Une lecture aux contours incertains I
1. La rareté de la preuve littérale
La question des pratiques de lecture et de commentaire des juges qui instruisent le procès d’un poète soulève un problème « classique » d’histoire du droit : quelle est la place des documents écrits dans le système de preuves utilisé pour élaborer la sentence au XVIe siècle ? Autant dire d’emblée que cette place est limitée. L’écrit n’est pas fré‐
quemment utilisé comme preuve, même contre des écrivains qu’on soupçonne pour leurs opinions. Mais peut‐être ce recours nous apparaît‐il plus rare encore du fait que les historiens du droit ne consacrent que de maigres réflexions au statut singulier des textes littéraires au sein de ce régime de la preuve écrite. On peut se reporter aux chapitres des traités de droit du XVIIIe siècle sur la « preuve littérale » – distinguée de la « preuve testimoniale ou vocale » –, chapitres qui sont la source principale des historiens du droit de l’Ancien Régime sur ce sujet de la preuve écrite, pour souligner la reconnaissance d’une catégorie de crime où le méfait…
...est renfermé dans la substance même de l’acte [écrit] ; comme dans le cas d’un li‐
belle diffamatoire, ou d’un écrit qui exciteroit à la sédition ou à quelqu’autre crime ; alors cet acte écrit est suffisant, non‐seulement pour constater le corps de délit, mais encore pour prouver que l’accusé est l’auteur du crime12 […].
Un autre traité dresse une liste disparate de crimes « qui ne peuvent être prouvés autrement que par écrit, parce qu’ils consistent principalement dans la Pensée », allant de l’hérésie au libelle diffamatoire, avant d’évoquer les « conditions nécessaires pour
12 D. Jousse, « De la Preuve littérale » (III, I, iv), dans Traitéde la justice criminelle de France […], Paris, Debure, 1771, p. 740‐746, citation p. 740.
former la preuve instrumentale ou littérale » qui sert à juger ce genre de cas13. Mais en précisant les « moyens […] pour parvenir à cette preuve14 », ces juristes n’abordent pas la question de savoir comment l’on établit le sens d’un texte ; ils se concentrent essentiel‐
lement sur les conditions d’authenticité du document ; si un début de méthode de lecture est évoqué, c’est seulement pour donner un aperçu du travail des experts en graphologie (en « écritures ») chargés de vérifier l’attribution d’un acte écrit à un suspect15. Comme le note l’extrait cité, le document écrit apparaît « suffisant » en soi pour dérouler la procédure sans que le discernement de l’intention inscrite dans ce document ne prête à débat. Sans surprise, aucun exemple dans ces chapitres ne renvoie à un procès d’écrivain : jamais les « conditions nécessaires pour former » une preuve littéraire n’émergent de l’analyse de la preuve littérale.
La preuve littérale reste alors principalement abordée dans les limites de la procédure civile, où elle détermine la valeur des documents attestant un contrat passé entre les parties16. Le XVIe siècle opère sur ce point un intéressant renversement : à un ordre juridique où le témoignage oral l’emporte sur l’écrit – selon l’adage « témoins passent lettres » –, succède, à partir des années 1560, un ordre où l’acte écrit authentique, ou authentifié au cours de la procédure par le visa du juge, l’emporte sur les dépositions de vive voix, selon l’adage inverse « lettres passent témoins17. » Cette évolution est le produit de débats entre juristes sur la fiabilité respective de ces deux types de témoi‐
gnage, écrit et oral. L’écrit est disqualifié au Moyen Âge comme une parole inerte, qu’on ne peut interroger, à la différence d’un témoin dont on peut sonder la fiabilité en le questionnant sur ses sources et en observant ses réactions au cours de l’interrogatoire – ses hésitations, ses contradictions18 ; l’écrit apparaît d’autre part comme une trace
13 P.‐F. Muyart de Vouglans, « De la Preuve instrumentale ou littérale en Matiere Criminelle » (VI, iii), Institutes au droit criminel […], Paris, Le Breton, 1757, p. 326‐333, citations p. 327 et 328. À comparer avec, du même auteur, « De la preuve littérale ou instrumentale » (II, vi), Les Lois criminelles de France […], Paris, Merigot‐Crapart‐Morin, 1780, p. 798‐803.
14 Ibid., p. 798.
15 Idem, Institutes au droit criminel […], op. cit., p. 331‐332.
16 J. Gilissen, « La preuve en Europe du XVIe au début du XIXe siècle », dans La Preuve. Recueils de la SociétéJean Bodin pour l’Histoire Comparative des Institutions, t. XVII, IIe partie : Moyen Âge et Temps Modernes, Bruxelles, Librairie Encyclopédique, 1965, p. 755‐833, en particulier « L’acte écrit », p. 812‐
827 : « En matière criminelle, au contraire, la preuve écrite reste exceptionnelle »(p. 813).
17 Voir R. Villers, « Les preuves dans l’ancien droit français du XVIe au XVIIIe siècle », ibid., p. 345‐356.
18 Voir J.‐P. Lévy, « The Evolution of Written Proof », The American University Law Review, 13, 1964, p. 133‐153, en particulier p. 147‐148, avec des citations des juristes médiévaux (Baldus de Ubaldis, Innocent IV) sanctionnant l’inertie du témoignage du papier, renvoyé à « la voix morte des preuves
aisément falsifiable, et la crainte du faussaire pousse les juristes à limiter la « force probatoire » des documents19. Mais peu à peu, la perception s’inverse pour se rapprocher de nos considérations modernes : l’écrit est réhabilité par sa nature de preuve matérielle dont le témoignage, au contraire de la parole des témoins, ne peut varier après son émission, et s’avère d’autant plus fiable qu’il a généralement été produit avant l’ouverture du procès20.
