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Comme sémioticien, Prieto a été en France, dans les années 1965-1975, au cœur des débats linguistiques, au moment où Barthes tentait de constituer la sémiotique comme discipline autonome de la linguistique. Disciple de Martinet, défenseur d’une linguistique fonctionnelle, il était considéré comme le continuateur le plus fidèle et le plus rigoureux du projet sémiotique saussurien. Il consacrait en effet son œuvre à développer le programme de cette sémiologie, « science générale de tous les systèmes de signes (ou de symboles) grâce auxquels les hommes

Au moment où la linguistique anglo-saxonne étendait son influence en France et où la réflexion pragmatique se développait et s’interrogeait sur le rôle du contexte et de l’environnement extra-linguistique, c’est sur les travaux de Prieto que Germain (1973) , dans La notion de situation en linguistique, s’appuya pour définir le rôle de la situation dans la communication et asseoir le statut linguistique de cette notion .

Prieto entre dans le silence au cours des années 1980. Les recherches linguistiques se détournent du courant structuraliste, et les théories de la communication marginalisent la sémantique fonctionnelle. Sans tomber dans un oubli complet, Prieto se verra de moins en moins cité dans les travaux des sémioticiens, et de plus en plus négligé par les linguistes. Il ne fait rien contre ce mouvement de désintérêt : aucune publication importante, après Pertinence et pratique (1975), ne le signale à l’attention des chercheurs. S’il étend et approfondit ses travaux, c’est à travers son enseignement et en n’intervenant plus que par ses articles et ses communications : Caractéristique et dimension (1988) et Le point de vue dans les sciences (1995) sont à mentionner comme des explicitations de ses thèses d’origine. Aucun disciple, après Germain, ne reprend son flambeau, aucun programme de recherche, auquel pouvaient convier ses conceptions, ne se développe en référence explicite à son œuvre. Prieto prend sa retraite et meurt en 1996.

Deux années plus tard, en 1998, la revue Semiotica lui consacrera un numéro spécial d’hommage. Depuis, des chercheurs, ici ou là, continuent, dans une sorte de marginalité, à s’intéresser à son œuvre. S’il est considéré par ceux-là comme l’un des plus grands linguistes de son temps, c’est pour retenir principalement son analyse de l’acte de communication, et pour s’intéresser surtout aux soubassements épistémologiques de ses conceptions.

Luis Jorge Prieto demeure donc comme une sorte de curiosité originale, en retrait des grands itinéraires linguistiques actuels, et serait sans doute mentionné dans les guides pour érudits par une simple étoile avec la mention « vaut le détour ». Ce détour, c’est la logique de notre recherche qui nous a conduit à le faire. Et nous n’avons pas été déçu par l’excursion, au point que depuis nous ne cessons de revenir sur le site, d’en poursuivre l’exploration, et de nous interroger sur les raisons de son relatif délaissement.

Notre dessein n’est pourtant pas de faire œuvre de réhabilitation, ni de sortir Prieto d’un supposé purgatoire. Nous voulons seulement aménager un itinéraire d’approche pour les didacticiens des langues. Nous voulons montrer en quoi les travaux de Luis J.Prieto nous paraissent justifier une réévaluation auprès de ceux-ci, au regard des développements, ces vingt dernières années en France, de la pragmatique, mais aussi de la domination du modèle

cognitiviste dans les théories de l’apprentissage et de l’intelligence artificielle, qui se rejoignent entre autres dans le développement de l’enseignement assisté par ordinateur .

Il nous a paru, en particulier, que la théorie de l’indication de Prieto et son analyse fonctionnelle des signifiés pouvaient nous aider à éclairer, dans les contextes didactiques et pragmatiques spécifiques de la formation des adultes migrants, nombre de problèmes liés aux problématiques du mot et de l’enseignement du lexique, particulièrement dans leur relation à la grammaire et à son enseignement.

Comment présenter l’œuvre de Luis J. Prieto ? Notre propos n’est pas tant de faire un exposé exhaustif de ses travaux que d’en tracer les lignes de force et d’en présenter les concepts clés, en recensant d’abord les sources, en exposant sa problématique, en développant son appareil théorique.

4.1.1. 1964 : Principes de noologie

L’œuvre de Prieto n’est pas abondante. Ses travaux principaux sont assez vite recensés. Son texte fondamental reste sa thèse de 1964, aujourd’hui épuisée, sur les Principes de noologie, fondements de la théorie fonctionnelle du signifié. C’est le noyau de son oeuvre. Il a été préparé par un certain nombre d’analyses publiées antérieurement dans des revues linguistiques en Argentine et en Europe. Dans les Principes, Prieto met en place les concepts de base de sa théorie. La suite de ses écrits n’en est qu’un développement, un commentaire ou un approfondissement.

