affiches illégales au XVI e siècle
1. Un instrument usuel de mobilisation politique
Il faut tout de suite dire que l’affichage de poésies à visée politique est une pra‐
tique habituelle. Surtout dans les « milieux fermés » que sont les universités15. L’université et ses abords sont des lieux de passage, fréquentés par une population susceptible de partager les références culturelles et les jugements politiques exprimés par une épigramme agressive. La poésie placardée attire l’attention de la population des
« écoliers », qui peuvent en saisir immédiatement le message et surtout le répercuter, en les lisant aux passants illettrés. L’efficacité expressive des formes poétiques brèves est utilisée tout au long du XVIe siècle pour diffuser l’information politique et catalyser sa réception16. La forme brève tend par définition vers la polémique, parce que l’allusion et le défi s’y substituent à l’argumentation, et que les principes mêmes qui déterminent sa composition favorisent les effets de provocation contenus dans la pointe, si l’on se réfère à la terminologie de l’épigramme, et dans le retour du refrain, si l’on pense au genre du
15 C. Lastraioli souligne qu’avec la cour, les parlements ou les couvents, le milieu universitaire fait partie des endroits privilégiés de création et de diffusion des poésies satiriques se rattachant au genre du « pasquil », genre traversé par une vocation à l’affichage, dont elle fait la généalogie dans Du
« Pasquino » au « Pasquin » : migration et évolution d'un genre satirique, thèse de doctorat, dir. M. Simonin, Université de Tours, 1999, p. 269.
16 Voir les développements de T. Debbagi Baranova, À coups de libelles. Une culture politique au temps des guerres de religion (1562‐1598), préf. Denis Crouzet, Genève, Droz, 2012, « L’information politique et la poésie », p. 210 et suiv. Il paraît important d’inclure la poésie dans la catégorie des occasionnels, contrairement à la partition opérée par J.‐P. Séguin (L’Information en France de Louis XII à Henri II, Genève, Droz, 1961, p. 54). Voir l’avis en ce sens de G. Berthon, L’« Intention du Poete », thèse citée, p. 259, note 2.
rondeau. Bien plus, les lettrés du XVIe siècle considèrent que la poésie, en particulier la poésie satirique, a une vocation à l’affichage, une vocation qui traverse l’histoire longue des genres poétiques, depuis l’Antiquité jusqu’à la Renaissance.
Dans son commentaire des Sermones d’Horace, l’imprimeur et humaniste Josse Bade atteste la longévité de cette pratique d’affichage d’épigrammes sur les piliers des édifices publics, en s’arrêtant sur les vers de la satire I, 4, « Nulla taberna meos habeat neque pila libellos / quis manus insudet uolgi – Aucune boutique ni aucune pile ne saurait offrir mes petits livres aux mains suantes du peuple17 ». En paraphrasant le passage, Bade insiste sur ce qui lui semble être une justification morale du genre de la satire (une purgatio) : le dédain que montre Horace vis‐à‐vis d’une publication adressée au « grand public », pour ainsi dire, ou du moins à un lectorat non choisi, se confondant avec la masse indistincte du populaire, serait une manière de refuser le modèle de la satire diffamatoire, celle qui cherche à ruiner la réputation des personnes représentées dans le poème18. Cette réflexion le mène à expliciter la manière concrète dont les vers satiriques s’exposent aux yeux du peuple :
« Ni aucune pile » : c’est‐à‐dire l’endroit où l’on a coutume d’afficher les vers diffa‐
matoires pour qu’on les lise. Une pile est en effet une colonne s’élevant dans un lieu public sur laquelle, comme on le fait sur les piles des ponts, l’on expose les livres à vendre et l’on placarde les épigrammes19.
17 Horace, Satires, trad. F. Villeneuve, Paris, Belles Lettres, 1980, I, 4, v. 71‐72, p. 63. Nous modifions la traduction pour rendre l’étrangeté du mot pila dans le texte latin, que Josse Bade va devoir gloser.