Or, ce débat juridique n’est pas étranger aux questionnements des poètes sur la lecture de leurs œuvres. Il n’est pas surprenant d’en trouver l’expression dans le Testa‐
ment de Villon, un poème qui joue à se présenter comme un document juridique, « fait pour valoir ce que de droit » pourrait‐on dire. Peu avant de refermer son testament en désignant ses six « executeurs », le poète confie son texte à un notaire, non pas pour maintenir le texte dans sa forme originale et préserver les dernières volontés du poète, mais – paradoxe villonien –, pour le remanier à sa guise après la disparition de l’auteur.
Nous citons le texte dans l’édition de Clément Marot parue en 1533 : Pour ce que scait bien mon entente
Iehan de Calays honnorable homme Qui ne me vit des ans a trente Et ne scait comment ie me nomme De tout ce testament en somme (S’aucune y a difficulte)
Oster iusqu’au rez d’une pomme Ie luy en donne faculte
De le gloser et commenter De le diffinir ou preescrire Diminuer ou augmenter De le canceller ou transcrire De sa main (ne sceust il escrire) Interpreter et donner sens A son plaisir, meilleur ou pire De poinct en poinct ie m’y consens21.
C’est bien du devenir du texte qu’il s’agit. Jean de Calais a été identifié comme étant dans les années 1450 le notaire du Châtelet chargé d’examiner la validité des
matérielles – uox mortua instrumentorum » ou à « la peau d’un animal mort – chart[a] animalis mortui ».
19 Ibid., p. 148‐149.
20 Ibid., p. 149‐150.
21 Les Œuvres de Françoys Villon, de Paris, reveues et remises en leur entier par Clement Marot valet de chambre du Roy, Paris, Galliot Du Pré, 1533, p. 96 ; cf. Villon, Œuvres complètes, éd. J. Cerquiglini‐
Toulet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 154‐156, huitains 173‐174.
testaments22 : le nom de cet homme permet donc à Villon d’arrimer la fiction juridique à la réalité de l’appareil judiciaire et administratif de son temps. Mais cet appareil incarné par Jean de Calais est tourné en dérision sur un ton satirique : les opérations que le notaire pourrait appliquer au testament apparaissent une captation d’héritage d’autant plus illégitime que Jean de Calais est loin de faire partie des amis proches qui pourraient connaître l’« entente » du poète, ses intentions profondes. Cette « entente » qui se donne à « entendre » dans le texte confié au notaire ne renvoie‐t‐elle qu’à la dimension juri‐
dique du geste testamentaire ou bien désigne‐t‐elle plus largement le projet poétique de Villon, voire sa personnalité entière ? À travers la figure du notaire, Villon semble évoquer les lecteurs amenés à s’approprier son œuvre et à la faire circuler par la copie manuscrite. Plutôt que de s’offusquer des altérations que son poème, image de sa personne, pourrait subir au cours de cette circulation, Villon préfère par avance les autoriser ironiquement. De manière intéressante, il souligne cette porte ouverte à tous les détournements en accumulant le lexique juridique des manipulations frauduleuses de l’acte écrit. En affirmant la liberté d’« interpreter et donner sens a […] plaisir », le poète fait ainsi écho à la suspicion des juristes de son époque à l’endroit de la preuve littérale, afin de mettre ironiquement en question la responsabilité des lecteurs dans le processus d’élaboration du sens et de traduction de tous les énoncés qui peuvent faire « difficulté » (cf. 1er huitain, v. 6), que ce soit sur le plan de la morale ou de la simple compréhension ; le notaire fraudeur pourrait ainsi évoquer un copiste sans gêne susceptible de modifier le poème en le transcrivant, une figure qui cristallise la préoccupation des poètes quant au devenir de leurs compositions à l’âge du manuscrit23.
Nul doute qu’en éditant l’œuvre de Villon – chez un libraire (Galliot Du Pré) spé‐
cialisé dans les publications juridiques, soit dit en passant –, Clément Marot, et les lecteurs du XVIe siècle à sa suite, ont fait l’expérience de cette plasticité formelle du texte, source d’une liberté interprétative que le droit de l’époque visait à limiter dans le domaine de la preuve. Ce statut particulier de la preuve littérale, qui constitue un point de rencontre entre la théorie juridique et la théorie poétique, peut expliquer pourquoi les
22 Voir la notice sur Jean de Calais par P. Champion, François Villon. Sa vie et son temps, Paris, Honoré Champion, 1913, vol. II, p. 333‐334.
23 Voir la section intitulée « Haro sur le scribe ! » dans l’article de P. Bourgain, « L’édition des manuscrits », dans Histoire de l’édition française : Le livre conquérant : du Moyen Âge au milieu du XVIIe siècle, dir. R. Chartier et H.‐J. Martin, Paris, Fayard, « Cercle de la Librairie », 1989, t. 1, p. 53‐94, section citée p. 55‐57.
juges du XVIe siècle ne privilégiaient pas les voies de la lecture et du commentaire de texte quand ils avaient à juger un poète. Mais ces voies existaient bel et bien, et pour en reconstituer le tracé, il convient de s’intéresser à une série de fragments d’histoire littéraire issus des archives et concernant des genres et des périodes diverses, pour faire émerger des critères et des pratiques d’incrimination susceptibles de s’appliquer à la poésie de la Renaissance qui est au centre de notre travail.