À l’écart du commerce des livres réglementé, encadré par des procédures d’autorisation et de protection juridique, à l’écart même de cette majorité de livres que les libraires impriment et vendent sans demander l’avis des autorités – mais qui peuvent en retour les exposer à des contrôles inopinés –, s’épanouissent d’autres modes de publication qui ne s’embarrassent pas non plus des règles et cherchent à rejoindre les lecteurs là où ils sont, ou plutôt là où ils vont viennent, dans leurs lieux de passage quotidiens. Ce sont, pour ainsi dire, les circuits courts de la diffusion littéraire – scène de farce improvisée dans une taverne ou à un carrefour, libelles donnés de la main à main ou abandonnés dans la rue, feuilles volantes ou affichées au mur des édifices, inscriptions anonymes tracées au charbon ou gravées sur la paroi d’une salle. Si l’examen du texte se révèle assez aléatoire quand le livre est soumis aux magistrats pour une demande de privilège, on se demande quel type de contrôle peut s’exercer sur ces messages volatiles, qui sortent vite des ateliers d’imprimeurs pour se répandre dans l’espace urbain. Mais on sait que de ce flot d’écrits plus ou moins éphémères, plus ou moins fondus dans la trivialité des carrefours, au point que le regard du passant les remarque à peine, peuvent émerger soudain les éperons du scandale, comme le font aujourd’hui certains livrets de propagande religieuse ou des graffiti haineux dans les cimetières.
On sait qu’au XVIe siècle, l’affaire des Placards, ces affiches de propagande réfor‐
mée contre la messe affichées simultanément dans plusieurs villes du royaume et jusque sur la porte de la chambre du roi à Amboise, la nuit du 17 au 18 octobre 15341, provoqua un émoi extraordinaire. S’ensuivit une vague de répression féroce, qui n’était pas sans précédent et ne fut pas sans répliques, mais qui parut mettre un terme à une phase de
1 Selon M. Screech, le scandale et la vague de répression que l’on associe à cette affaire seraient en fait la conséquence d’une deuxième nuit d’affichages, du 13 au 14 janvier 1535, voir de cet auteur, Rabelais, trad. M.‐A. De Kisch, Paris, Gallimard, 1992 [1979], p. 268, et G. Berthoud, Antoine Marcourt, réformateur et pamphlétaire : du Livre des marchans aux Placards de 1534, Genève, Droz, 1973, en particulier la section « L’ “affaire” du 13 janvier et ses conséquences », p. 187‐189.
détente dans la politique religieuse du royaume. On se souvient aussi que le nom de Clément Marot figura parmi les premiers de la liste de luthériens ajournés à comparaître en janvier 1535, sous peine de bannissement, confiscation de leurs biens et condamnation à mort par contumace2. Mais une fois encore, c’est la gravité inscrite dans le sujet religieux qui explique le scandale, et l’on peut penser que « l’ajournement » de Marot sanctionne avant tout la réputation de luthéranisme attachée à sa personne, aggravée par le souvenir des procès qui l’ont impliqué en 1526 et 1532, le dernier ayant conduit à la condamnation de certains de ses proches. On se dit que sa poésie n’était pas vraiment concernée dans cette affaire. Qu’y a‐t‐il de comparable entre l’écriture de l’Adolescence clémentine et celle des Placards contre la messe, non seulement du point de vue de la virulence des opinions exprimées, mais surtout du point de vue de la forme et du mode de publication adoptés ?
À vrai dire, il n’est pas impossible de trouver un point de contact entre ces deux types d’écriture, puisque des placards contestataires ont bien trouvé place dans l’œuvre imprimée de Marot entre la première parution de son recueil en 1532 et le séisme politique de 1534. Il s’agit d’une séquence de trois pièces politiques « occasionnelles » figurant dans une seule édition de l’œuvre du poète sur laquelle Guillaume Berthon a statué en plusieurs endroits de sa thèse3. Ces trois poèmes apparaissent en effet dans une édition lyonnaise de L’Adolescence clémentine imprimée en juillet 1533 par François Juste et ne sont pas repris dans les éditions postérieures, notamment dans l’édition des Œuvres que Marot confie cinq ans plus tard à Étienne Dolet, lui aussi installé à Lyon4. Transcri‐
vons de larges extraits de ces textes pour les besoins de l’exposé, tels que Gérard Defaux les a tirés de l’édition de François Juste :
CE QUE AULCUNS THEOLOGIENS PLAQUERENT A PARIS, QUANT BEDA FUT FORBANNY VOULANS ESMOUVOIR LE PEUPLE A SEDITION CONTRE LE ROY
2 Voir la Cronique du roy Françoys premier de ce nom, éd. G. Guiffrey, Paris, Renouard, 1860, p. 130 ; Journal d’un bourgeois de Paris sous le règne de François Ier (1515‐1536), éd. L. Lalanne, Paris, Jules Renouard, 1854, p. 447 ; G. Berthoud, « Les ajournés du 25 janvier 1535 », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. 25, n°2, 1963, p. 307‐324.