18 « Secundo ostendit de seipso poeta quod non scribat satyram animo diffamandi quemcumque, quia diffamatores libellos suos aut publice recitant : aut uidendos omnibus exponunt : immo multi in medio foro aut in balneis recitare solent. Horatius autem tantummodo coram paucis amicis et id coactus recitare solitus : cauebat ne carmina sua in manus uulgi decidant. – En second lieu, le poète montre qu’en ce qui le concerne, il n’est pas vrai qu’il écrive de la satire dans l’intention de diffamer qui que ce soit, puisque les diffamateurs font lecture de leurs libelles en public ou les exposent à la vue de tous ; bien plus, beaucoup ont coutume d’en faire lecture au beau milieu du forum ou aux bains. Mais Horace avait coutume d’en faire lecture seulement devant une poignée d’amis, et sous leur contrainte : il prenait garde à ce que ses poèmes ne tombent pas entre les mains du peuple. » (Sermones et epistolae Quinti Flacci Horatii cum familiari et dilucida explanatione Iodoci Badii Ascensii, Paris, Denis Roce [et J. Petit pour Josse Bade], 1503, « Sermonum liber primus », f. XXIII v°.) Sur le parallèle critique entre les différents types de publication que sont la recitatio privée et la recitatio publique, voir B. Delignon, Les Satires d’Horace et la comédie gréco‐latine : une poétique de l’ambiguïté, Louvain, Peeters, 2006, p. 162‐169 : la commentatrice propose une lecture qui complète celle de Bade, puisqu’elle montre qu’Horace apprécie effectivement la recitatio privée en tant qu’elle limite les effets de l’attaques personnelle, mais qu’il sait bien que le contenu de la lecture privée filtre vers le public par la voie du bouche‐à‐oreille, si bien que la satire ne reste pas sans effet.
19 « “Neque ulla pila” : id est locus ubi versiculi diffamatorii affigi solent ut legantur. Est enim pila columna in publico stans ad quam sicut etiam in pilis pontium, libri venales exponuntur et epigrammata figuntur. » (Sermones […] cum familiari et dilucida explanatione Iodoci Badii Ascensii, op. cit., f. XXIV r°.)
L’exposition de la poésie dans l’espace public constitue ici la forme élémentaire de toute publication, comme l’a montré Michel Jourde en analysant cette glose20 : quoiqu’il serve particulièrement le projet diffamatoire, l’affichage d’épigrammes sur une colonne procure une visibilité qui n’est pas différente de celle procurée par les étalages des libraires. Il s’agit toujours de capter le regard du plus grand nombre de lecteurs possible.
Autant dire que la poésie représente, à la période qui nous intéresse, une bonne matière à placard pour les auteurs qui veulent donner à leur message un caractère retentissant, propice aux attaques personnelles ou politiques.
Pour revenir au placard des théologiens, on peut dire que le recours à la poésie exposée dans des contextes de tension politique peut même définir ce sujet politique singulier qu’est l’université, au sein de la vie parisienne. L’Historia Vniversitatis Parisien‐
sis21, rédigée au milieu du XVIIe siècle, nous garde la trace des efforts du pouvoir royal, au début du règne de François Ier, pour contrôler les messages politiques que les représen‐
tants de l’université diffusent sur les murs de la ville. En 1518, des placards affichés aux carrefours défendent aux imprimeurs parisiens d’imprimer le texte du Concordat de Bologne signé entre le roi et le pape, sous peine de perdre le privilège qui leur est octroyé par l’université. C’est un acte de résistance à la récupération par l’État royal de certaines prérogatives religieuses. Les autorités – en l’occurrence le parlement de Paris sollicité par le roi dans des lettres missives datées d’Amboise, le 4 avril 1518 – interviennent donc pour réprimer cette insubordination. Jusqu’ici, il n’est pas question de poésie, mais seulement de l’autorité que s’arroge l’université dans la communication de ses messages écrits, à la fois par un mode de publication assurant une grande visibilité (l’affichage), et par un mode d’énonciation « officiel » : dans ces placards anti‐concordataires, c’est bien une institution qui s’exprime22 et qui fait valoir en tant qu’institution un pouvoir sur l’industrie du livre, le privilège. Cette capacité d’intervention politique se double d’une force de mobilisation insurrectionnelle, désignée dans la langue de l’époque par le mot
20 Voir M. Jourde, « Les columnae (AP, v. 173) et la boutique : une image horatienne à l’âge de l’imprimerie », Camenae [En ligne], n°13, octobre 2012, p. 1‐17, en particulier p. 7.
