Mais surtout, la conséquence de cette diversification est que l’attitude des poètes soupçonnés pour leurs écrits peut se refléter dans celle d’autres poètes accusés de crimes différents, ou simplement amenés à plaider une cause sans être personnellement inculpés, comme le fait Du Bellay dans son affaire d’héritage. Ce jeu de miroirs nous offre donc une vision plus riche : la figure du poète maudit, assimilé à un criminel ou à un délinquant, exclu par une société refusant de comprendre ses textes (pour Baudelaire) ou ses motivations existentielles (pour Verlaine, Rimbaud ou Jean Genet), n’occupe plus toute la surface de l’image, mais vient prendre place au milieu d’autres figures, à la fois plus banales et moins conflictuelles. En l’occurrence, la répression des artistes tentés par la Réforme, qui constituait le cœur de notre étude, vient s’intégrer à une série de contentieux moins graves, où le débat judiciaire cesse de préfigurer l’affrontement des deux « partis » dans les guerres de religion. Ainsi, en s’éloignant un peu de l’aura macabre des bûchers, on peut se demander si le procès est l’occasion pour un auteur d’incarner différemment le personnage social du poète, en négociant plus paisiblement avec les magistrats pour mener à bien ses démarches. L’opposition attendue entre créateurs et censeurs s’en trouverait alors assouplie.
On a pu ainsi se pencher sur les répercussions, dans les poésies néo‐latines ma‐
nuscrites du professeur de droit et magistrat Jean de Boyssoné, du procès hors‐norme dans lequel l’auteur se débat, de 1546 à 1555, contre une série d’accusations lancées par son collègue procureur au Parlement de Chambéry, Julien Tabouet : usage de faux, concussion et autres malversations, jusqu’à l’espionnage au profit de Genève81. On voit comment ce cas exceptionnel fait se superposer les deux rapports possibles entre lettres et droit, tels que nous les avons décrits plus haut, à savoir l’hybridité du juriste‐écrivain et la confrontation douloureuse entre des juges et un prévenu qui, à défaut de se considérer comme un poète à part entière, s’exprime poétiquement sur sa situation. La
81 Boyssoné, Carmina, B. M. Toulouse, ms. 835 (130 f.). Sur Boyssoné, voir les notices de M. Magnien dans Écrivains juristes et juristes écrivains, op. cit., p. 204‐211, et G. Cazals dans le Dictionnaire historique des juristes français, XIIe‐XXe siècle, op. cit., p. 131‐132. Voir aussi le mémorandum accusatoire de Tabouet, B.N.F., ms. fr. 3905, et l’arrêt reproduit par le juge Jean de Coras à la fin de son ouvrage sur le procès de Martin Guerre, Arest memorable du Parlement de Tolose, Contenant une vraye histoire advernuë en nostre tems, fort belle, delectable, prodigieuse et monstrueuse. Prononcé es Arests Generaus le xii Septembre M.D.L.X. Un autre Arest iugé par revision d’un proces intenté contre le president et aucuns conseilliers de Chambery, Bruges, Hubert Goltz, 1565, p. 41‐60.
plasticité identitaire de cette poésie qui s’écrit au fil de la procédure s’en trouve démulti‐
pliée. Dans un registre plus ordinaire, l’étude des procès d’argent (dettes ou héritages contestés) évoqués dans les Œuvres (1536) de Roger de Collerye, Les Divers rapportz (1537) d’Eustorg de Beaulieu ou Les Ruisseaux (1555) de Charles Fontaine permet d’observer les diverses manières de concevoir le rôle du poète sur la scène sociale de la
« sollicitation », au sens des démarches entreprises par le justiciable auprès des avocats et des juges82.
Que reste‐t‐il alors du « procès littéraire » parmi ces différents types de litige ? Avant tout, les trois grandes catégories pénales qui organisent le contrôle de l’écrit tout au long de l’Ancien Régime, soit les délits contre la foi ou l’honneur de l’Église, les atteintes à l’honneur du roi, des autorités et des notables, et les offenses à la morale et aux bonnes mœurs. À ces trois catégories correspondent trois types de crimes, l’hérésie bien sûr (qui tend à recouvrir et englober les autres crimes religieux comme le blas‐
phème ou l’athéisme), la diffamation (associée à la sédition quand l’offense vise un représentant des autorités, voire au crime de lèse‐majesté quand elle vise directement le roi), et, dernière qualification si rare qu’on peut se demander si elle opère vraiment dans le droit du XVIe siècle, l’obscénité (définissable comme une provocation outrancière touchant les mœurs). On voit comment cette grille juridique peut entraîner la censure de certains types de poèmes, d’abord ceux qui expriment une opinion sur la religion, qu’il s’agisse des voies du salut ou des abus de l’Église, puis les poèmes satiriques, qui peuvent servir à attaquer le clergé ou un gouvernant, et enfin les poèmes érotiques ou amoureux.