3 Voir G. Berthon, L’« Intention du Poete ». Du pupitre à la presse, Clément Marot autheur, thèse de doctorat, dir. C. Blum, Université Paris Sorbonne, Paris IV, 2010. La plupart des passages qui nous intéressent ne sont pas repris dans la version publiée de ce travail : L’Intention du poète. Clément Marot « autheur », Paris, Classiques Garnier, 2014. Dans le cas contraire, nous citons de préférence ce dernier ouvrage.
4 L’Adolescence clementine, Lyon, François Juste, 12 juillet 1533 (2e éd.), Munich, Bayerische Staatsbi‐
bliothek, Rar. 1780.
Au feu, au feu cest heresie l’actualité parisienne du printemps 15336 ; ils enregistrent les tensions religieuses entre ceux que le dizain désigne comme les « prédicateurs » et les « précepteurs » (v. 2 et 4) – d’un côté la faculté de théologie de la Sorbonne et les prêtres qui relaient son discours dans les églises de Paris, de l’autre les réformateurs – en particulier Gérard Roussel – invités par Marguerite de Navarre à prêcher dans la capitale à cette période, en l’absence de François Ier en voyage vers le sud du Royaume. Les partisans des théologiens conser‐
vateurs emmenés par Noël Béda s’indignent que la reine de Navarre et sœur du roi de
5 Marot, Œuvres poétiques complètes, op. cit., t. II, p. 291‐293.
6 Gérard Defaux a restitué le contexte de ces pièces dans son étude « Rabelais et les cloches de Notre‐
Dame », Études rabelaisiennes, t. IX, 1971, p. 1‐28, puis dans Rabelais agonistes : du rieur au prophète.
Études sur Pantagruel, Gargantua, Le Quart Livre, Genève, Droz, 1997, p. 390‐404, en particulier p. 391.
France offre une tribune à une sensibilité religieuse qui leur apparaît comme hérétique.
Ils tentent donc de mobiliser les chrétiens de Paris contre une telle usurpation et dénoncent l’inclination coupable des proches de la couronne vers l’hérésie. À la mi‐mai, François Ier, prévenu de l’agitation parisienne, décide de punir l’insubordination et de prévenir toute révolte en rappelant à l’ordre les deux partis en présence : il interdit aux réformateurs de prêcher et ordonne que Béda et trois autres figures de la mobilisation conservatrice quittent Paris, comme nous avons eu l’occasion de le rappeler. Le titre de la première pièce choisi par François Juste ne retient que cette dernière mesure, mais d’un poème à l’autre, s’exprime une même insatisfaction quant à l’arbitrage royal que l’on voudrait plus sévère envers le camp adverse. Les invectives sont « plaqué[es] », comme le dit le titre de la première pièce, autrement dit affichées dans les lieux publics – elles relèvent donc de ce qu’historiens et anthropologues nomment l’« écriture exposée7 ». La lettre qui fournit les principales informations sur cet échange polémique – lettre qui transcrit le poème boiteux des théologiens – dit nettement comment l’affrontement éclate sur les murs de la ville : « quotidie affinguntur schedulae pro et contra – chaque jour on affiche des placards pour et contre8. »
La publication de cet échange dans un recueil de poésie à Lyon ne semble pas re‐
lancer l’agressivité polémique qui l’a fait naître. Nulle trace d’action en justice ni même de critiques à l’égard du poète9 dont le nom, d’après la présentation de la page imprimée, se retrouve associé à la véhémence des « escripteau[x] ». Pourtant, les éditeurs successifs de Marot prennent le soin d’écarter ces textes du corpus marotique, contestant ainsi leur attribution à l’auteur, et ce geste s’accompagne, fait marquant, de l’expression d’une
7 Pour une définition de l’objet, voir A. Petrucci, Jeux de lettres : formes et usages de l’inscription en Italie, XIe‐XXe siècle, Paris, EHESS, 1993 [Turin, 1986], p. 10 : « par écriture exposée, on entend n’importe quel type d’écriture conçu pour être utilisé dans des espaces ouverts, voire dans des espaces fermés, de façon à permettre la lecture à plusieurs (de groupe ou de masse) et à distance d’un texte écrit sur une surface exposée ; la condition nécessaire pour qu’il puisse être saisi est que l’écriture exposée soit de taille suffisante et qu’elle présente d’une manière suffisamment évidente et claire le message (des mots et/ou des images) dont elle est porteuse. » La taille des caractères utilisés dans les placards n’est sans doute pas adaptée à une lecture à distance, à proprement parler, mais la lecture à plusieurs permise par l’utilisation dans des espaces ouverts demeure l’élément caractéristique de ce type d’imprimés, comme nous le verrons ci‐après. Pour une application de cette notion aux placards, voir A. Béroujon, Les Écrits à Lyon au XVIIe siècle. Espaces, échanges, identités, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2009, p. 124-128.
