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Mais c’est en fait dans le traitement méthodique que la question lexicale va se poser explicitement à l’enseignant.

Du point de vue méthodique, les choix lexicaux relevent des analyses extra-linguistiques informées par les besoins des apprenants, les objectifs de formation, les contraintes institutionnelles. Le concepteur de méthode comme le praticien doivent pouvoir se passer, au moins dans un premier temps, des analyses intra-linguistiques.

L’enseignant se trouve souvent dans cette situation quand il doit choisir, adapter ou réaliser lui-même ses supports de façon différée, avant ou après ses séquences didactiques. Il s’agit soit de supports complémentaires à l’application de telle ou telle méthode, soit d’une catégorie de supports relevant d’une composante de la situation de communication sur laquelle la méthode n’a pas mis l’accent, ou bien d’un domaine des savoirs de base qui n’a pas été privilégié comme méritant un traitement spécifique. Il peut s’agir aussi de la plupart des supports des unités d’enseignement d’un programme donné, comme cela s’est trouvé dans la situation qui a donné lieu à la réalisation de notre corpus (voir la Troisième partie et les annexes). Dans un tel contexte, tous les éléments linguistiques doivent paraître dans les supports et être exploitables avec pertinence et économie à travers la situation réelle de la classe : l’élaboration est déterminée par cette situation spécifique.

Cette intégration de la communication réelle de la classe dans l’élaboration méthodique entraîne des questions de choix linguistiques adaptés à des apprenants réels comme interlocuteurs et comme acteurs de situations réelles à exploiter. La communication de classe s’intègre comme composante dans la constitution de ses supports et de leurs choix. L’environnement et les situations sont plus familières et mieux identifiables, mais les exigences institutionnelles et didactiques contraignent à une plus grande pertinence, et donc à une analyse pré-méhodique très rigoureuse.

3.2.1. Elaboration

organigrammes, tableaux, listes etc.), soit pour préparer la trame thématique et discursive d’un débat, d’une discussion, d’un exposé.

Les écrits authentiques, eux-même reflets et calques d’une réalité physique et sociale et de rapports sociaux, souvent d’ailleurs illustrés de schémas et de quantifications, déterminent une partie des corpus linguistiques et des significations. Ils font entrer immédiatement dans des savoirs élaborés. Ils sont lexicalement, syntaxiquement, grammaticalement complexes pour l’apprenant, et ne peuvent qu’en partie être traités tels quels. Ils nécessitent une adaptation, et des simplifications didactiques qui ne sont cependant pas toujours aisées. Elles le sont d’autant moins qu’elles relèvent souvent pour le formateur de l’évidence et de l’implicite. Or c’est souvent de cet implicite qu’il est difficile de prendre conscience, et la dimension culturelle de beaucoup d’évidences pour le natif est l’obstacle de leur communication à des locuteurs d’une autre culture.

Les choix se font ensuite dans le déroulement de la séquence d’enseignement, au cours des échanges langagiers avec les apprenants. Ils sont induits par les activités et contenus déjà préparés. Une partie peut être prévue, mais une autre partie surgira au cours de l’échange et de la réussite ou de l’échec de la communication.

3.2.2. Les corpus pédagogiques

Le praticien doit rassembler les matériaux, décider de leurs modalités de présentation et de leur mise en relation. Il s’agira donc de constituer des corpus pédagogiques constitués de champs lexicaux et sémantiques formant systèmes ou réseaux, dans lesquels certaines occurrences occuperont des positions centrales ou charnières, ou constitueront des nœuds et des centres de focalisation. L’analyse peut les formaliser sous forme de listes de termes regroupés par catégories référentielles, sémantiques, syntaxiques, morphologiques. L’inventaire thématique et syntagmatique de Galisson (1971) et les inventaires lexicaux des différents opuscules pédagogiques rendent bien compte de ce type d’inventaire et d’organisation et peuvent être des sources de référence pour la constitution de tels corpus.

3.2.3. Choix lexicaux

Le praticien doit déterminer un cadre d’élaboration de ses choix, de sélection, de hiérarchisation, de mise en relation. Une analyse préalable des contenus et la détermination des critères de choix doit être opérée.Le choix lexical pose deux problèmes : la sélection des unités

lexicales à extraire de ces corpus, leur mise en relation avec les champs déjà constitués, leur simplification par décomposition en corpus intermédiaires, adjacents ou complémentaires.

Les critères

De fait, ce sont les situations d’apprentissage qui vont déterminer la façon dont les choix lexicaux seront effectués en pratique et les types de problèmes théoriques qui leur sont associés.