Prieto fait l’hypothèse, à partir de la double structure que représente le signe comme élément à double face, signifiant et signifié, qu’il doit être possible, en parallèle au système des signifiants, d’analyser les signifiés qui leur sont associés dans les signes, et d’en constituer un système cohérent. Son ambition est de créer, à la suite de la constitution de la phonologie comme système de signifiants, un système de signifiés ou de sens, une noologie. En s’inspirant des techniques, des concepts et des principes d’analyse de la phonologie élaborés par l’école de Prague (substitution, classe ; traits pertinents, oppositionnels, contrastifs ; valeur, système, etc.), Prieto met en place les principes de cette « théorie fonctionnelle du signifié », système conceptuel qui tourne autour des notions centrales de communication, acte de parole, univers de discours, indice, signal, phonie, circonstances, acte sémique, indication, signifié, sens, noème.

Communiquer consiste pour un émetteur à produire un signal vers un récepteur afin d’établir un rapport social qui constitue le sens de l’acte de communication ou acte sémique.

circonstances fournissent des indices sur lesquels se fonde l’interprétation de l’acte de communication. Elle met en relation deux univers de discours, l’univers de l’indiquant, constitué par les faits présents dans les circonstances, et l’univers de l’indiqué, constitué par les faits absents qui tentent d’être communiqués par le support du signal. L’acte de parole est un acte sémique utilisant une phonie comme signal. Celle-ci « contribue » à l’établissement du sens, c’est-à-dire à la réalisation du rapport social projeté. Les circonstances rendent possibles plusieurs interprétations de l’acte de communication. La phonie permet de « favoriser l’unique interprétation » visée par l’émetteur.

La théorie fonctionnelle du signifié analyse donc la relation des circonstances et de la phonie dans l’établissement du sens. La même phonie dans des circonstances différentes est interprétable dans des sens différents. Des phonies différentes dans la même circonstance sont interprétables dans le même sens. La substitution de plusieurs phonies dans les mêmes circonstances, ou de plusieurs circonstances pour la même phonie, permet ainsi d’analyser les rapports entre les signifiés d’une même phonie ou de phonies différentes. Ces rapports sont de trois types : rapports de restriction, rapports d’empiétement, rapports d’exclusion. Les phonies sont ainsi décomposables en signaux différents, unités premières de signification, en noyaux sémantiques irréductibles et premiers, en signifiés autonomes et non analysables, qui constituent les noèmes. La communication humaine consiste à transmettre ces noèmes, la noologie à les analyser, les classer, en dégager la structure.

Les Principes de noologie analyse de façon détaillée l’acte de communication comme processus d’indication, puis les rapports entre signifiés, enfin la structure de la phonie et les rapports entre noèmes. Cet exposé, très technique, reprend les concepts et les méthodes de la phonologie en les rediscutant pour justifier leur application à l’analyse du signifié et pour les adapter. Il n’est pas d’une lecture aisée pour un praticien de la didactique et l’on comprend que la diffusion des Principes ait été limitée à des spécialistes de la linguistique. Il s’appuie cependant sur des exemples concrets et simples, mais trop simples pourtant pour permettre une généralisation convaincante, que Prieto n’a d’ailleurs pas poursuivie, dans le domaine linguistique.

4.1.2. 1968 : Messages et signaux et La sémiologie

Il développe cette généralisation dans le domaine de la sémiologie, et c’est par ses travaux suivants que Prieto se fait connaître : Message et signaux (1968), et surtout son article sur La sémiologie (1968) dans l’Encyclopédie de la Pléiade sur Le langage, publiée sous le

direction d’André Martinet, travaux qui seront le plus commentés et le plus souvent cités et discutés.

Dans Messages et signaux, Prieto reprend les concepts de la Noologie, mais les applique à des systèmes de communication non linguistiques : la langue est alors présentée comme un code particulier de communication, et les principes qui régissent la communication linguistique comme applicables aux autres types de codes. La notion de signal se superpose ici à la notion de phonie, et la double articulation se découple dans les concepts de figure et de code. Il applique aux autres systèmes sémiotiques la description du mécanisme de l’indication, et la mise en relation des deux plans de l’indiquant et de l’indiqué.

L’article sur La sémiologie (1968) constitue pour l’analyse sémantique le pendant de l’article qui est consacré dans le même ouvrage, sous le titre La langue, à l’analyse phonologique. Prieto prend en charge l’analyse du processus sémique à partir de la parole et des autres systèmes de signes. Cet article identifie définitivement Prieto comme sémioticien saussurien.

Cependant, rendant compte de codes déjà constitués et relativement simples, et n’analysant que des situations de communication linguistique très élémentaires, Prieto ne convainc pas de l’intérêt véritable de sa théorie. On reconnaîtra qu’il analyse en effet de façon très pertinente l’acte de communication, mais il ne convaincra pas d’avoir révélé la structure noologique de la langue. Il réussit à convaincre sur des systèmes relativement simples de signaux, mais ses concepts et analyses ne semblent pas pouvoir déboucher sur une analyse cohérente de la langue comme système de sens.