8 Lettre de Pierre Siderander à son maître strasbourgeois Jacques Bédrot, datée de Paris le 28 mai 1533, dans A.‐L. Herminjard, Correspondance des Réformateurs dans les pays de langue française, Genève, Georg ; Paris, Lévy, 1870, t. III, n°418, p. 54‐61, citation p. 58.
9 G. Berthon, L’« Intention du Poete », thèse citée, p. 382.
inquiétude quant aux poursuites judiciaires que certaines pièces parues pourraient déclencher. Cette crainte se trouve exprimée une première fois à l’attention d’un officier de justice, dans la supplique que la veuve Roffet adresse au lieutenant criminel du Châtelet pour obtenir le renouvellement de son privilège pour l’impression des poésies marotiques, le 15 octobre 1534 :
aulcuns libraires et Imprimeurs de ceste ville ont imprime et faict venir de Lyon et dallieurs les œuvres du dict Marot, et ont adjouste et entremesle plusieurs choses scandaleuses et non permises daultre composition que dudict Marot qui a cause de ce pouroit estre moleste par Justice10 […].
La crainte du « scandale » et de ses conséquences judiciaires se retrouve en écho dans les premières lignes de l’épître de Clément Marot à Etienne Dolet placée au seuil du recueil des Œuvres de 1538 :
Le tort, que m’ont faict ceulx qui par cy devant ont imprimé mes Oeuvres, est si grand et si oultrageux, cher Amy Dolet, qu’il a touché mon honneur et mis en danger ma personne ; car par avare couvoitise de vendre plus cher, et plustost, ce qui se vendoit assez, ont adjousté à icelles miennes Oeuvres plusieurs aultres qui ne me sont rien : dont les unes sont froidement et de maulvaise grace composées, mettant sur moy l’ignorance d’aultruy, et les aultres toutes pleines de scandale et sedition ; de sorte qu’il n’a tenu à eux que, durant mon absence, les Ennemys de Vertu n’ayent gardé la France, et moy de jamais plus nous entreveoir11.
Plus loin dans l’épître, Marot donne des exemples de poèmes qu’il ne reconnaît pas pour siens, et fait à nouveau allusion en termes généraux aux interpolations dont il se dit victime (« m’attribuant plusieurs Oeuvres sottes et scandaleuses… et plusieurs aultres lourderies qu’on a meslées en mes Livres12 »). Ces prises de paroles liminaires, concomi‐
tantes de l’élimination de la séquence des placards édités par Juste, signalent un risque d’intervention de la censure, désamorcé par un geste de simple prudence ou d’auto‐
censure13. Même si d’autres poèmes ont été exclus des Œuvres de 1538, il est fort plausible que l’évocation d’un possible scandale concerne le texte des placards de 1533, comme l’affirme Guillaume Berthon :
[…] les autres additions douteuses ne présentaient pas le moindre caractère dange‐
reux, surtout comparées aux pièces authentiques que publie Marot à la même époque, en particulier dans la Suite de l’adolescence. Les pièces apocryphes
10 Cité d’après G. Berthon, ibid., p. 353.
11 Marot, Œuvres poétiques complètes, op. cit., t. I, p. 9.
12 Ibid., p. 9‐10.
13 Véritable auto‐censure si les épigrammes imprimées par Juste sont bien de Marot, simple geste de prudence s’ils ne sont pas de lui. G. Berthon se prononce pour l’authenticité de la pièce de « Res‐
ponce », tandis que le dizain lui semble dépourvu de l’ironie propre au traitement marotique des conflits (L’« Intention du Poete », thèse citée, p. 379).
qu’incluront les éditeurs marotiques par la suite n’auront rien non plus de scanda‐
leux14.
Mais la dangerosité de la séquence des placards semble démentie par l’indifférence de la justice de l’époque à l’égard du recueil imprimé par Juste. Nous voici devant des indices du caractère « censurable » d’un texte qui ne correspondent à aucune