Les critères pédagogiques traditionnels de délimitation de ces corpus, tels que Boogards (1994) les relève chez les concepteurs de méthode du début du XXème siècle aux années 1980, relèvent en fait d’une problématique annexe qui vise essentiellement « augmenter l’efficacité de l’enseignement des langues » (Boogards 1994 : 99) dans une perspective de rendement maximum : limitation de la masse ou du volume des éléments nouveaux, correction de la forme, niveau de langue, fréquence, disponibilité, mode d’emploi (courant, spécifique), niveau d’abstraction ou de complexité, valeur d’explicitation ou de représentation. Ils conduisent à l’élaboration de situations factices pour une langue idéale : ce sont les mots à apprendre qui déterminent les textes à produire et les situations à mettre en scène « pour pouvoir fonctionner de façon appropriée » (ibidem : 103). Les critères donnent la priorité à l’accès à la langue sur la communication et sont donc insuffisants.

Boogards considère cependant qu’ils ne sont pas à rejeter en tant que tels, mais qu’il est difficile de se fier strictement à des critères spécifiquement linguistiques. Ceux-ci doivent être pris en compte en complément de critères plus importants, que seule l’approche fonctionnelle, développée à partir des années 1980, permet de mettre en valeur, en déplaçant la problématique du choix du linguistique au pédagogique : un vocabulaire d’urgence recouvrant les compétences et les situations les plus récurrentes, un vocabulaire réaliste et authentiquement employé dans les situations réelles, qui tienne compte des types d’enseignement et de français (fonctionnel, instrumental, technique), des compétences linguistiques privilégiées (oral, écrit, expression, compréhension), ainsi que des objectifs d’apprentissage (objectifs opérationnels linguistiques ou non linguistiques) et des domaines de contenu abordés, des niveaux actuels des apprenants et des pré-requis nécessaires, des modalités de présentation des matériaux linguistiques (film, image, texte suivi, schéma, dialogue, etc.) et du type d’activité proposé.

L’essentiel des problèmes de sélection se trouveraient ainsi réglés par la méthodologie fonctionnelle elle-même :

« Les questions fondamentales se formulent donc ainsi :

- Quelles sont les tâches que l’apprenant d’une langue aura à exécuter dans les situations où il va se trouver ?

- Comment peut-on lui fournir le matériel lexical qui lui permettra d’exprimer ce qu’il veut dire et de comprendre les messages qui lui sont destinés ? »

(ibidem : 112) Boogards propose, pour l’étude de ces tâches et de ce matériel lexical, d’observer les situations mêmes de production et d’utilisation à partir de corpus relevés in situ (ibidem : 140).

Ce serait à cette condition que les critères d’urgence, de fréquence, de disponibilité, d’accès au sens, pourraient intervenir alors à tous les niveaux de l’élaboration pré-méthodique, ces choix inspirés « par des techniques éclairées d’observation de l’usage de la langue » (ibidem) pouvant nécessiter l’élaboration de situations complémentaires, associées, opposées, parallèles.

C’est en définitive le critère d’utilité qui détermine l’ensemble des choix, la question étant de savoir « à quoi peuvent servir les mots pour les apprenants d’une langue étrangère » (ibidem :113). Tréville et Duquette (1996) vont dans le même sens quand elles affirment que le vocabulaire sélectionné doit être d’abord être

« un vocabulaire occasionnel qui émerge des documents authentiques constituant le point de départ de la démarche. Ce n’est qu’après que les mots ont été saisis en contexte qu’ils sont sélectionnés en fonction de leur utilité pressentie pour faire éventuellement l’objet d’exercices. » (Tréville et Duquette 1996 : 101)

Mais ces critères passent, dans la réalisation méthodique d’un enseignement fonctionnel, par un deuxième filtre : leur mise en forme concrète, en énoncés : dialogues et textes principalement, visant à constituer le contexte de sélection, pour lequel Tréville et Duquette (ibidem) considèrent aussi que les critères pédagogiques jouent autant que les critère linguistiques : niveau du cours, nature des mots, fonction des mots dans la phrase et dans le discours, buts des apprenants en relation avec leurs besoins.

Ce rôle du contexte qui est ici souligné, Boogards (1994 ch. 6.2.3.) y consacre une longue étude, dans laquelle il examine la stratégie de traitement des mots inconnus en lecture, décrite par Graves (1987), qui permet de « déduire le sens du contexte ». Et c’est, en définitive, à travers une approche fonctionnelle privilégiant l’utile sur le formel, le critère sémantique qui est privilégié dans le traitement du vocabulaire, tant dans les modalités de présentation que dans les modalités d’exploitation, grâce à des stratégies didactiques qui visent à une identification rapide du sens. C’est dans cette mesure-là que la fixation, la mémorisation, le transfert et le

réemploi des unités lexicales dans des énoncés accompagnent le perfectionnement du code linguistique.