Pour donner un aperçu de l’action effective d’une telle structure pénale, on peut déjà évoquer une condamnation emblématique dans chacun de ces trois domaines, ordonnée à chaque fois par le Parlement de Paris : dans le domaine religieux, d’abord, la mise à l’Index des Psaumes de Marot par les théologiens de la Sorbonne, décidée dès 1542, mais validée par le Parlement en 154583. Pour la diffamation, même si les mémoria‐
listes du XVIe siècle ont enregistré plusieurs condamnations de textes poétiques mécon‐
nus (des farces, des pasquins et autres vers diffamatoires visant le roi et sa cour), et quoiqu’on sache par une lettre de Du Bellay qu’il a craint d’avoir un procès pour ses
82 Voir les Œuvres de Collerye éditées par S. Lécuyer, Roger de Collerye. Un héritier de Villon, Paris, Honoré Champion, 1997 ; Beaulieu, Les Divers Rapportz, éd. M. Pegg, Genève, Droz, « Textes littéraires français », 1964 ; C. Fontaine, Les Ruisseaux de Fontaine, Lyon, Thibaud Payen, 1555, en cours d’édition par É. Rajchenbach‐Teller et alii.
83 Voir F. Higman, Censorship and the Sorbonne, op. cit., p. 62.
audaces satiriques dans les Regrets, citons de préférence la condamnation, plus retentis‐
sante, d’une satire en prose anonyme dirigée contre le duc de Guise, Le Tigre (Epistre au Tigre de France, composée par le juriste François Hotman), dont l’imprimeur supposé, Martin Lhommet, est exécuté en juillet 156084. Rappelons enfin la destruction du Livret de Folastries de Ronsard en 1553, cas exceptionnel de censure de l’obscénité qui, cepen‐
dant, n’apparaît pas anodin quand on le rapporte à d’autres scandales déclenchés par le comportement ou les poèmes amoureux des humanistes, comme la condamnation de Marc‐Antoine Muret pour sodomie à Toulouse en 1554 ou les rumeurs de condamnation entourant les Poemata (1548) de Bèze85.
À ces trois grands motifs de poursuites, il faut ajouter la question de la propriété littéraire, qui se pose en termes particuliers dans ce siècle qui ne connaît pas encore les droits d’auteur mais qui voit se développer l’imprimerie, innovation qui transforme la relation des poètes à leurs écrits et à leur lectorat. Il en découle des litiges entre certains poètes et des libraires ou imprimeurs qui s’approprient leurs textes au point de les modifier à leur insu, mais aussi entre des poètes qui se retrouvent en concurrence quand ils entreprennent de traduire une même œuvre fondatrice, qu’il s’agisse de L’Iliade ou des Psaumes. Pour s’en tenir au premier type de conflit, on peut rappeler le procès de 1504, toujours au Parlement de Paris, qui condamne le libraire Antoine Vérard pour avoir indûment altéré le texte de la satire des Regnars traversans de Jean Bouchet, représenté dans la procédure par son confrère André de La Vigne86. Dans son livre Poets, Patrons and Printers, Cynthia Brown avait attiré l’attention sur cette affaire, révélatrice d’un moment charnière dans la revendication par l’auteur de ses prérogatives sur ses œuvres87.
84 Voir la reproduction des arrêts du Parlement criminel, en date du 18 juillet 1560, dans F. Hotman, Le Tigre. Pamphlet anti‐Guisard de 1560, éd. C. Read, Genève, Slatkine Reprints, 1970 [Paris, 1875], introduction p. 13‐16.
85 Voir supra, note 75 p. 40, les références à la condamnation des Folastries. Sur la condamnation de Muret, voir A. M. Toulouse, BB 274, Année 1553‐54, chronique 230, p. 161‐162, reproduit par J.‐E. Girot, Marc‐Antoine Muret. Des Isles fortunées au rivage romain, Genève, Droz, 2012, p. 45‐46. Voir enfin Bèze, Les Juvenilia (1548), éd. A. Machard, Genève, Slatkine reprints, 1970 [1879], introduction p. XI‐
LXXIV.
86 Voir A. N., X1A 1509, f. 154 r°‐v° et 171 r°, arrêts du 11 mai et du 3 juin 1504, reproduits par C. Brown, Poets, patrons and printers. Crisis of Authority in Late Medieval France, Cornell University Press, Ithaca and London, 1995, annexe p. 255‐256.
