d’un mot inconnu et établi un premier jugement sur son importance pour la compréhension du passage, à essayer d’en déduire le sens d’après le contexte précédent, puis d’après le contexte suivant, à la suite de quoi un second jugement se forme, à partir duquel est effectué un examen de ses parties constitutives, lequel examen conduit à un troisième jugement. C’est en procédure finale qu’intervient éventuellement la consultation d’un dictionnaire ou d’une autre source de référence. Il s’agit ainsi d’une stratégie de recherche d’indices à travers un réseau de signifiés, de construction de traits sémantiques dans une confrontation des éléments d’un système cohérent de sens.

Les conditions du contexte

Boogards énonce les conditions auxquelles doit répondre le contexte pour être compréhensible, telles que les énoncent certains chercheurs :

1. Il doit être « simple et pertinent, et doit réveiller le réseau lexical du locuteur natif » ( Beheydt, cité par Boogards, ibidem).

2. « Les contrastes et descriptions (...) aident à la compréhension, [ainsi que] les connaissances encyclopédiques » (Stip et Hulstjin cités par Boogards ibidem).

4. Les éléments inconnus ne doivent pas être trop nombreux, car l’efficacité diminue quand le nombre d’éléments inconnus augmente.

Conditions de validité

Bogaards analyse aussi les conditions de validité de chacune des étapes. De l’examen de celles-ci, nous relèverons la nécessité dans la phase 1 de pouvoir localiser précisément si possible une seule difficulté dans un contexte où les autres significations ne soient pas elles-mêmes opaques et le caractère essentiel de la dernière phase de confirmation et d’infirmation des hypothèses proposées.

Comment l’apprenant déduit-il le sens du contexte ?

Ce sont les troisième et quatrième phases de déduction du sens par le contexte précédent et suivant qui appellent naturellement le plus de commentaires. Elles se réduisent pourtant à un constat théorique d’ignorance : « c’est l’étape essentielle dans le processus (...) on pourrait donc s’attendre à pouvoir en dire beaucoup de choses (…) mais, malheureusement, on ne sait guère comment l’apprenant s’y prend pour manier les éléments que contient le contexte » (ibidem : 174 ).

Ainsi voit-on que les questions qui nous préoccupent restent complètement ouvertes : comment le contexte intervient-il pour favoriser ainsi la compréhension ? Comment ces indices contextuels sont-ils utilisés ? C’est la grande inconnue :

« La possibilité de déduire les significations ne dépend pas seulement de la qualité du contexte ; elle dépend également de la façon dont l’information donnée est traitée par l’apprenant. […] On ne sait à peu près rien sur ce que font effectivement les lecteurs qui sont confrontés à des éléments inconnus, et, jusqu’à présent, aucune explication théorique n’analyse pourquoi ils font des erreurs » (ibidem: 174).

Ainsi, malgré un matériel d’observation de plus en plus riche, les praticiens ont su améliorer notablement en lecture et à l’écrit les performances d’apprentissage par le contexte, mais ils paraissent incapables de proposer un modèle théorique en psycholinguistique qui puisse rendre compte des phénomènes constatés.

Les procédures que l’on peut employer en lecture, à partir de textes calibrés spécialement et adaptés au niveau des apprenants, pour déduire le sens par le contexte précédent et suivant d’un élément clairement isolé, paraissent plus délicates à mettre en œuvre en communication orale : leur conduite est plus aléatoire, et de nombreux imprévus se dressent sur

C’est pourtant dans cette direction que nous nous proposons d’avancer. Non pas pour résoudre ce problème, mais pour proposer un cadre théorique qui pourrait nous permettre d’identifier ensuite les procédures mises en œuvre.

Nous proposons de nous tourner vers les praticiens de l’enseignement et de l’apprentissage en contexte, et d’interroger les processus mis en oeuvre dans la communication de classe, tant pour ce qui concerne l’enseignant dans la constitution de ses corpus que pour l’apprenant dans son expression linguistique. Nous allons pour cela devoir étudier, à travers leurs échanges didactiques et en relation avec la manipulation des supports et leur environnement, la façon dont circule le sens lexical.

Nous avons recueilli un corpus dans lequel un ouvrier d’origine laotienne tente de se perfectionner en français pour comprendre ce qu’on lui dit et pour se faire comprendre, et dans lequel un formateur tente d’enseigner le français en expliquant et en contrôlant sans cesse s’il est compris.

Nous allons mettre à l’épreuve un modèle d’analyse inspiré par les thèses de Luis J. Prieto. Il nous faut donc au préalable présenter ce modèle d’analyse et en éprouver la validité au regard des évolutions récentes de la pragmatique.

Deuxième partie : Vers un modèle d’analyse des données

lexicales

« Tous les linguistes devront lire attentivement les Principes de Noologie et ne pourront alors manquer de remettre en question certains fondements même de leur science. »

Chapitre 4 : Luis Prieto

Quel didacticien des langues, quel jeune chercheur en pragmatique s’arrêtent sur le nom et l’œuvre de Luis J. Prieto (1906-1996) ? Linguiste et sémioticien d’origine argentine, disciple d’André Martinet, il commença sa carrière d’enseignant à l’université d’Alger, la poursuivit à l’université de Paris VIII-Vincennes et la termina à l’université de Genève, où il fut l’un des successeurs de Ferdinand de Saussure à la chaire de linguistique. Il aura marqué l’histoire de la linguistique en tant qu’auteur des Principes de noologie (1964), œuvre conçue délibérément comme parallèle aux Principes de phonologie de Troubetzkoy. Il eut pour ambition, après que l’école de Prague eut dévoilé dans les langues la structure des signifiants, de révéler la structure du système des signifiés qui leur sont associés dans le signe linguistique. Son projet reste toujours en chantier. Mais c’est en publiant, en 1966, Messages et signaux, application aux autres systèmes de signes des principes élaborés dans l’étude du signe linguistique, et La sémiologie qu’il se signala comme l’un des meilleurs sémioticiens de sa génération.

Luis J. Prieto, s’il est encore mentionné et commenté dans les travaux des sémioticiens, semble faire l’objet aujourd’hui d’un certain oubli de la part des linguistes, et n’apparaît que très rarement dans les bibliographies des recherches en pragmatique.