L’analyse, à tous les niveaux, pose donc comme central le critère sémantique dans la constitution des corpus lexicaux. Il doit dominer les préoccupations de l’enseignant. Mais comment ? Nous pensons que l’analyse de notre corpus permettra de répondre à cette question. Il est nécessaire au préalable de voir le rôle que le lexique joue du côté de l’apprenant dans sa propre communication, dans son interlangue.

3.2.4. La place du lexique dans l’interlangue

Le lexique joue, en appui sur les procédés pragmatiques, un rôle central dans la prise en main et l’appropriation des compétences linguistiques.

Déjà, dans une étude sur la référence aux entités dans le lecte de base d’une femme adulte d’origine chinoise7, qui avait vécu déjà depuis dix ans en France pratiquement sans contact avec la société et la langue françaises, sinon par l’intermédiaire de son jeune fils et de ses pratiques religieuses, nous avions constaté que les seuls éléments linguistiques structurant sa communication étaient des éléments lexicaux dénués de toute morphologie. Le lexique des procés y était en outre plus abondant que le lexique des entités. Quand les mots exacts lui manquaient, elle leur trouvait des substituts par l’emploi d’autres mots ou par des procédés pragmatiques qui permettaient de transmettre le sens de ce qu’elle voulait indiquer. Elle produisait des indices non verbaux comme substituts des indices verbaux par un recours pragmatique très riche et très élaboré. Cette migrante pouvait transmettre l’essentiel de son message par ces procédés discursifs et pragmatiques à l’appui des formes linguistiques majoritairement lexicalisées.

Mais c’est en analysant le discours d’apprenants laotiens décrivant leurs tâches de régleur sur une chaîne de fabrication de pots catalytiques (Champion 1998) que nous nous sommes rendu compte que le volume de vocabulaire disponible était très supérieur au vocabulaire effectivement employé de façon appropriée. Le recours aux approximations lexicales, aux périphrases ou aux sur-généralisations était abondant. Les moyens syntaxiques et grammaticaux relevaient de la variété de base décrite par Klein (1989, 1990) et Perdue (1993). Ils se révélaient une des causes de l’absence d’un terme disponible. Le sens cependant passait de telle sorte que le terme propre venait souvent à l’esprit de l’auditeur, qu’un étayage rapide pour la précision du sens faisait apparaître. Sa réactivation actualisait tout d’un coup le signifié.

Le terme était ensuite réutilisé dans les contextes similaires. Le déficit syntaxique ou grammatical associé à l’absence du terme pouvait alors être traité.

Il est courant de constater auprès des apprenants adultes d’une langue étrangère que le langage est conçu d’abord de façon fonctionnelle. Il sert avant tout à communiquer dans des situations d’urgence, pour des besoins élémentaires : il doit être efficace. Il est un outil de communication : il va au plus court, au plus simple.

Nous avons pu constater ainsi que, chez le migrant adulte, le réseau lexical et sa structuration en discours sont des simplifications des productions du natif. Noyau (1991), dans ses études sur la temporalité, a montré que « l’apprenant adulte ne construit pas de discours incohérent du point de vue pragmatique, il a une visée globale de communication » (ibidem : 19). Ce sont les éléments linguistiques les plus simples qui sont retenus, et s’ils sont reproduits, c’est en passant par le filtre d’une simplification syntaxique et morphologique.

Berruto (1983) a analysé dans l’italien populaire ces processus de simplification, qu’il définit principalement comme « disposition ou stratégie verbale consistant dans la réussite de la transmission des signifiés que l’on veut même avec un code mal maîtrisé » (Berruto : 40). Maîtrisé traduit ici le terme padronagiato , qui vient du terme padrone , patron, maître, mais qui évoque aussi le patron d’un vêtement : le sens que veut transmettre l’apprenant passe par un discours « mal patroné », costume mal seyant, à la mauvaise taille, il faut entendre un code inadapté. Berruto interpréte ce terme dans son sens immédiat de « réduction à l’essentiel » (ibidem ), mesurable en terme de nombre de morphèmes et d’une moindre articulation de la structure interne, mais aussi dans un sens générativiste de « recours à un moindre nombre de règles » (ibidem) dans le passage de la structure profonde à la structure de surface , et dans un sens jakobsonien d’abandon de la langue à sa nature, visant « un calcul des traits moins marqué et moins loin, dans la représentation abstraite, par rapport à la forme réelle » (ibidem). Mais, de ce qu’il appelle pour sa part une simplification, Berruto retient d’abord sa « valeur opératoire et pragmatique, centrée sur le sujet parlant » (ibidem).