87 Ibid., p. 1‐2 et 17‐34.
Est ainsi mise en évidence la signification des limites temporelles de notre étude, de 1500 (ou 1504, si l’on veut donner un repère plus précis) à 1560. La première date coïncide avec le début des actions en justice qui produisent l’ébauche d’un statut juridique de l’auteur, lequel se traduit bientôt par l’octroi des premiers privilèges d’auteur à des poètes de la génération des rhétoriqueurs, à commencer par Pierre Gringore. C’est aussi le règne de Louis XII, célébré pour sa tolérance à l’égard des satiriques. La deuxième date marque le seuil des guerres de religion, avec l’échec de la conjuration d’Amboise en mars 1560 : la condamnation du Tigre s’inscrit dans ce contexte, puisque la bête sanguinaire du titre n’est autre que le duc de Guise, qui est vu comme l’ordonnateur de la répression sanglante des conjurés réformés. On connaît le récit autobiographique d’Agrippa d’Aubigné, qui raconte comment, jeune enfant encore, passant avec son père devant les corps des suppliciés suspendus aux murailles du château d’Amboise, il avait fait le serment à son père de venger le sang des victimes88. Auparavant, la montée des violences sur fond de crise judiciaire est attestée par un des derniers poèmes de Du Bellay, qui meurt le 1er janvier 1560, le « tombeau » en vers latins et français d’un juge au Parlement de Paris assassiné d’une balle de pistolet en décembre 1559 : il s’agissait du président Minard, qui venait de condamner aux flammes son collègue, le jeune conseiller Anne Du Bourg, pour avoir osé prononcer un grand discours devant le roi, au Parlement, contre le durcissement de la répression des « hérétiques89 ».
On peut voir dans cet attentat parisien l’expression d’un sentiment d’injustice si puissant qu’il entraîne les réformés à prendre les armes pour venger les suppliciés.
Entre ces deux moments, entre le sentiment de stabilité suscité et mis en scène par la politique de Louis XII et la précarité anxiogène du règne du jeune François II, les premiers Valois exercent un pouvoir « schizophrénique », si l’on peut dire, marqué par le soutien aux humanistes qui semble concrétiser le rêve d’une renaissance des lettres et des arts, et par les résurgences violentes d’une volonté de mettre un terme à l’extension de la Réforme. Les poètes adoptent alors des attitudes qui ne sont pas sans rapport avec
88 Aubigné, Sa vie à ses enfants, dans Id., Œuvres, éd. H. Weber, avec J. Bailbé et M. Soulié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 385‐386.
89 Voir Du Bellay, Œuvres poétiques, VIII : Autres œuvres latines, éd. G. Demerson, Paris, Nizet, 1985,
« Le Tumbeau de M. Antoine Minard President », p. 52‐55, et A. Mizauld, In uiolentem et atrocem caedem Antonii Minardi Praesidis inculpatissimi, Naenia, Autore Ant. Mizaldo Monluciano, Paris, Fédéric Morel, 1559. Sur le procès d’Anne Du Bourg, voir D. El Kenz, Les Bûchers du roi. La culture protestante des martyrs (1523‐ 1572), Seyssel, Champ Vallon, 1997, p. 176‐182.
la perception de cette monarchie à deux visages, l’un rayonnant, et l’autre menaçant.
C’est vrai du moins des plus renommés, Marot et Ronsard, qui tiennent à souligner leur proximité avec le souverain, à se camper en poètes du roi, au point de donner l’impression qu’ils règnent eux‐mêmes sur la poésie de leur temps. Dolet imite leur ambition à sa mesure, en tentant de se faire l’historiographe du roi, en poésie et en prose, en latin et en français. Pourtant, Marot est deux fois obligé de quitter le royaume pour sauver sa vie : en 1535, il tance l’« Ingrate France90 » dans son épître « Au Roy, du temps de son exil à Ferrare », et s’éteint en « exil », à Turin, en 1544. La même année, Dolet, lui‐
même en fuite, est repris en tentant de rejoindre la cour pour obtenir sa grâce, et sera exécuté deux ans plus tard à Paris, sur la place Maubert. Si le manque d’appétence de Ronsard pour la Réforme le met à l’abri de telles poursuites, il ne lui arrive pas moins d’exprimer le désir de fuir le lourd climat de cette Europe ensanglantée par les troubles religieux et les guerres d’Italie, comme on peut le lire dans l’élégie des « Iles fortunées » de 1553 – adressée à Muret, ce qui n’est peut‐être pas anodin –, où il invite la troupe de ses amis poètes à s’embarquer avec lui vers un archipel utopique, pour retrouver l’âge d’or91. Aussi les affaires judiciaires de cette première moitié du siècle peuvent‐elles précipiter l’inquiétude des poètes, faisant ressortir dans leurs vers un mélange instable de confiance et de crainte vis‐à‐vis des autorités, et vis‐à‐vis de leur capacité à puiser dans la poésie un remède à leurs maux.