21 Voir César Egasse Du Boulay, Historia Vniuersitatis Parisiensis, ipsius fundationem, nationes, facultates, magistratu, decreta, etc., cum instrumentis, publicis et authenticis a Carolo Magno ad nostra tempora ordine chronologico completens, Paris, Pierre de Bresche, 1673, t. VI, p. 101‐103. Nous gardons la majuscule à « Université » dans nos traductions de cet ouvrage, pour respecter sa forme originelle, mais nous écrivons le mot en minuscule dans notre commentaire.
22 Les premières lignes des Lettres missives du roi le notent précisément : « Nous avons esté advertis que par les Carfours de nostre ville de Paris ont esté affichez Escriteaux, sous le nom du Recteur et Université de Paris… » (ibid., p. 101)
« tumulte23 ». Or, au verso de la citation des lettres royales, l’auteur de l’Historia rapporte que, dans les jours suivant l’intervention des autorités (le 22 avril), une manifestation se déclencha à partir de l’université, preuve éclatante de sa tendance « tumultueuse », et que les manifestants distribuèrent et placardèrent des poèmes, parmi d’autres libelles hostiles au rapprochement du roi et de la papauté :
Il n’y avait qu’un seul point qu’ils [les Commissaires du Roi] ne toléraient pas : à sa‐
voir le fait que, le 22, quelques individus qui se faisaient passer pour des élèves de l’Université, estimant qu’ils lui rendraient service ou qu’ils entraîneraient la foule avec eux, avaient déclenché une manifestation et répandu des poèmes et des libelles diffamatoires, et avaient affiché aux carrefours des placards contre le Pape24.
L’agitation politique émanant de l’université prolonge, par l’affichage de poésies injurieuses, le mouvement amorcé par les placards interdisant l’impression du Concor‐
dat. Une telle agitation est d’autant moins facile à contrôler qu’il est impossible de savoir si les groupes qui l’alimentent appartiennent vraiment à l’université, ou s’ils viennent de l’extérieur. Mais la poésie à distribuer et à placarder fait clairement partie de leur modus operandi, et c’est cet instrument politique que les autorités entendent briser.
On trouve dans les Mémoires‐journaux de L’Estoile un autre exemple d’émeute déclenchée cette fois par des placards, en marge des États généraux convoqués à l’initiative du duc de Mayenne pour régler le problème de succession à la couronne, en avril 1593. Comme les représentants d’Henri de Navarre participent à la négociation, les ligueurs intransigeants ont placardé des textes anonymes dénonçant les participants à la conférence comme autant de « Traîtres, Politiques, Adhérans et Fauteurs de l’Hérétique » :
Un nommé Le Riche, après avoir leu un de ces beaux placcards placqués au quarre‐
four Saint‐Sevrin, dit tout haut que c’estoient des fils de putain qui l’avoient fait, et qu’ils n’y avoient pas mis leur nom. Sur quoi, aiant esté hué par quelques‐uns des Seize qui se trouvèrent là, fust défendu par un autre survenant, qui en arracha un, et dit qu’il falloit pendre et estrangler, comme meschants et séditieux, ceux qui avoient
23 Ce mot ne diffère pas du latin au français. Du Boulay l’utilise dans la phrase d’introduction aux lettres royales qu’il cite intégralement : « Rex ad Parlamentum litteras dat acerbas contra Vniuersita‐
tem, queriturque de tumultibus quos audierat fuisse ab ea excitatos. » (ibid., p. 100) ; le terme figure dans les lettres elles‐mêmes : « Et si nous a esté dit que plusieurs de l’Université ne cessent de tumultuer, tant de fait que de paroles… ; Au demourant pourvoyez que par cy‐aprés tels tumultes de fait et de paroles cessent, en sorte que n’en oyons plus parler » (ibid. p. 101).