Or selon lui, le critère d’analyse du sujet parlant est un critère lexical. Dans la simplification, il y a « réduction aux formes lexicales élémentaires » (ibidem : 43), le sujet parlant « faisant prévaloir la sémantique sur la syntaxe, par le moyen de la lexicalisation des rapports grammaticaux, la réalisation lexicale de signifiants morpho-syntaxiques, par l’effacement des mots vides » (ibidem). Le costume n’est pas à la bonne taille, mais le corps est bien là, et le corps, c’est d’abord le lexique.

L’analyse des productions en italien populaire montre que les procédés de simplification analysés par Berruto sont très proches de ceux que l’on retrouve dans le discours

des adultes migrants et met bien en valeur le rôle substitutif ou de compensation du lexique. Ce qui résume de façon simplificatrice cette interlangue, c’est donc le fait que l’on y parle essentiellement avec des mots, mais avec des mots qui sont des signifiants dotés de contenus sémantiques simplifiés, réduits à l’essentiel de leurs relations avec la situation de production, des signifiants simples et distinctifs du point de vue de l’alloglotte.

Dans cette situation d’ignorance de l’existence ou de l’organisation des systèmes morphologiques, des rapports entre les traits et les règles sous-jacentes et du moindre marquage des traits émis, le locuteur étranger freine ses déficits par des contre-poids fonctionnels : transferts de codification, fossilisations, généralisations.

En outre, l’observation des discours d’apprenants en situation professionnelle, au poste de travail, dans l’environnement de l’atelier, du chantier, de la plonge, nous a conduit à faire l’hypothèse que pour toute personne communiquant dans une langue étrangère qu’il ne maîtrise pas, le langage est d’abord conçu comme reflétant la réalité, un état des choses. Il est comme une image du monde. Il est d’abord dénotatif. Parler, c’est d’abord, à travers les mots, faire référence : à des évènements et à des choses, à des acteurs et à actes, à des jugements ou des pensées. C’est représenter des choses, des personnes, des procès, des mouvements, des espaces et des lieux : tous éléments observables, visibles, palpables, perceptibles, en un mot : sensibles. A travers le discours, il y a prégnance prioritaire de l’univers référentiel.

C’est la raison pour laquelle, pour décrire les discours d’apprenants, il est difficile d’appliquer des catégories grammaticales traditionnelles et de classifier les éléments linguistiques dans les classes grammaticales et syntaxiques traditionnelles. C’est pourquoi le programme ESF (Perdue 1995) les décrit à travers cinq classes pré-grammaticales, notionnelles, les domaines référentiels : référence aux entités, aux procès, à l’espace, à la temporalité, a la modalité. Ce sont les « mots » qui sont les véhicules de l’expression, les substantifs qui décrivent les objets du monde, les verbes qui décrivent les procès, les adjectifs qui déterminent, qualifient, contextualisent objets et procès, les prépositions qui décrivent les relations spatiales ou temporelles, les conjonctions qui décrivent les relations logiques.

Acquérir ces divers éléments est prioritaire, l’alloglotte débutant ou fossilisé dans une expression élémentaire ignore tout des règles phonétiques, syntaxiques, morphologiques, flexionnelles.

Cette focalisation lexicale dans le discours de l’apprenant ne saurait donc, d’un point de vue didactique, être trop légèrement négligée avec un tel public. Soit les vocables sont des

seulement de leurs relations, l’organisation interne du code linguistique lui échappant ainsi à divers degrés. Soit le code est maîtrisé, mais des occurrences nouvelles apparaissent dans des environnements non familiers ou en relation avec d’autres codes, et, alors l’interprétation est erronée.

Ce ne sont pas tant les « mots » qui manquent chez le migrant, puisque ces « mots » sont véhiculés à travers la communication dans des situations expérimentées. Mais ils sont mal perçus, en tant que signes, dans leurs relation entre eux à l’intérieur de systèmes plus vastes (phonétiques, lexicaux, syntaxiques, grammaticaux, discursifs) du code qui les organise. Et ce n’est pas non plus le sens qui manque, puisque ce sens est présent, immédiatement ou médiatement, dans une expérience quotidienne. Mais il est incomplétement conçu à l’intérieur même des systèmes d’organisation de l’expérience et dans sa relation aux autres systèmes de représentation.

C’est donc la relation des « mots » avec les expériences et les autres « mots », et la relation des expériences entre elles par la médiation des « mots », qui manquent au développement de la communication, et qui doivent être prioritairement travaillés dans un contexte didactique.

Ainsi, cette place essentielle de l’appui lexical dans le discours de l’apprenant conduit à donner un rôle central au lexique dans l’apprentissage.