Aussi est-ce cette généralisation des concepts de la noologie à une sémiologie qui a été le plus retenue de l’œuvre de Prieto, mais qui a sans doute entraîné leur disqualification dans le développement de la recherche. Prieto tentait de développer le programme scientifique de Ferdinand de Saussure à un moment où l’épistémologie structuraliste vivait ses derniers beaux jours, et où la sémiotique, prenant son essor, se donnait comme projet de se constituer comme science indépendante de la linguistique. Il apportait la contradiction à Roland Barthes, prenant à contre-pied la conception de l’interprétation et de la signification qui allait dominer la recherche sémiotique naissante, tandis que la linguistique allait se détourner pour un temps de l’analyse structurale. Les chercheurs se tourneront vers la linguistique chomskienne et le cognitivisme, ou travailleront sur les programmes que Guillaume, Culioli, Milner, ou les pragmatistes anglo-saxons, proposaient.

4.1.3. 1974 : Etudes de linguistique et de sémiologie générale

Prieto, d’ailleurs, n’ira pas beaucoup plus loin dans ses recherches et se consacrera principalement à son activité d’enseignement. S’il ne développe pas le programme potentiel que laisse entrevoir sa théorie, il ne l’abandonne cependant pas. Au contraire, il continue à réfléchir et à approfondir ses concepts de base. Ses méditations le conduisent à publier régulièrement des études dans des revues de linguistique et de sémiologie, et à traiter de problèmes techniques liés souvent à l’actualité scientifique, qui lui permettent de développer la généralité de ses conceptions et de purifier l’ordonnance de son système et la qualité de son expression.

Ainsi, en 1974, Prieto réunit l’ensemble des articles qu’il a fait paraître depuis 1954 et les publie, aux éditions Droz, à Genève, sous le titre Etudes de linguistique et de sémiologie générales. Les titres de ces articles donnent une idée de la permanence des préoccupations linguistiques de Prieto : « Traits oppositionnels et traits contrastifs, « Signe articulé et signe proportionnel », « Figure de l’expression et figure du contenu », « Rapports paradigmatiques et rapports syntagmatiques sur le plan du contenu », « L’écriture, code substitutif ? » (qui fera partie de l’article « Sémiologie » de la Pléiade), « Langue et style », « Notes pour une sémiologie de la communication artistique », « Sémiologie de la communication et sémiologie de la signification », « La commutation et les problèmes de la communication ».

4.1.4. 1975 : Pertinence et pratique

En juin 1974, Prieto présente une communication au Premier congrès de l’Association internationale de Sémiotique, à Milan, et il rédige en italien, en 1975, deux articles pour l’Enciclopedia del Novecento, publiée à Rome par l’Istituto della Enciclopedia Italiana. Il réélabore ces trois textes, avec l’aide de Jean-Claude Passeron, et les publie sous le titre « Pertinence et pratique, essai de sémiologie », qui paraît le plus achevé des ses textes et dont les thèmes essentiels sont traités de la façon la plus complète dans un style très maîtrisé.

4.1.5. Une œuvre inachevée ?

Peu abondante, l’œuvre de Prieto vaut d’abord par son extrême cohérence logique et terminologique. Sa théorie peut être prise comme un système, un tout dont chaque élément est dépendant de l’ensemble. Les concepts et les formulations y sont d’une rigueur de pensée et d’une constance de définition, d’une clarté et d’une régularité d’exposition exceptionnelles.

Cette théorie linguistique a des soubassements épistémologiques et philosophiques non moins solides. Les formulations prietiennes paraissent être le fruit d’une méditation profonde, dont tous les antécédents ni toutes les conséquences ne sont pas formulés, mais qui semblent avoir été compris par leur auteur. Ainsi ne fait-il que très rarement référence à ses influences et à ses sources. L’inscription des articles de Prieto postérieurs à la Noologie et ses communications montrent cependant qu’il suivait les débats philosophiques et linguistiques en cours, et en nourrissait sa réflexion.

Mais c’est un système descriptif, qui tente de rendre compte du fonctionnement de la communication. Aussi son abstraction propose-t-elle régulièrement de mettre la généralité de ses concepts à l’épreuve de l’expérience, de les vérifier in concreto. C’est pourquoi nous pensons qu’ils méritent d’être évalués à la lumière des derniers développements de la pragmatique et de la didactique des langues. Pourquoi Prieto n’a-t-il pas tenté lui-même d’accompagner ce développement, d’élaborer dans son cadre un programme visant à mettre à l’épreuve sa théorie linguistique et son efficience ? Peut-être pourrons-nous, à l’issue de ce travail, répondre à cette question.

Il nous faut auparavant entrer dans un exposé plus détaillé de la théorie fonctionnelle du signifié, et d’abord de la prise de position épistémologique et méthodologique qui fonde tout le projet de Prieto.