24 « Vnum erat quod illi [Commissarii Regis] aegre ferebant, nimirum quod die 22. nonnulli Vniuersitatis se alumnos mentientes, existimantes se aut de illa bene merituros aut turbam excitaturos, impetum fecerant, Carmina et libellos famosos sparserant, perque compita chartas affixerant contra Papam. » (Ibid. p. 102.)
fait les placcards, avec tous ceux qui les soustenoient. Mais ce quarrefour se trouvant fort de Seize, il falust que l’un et l’autre se teussent et se sauvassent25.
On voit l’indignation et l’appel à la justice contre les auteurs des placards protégés par l’anonymat, puis les sifflets et la menace d’une rixe sanglante avec les partisans des Seize. Il ne fait pas bon débattre politique au carrefour par temps de guerre civile.
L’Estoile précise que les discussions s’interrompent aux États Généraux26, où l’on réclame des poursuites contre les responsables de l’affichage, qui est perçu comme un véritable crime.
Le tumulte à l’université de Paris ne reste pas non plus sans suite. Les mesures disciplinaires prises par l’université, de toute évidence pour donner des garanties au roi et échapper aux sanctions, touchent précisément l’affichage de poésie diffamatoire :
Elle [l’Université] ne tolère ni n’agrée les affichages de poèmes et les insultes lancées.
Cependant l’Université ne croit pas que ces actes furent commis par des Français, mais par des adversaires du Royaume. Qu’on fasse et qu’on affiche des interdictions de faire des poèmes ou des insultes27.
L’institution entend désavouer les poèmes séditieux, dont elle rejette la responsa‐
bilité sur une population étrangère, désignée comme un ennemi intérieur (« aduersarios Regni »). Et quel meilleur moyen pour condamner ces affichages que d’afficher leur condamnation ? Les placards d’interdiction des carmina diffamatoires permettent ainsi de donner un signe aux autorités du Royaume, en distinguant les placards légitimes apposés par l’institution elle‐même et les placards subversifs qui en usurpent, sinon l’identité, du moins l’autorité, la force injonctive.
Le poème « plaqué » par les théologiens au printemps 1533 ne doit donc pas faire figure de cas isolé, même si ses défauts lui donnent l’apparence d’une tentative improvi‐
sée. L’exemple des manifestations anti‐concordataires de 1518 suivies par les réactions du pouvoir royal nous rappelle d’abord la distinction nécessaire mais parfois incertaine entre le placard officiel, autorisé, et le placard « sauvage », illicite. Ce cas nous enseigne aussi qu’il ne faut pas considérer les usages politiques de la poésie placardée comme une pratique qui appartiendrait en propre aux « progressistes » – aux partisans d’une réforme religieuse. Ce type d’usage de l’écriture se définit bien par sa portée subversive, qui a
25 L’Estoile, Mémoires‐journaux, op. cit., t. V, p. 237.
26 Loc. cit.
27 « [A]egre fert et displicent affixiones Carminum et insultus facti. Nec credit Vniuersitas fuisse factos per Gallos, sed per aduersarios Regni. Fiant etiam et affigantur (inhibitiones) nec faciant Carmina, nec faciant insultus. » (Du Boulay, Historia Vniuersitatis Parisiensis, op. cit., t. VI, p. 103.)
partie liée avec le « tumulte28 », mais le « tumulte » peut être autant mis au service d’une cause conservatrice29 ou intransigeante (le maintien du magistère religieux de l’université de Paris, l’opposition farouche aux négociations avec les protestants dans le Paris des Seize) que d’une cause progressiste ou modérée.