privilégiée, poésie censurée
2. Le procès des « folastries joyeuses », de l’hérésie à l’obscénité
Contrairement à l’image qu’on se fait de la censure d’Ancien Régime, les condam‐
nations effectives pour obscénité sont rares dans la littérature du XVIe siècle, et donc fort débattues par les chercheurs, qui se demandent si cette catégorie, reléguée au second
123 Heures de nostre dame translatees en françoys, op. cit., non paginé, épître commençant « Oysiveté la mere des malices… », v. 33‐38.
124 Un des tout premiers poètes à obtenir un privilège d’auteur en même temps que Gringore, Éloi d’Amerval, insère pareillement dans l’édition de son Livre de la deablerie – satire inspirée du théâtre des collèges – un poème présenté en colophon qui précise que le texte a été soumis à deux théologiens célèbres de l’époque, dont Duchêne, le responsable de l’interdiction des Heures de Gringore, voir E. Armstrong, Before Copyright, op. cit., p. 101, qui y voit « une recommandation supplémentaire, comme un témoignage ou un extrait de recension favorable (a favourable review). » Le poète redouble encore le privilège d’une préface en vers qui en est la transposition poétique, comme le montre M.
Clément dans Privilèges d’auteurs et d’autrices, op. cit., p. 80‐81, et « L’auteur au miroir… », art. cité, p. 98.
plan par les questions de croyance, a effectivement été utilisée par les juges dans leurs qualifications avant le procès de Théophile de Viau125. Après la tentative d’interdiction du Pantagruel par la faculté de théologie en 1533 que nous avons évoquée, où apparaît explicitement l’adjectif « obscène », la condamnation du Livret de folastries par le Parlement de Paris vingt ans plus tard, le 28 avril 1553 (soit quelques jours après la mort de Rabelais), est la deuxième procédure importante où fait surface la notion d’obscénité, toujours définie par la thématique sexuelle126. Entre‐temps, les poursuites contre l’œuvre rabelaisienne semblent s’être focalisées sur les opinions touchant la foi, avec en 1546, l’intégration du Tiers livre au Catalogue des livres censurez par la faculté de théologie de Paris, puis l’interdiction du Quart livre par le Parlement en mars 1552, « sus la remons‐
trance et requeste faicte […] par le procureur du roy, […] pour le bien de la foy et de la religion, et attendu la censure faicte par la faculté de théologie127 ». De façon révélatrice, dans la célèbre lettre‐préface du Quart livre adressée au cardinal de Châtillon, en janvier 1552, Rabelais avait brandi le terme de « folastries », signe de l’inventivité ludique de ses fictions, comme un repoussoir comique contre le soupçon religieux : « de folastries joyeuses hors l’offence de Dieu, et du Roy, prou128 (c’est le subject et theme unicque d’iceulx livres), d’heresies poinct129 ». Revendiquant une écriture qui se laisse aller à la grossièreté pour en retirer un divertissement bénéfique, l’auteur préfère se vouer aux sujets « bas » plutôt que de rester empêtré dans les mises en cause des théologiens : l’accusation d’obscénité ne semble même pas constituer un risque à ses yeux. Il se fonde
125 Voir A. Bayle, « Six questions sur la notion d’obscénité dans la critique rabelaisienne », dans Obscénités renaissantes, dir. H. Roberts, G. Peureux et L. Wajeman, préf. M. Jeanneret, Genève, Droz, 2011, p. 379‐392, en particulier p. 381‐384 ; E. Herdman, « Censured and Censored : Reactions to Obscenity », ibid., p. 367‐378, en particulier p. 373‐374 : la chercheuse nuance l’histoire de la catégorie tracée par M. Jeanneret (Éros rebelle : littérature et dissidence à l’âge classique, Paris, Seuil, 2003) et J. DeJean (The Reinvention of Obscenity: Sex, Lies and Tabloids in Early Modern France, Chicago, University of Chicago Press, 2002), qui en limitent l’usage au XVIIe siècle. A. Bayle (art. cité, p. 384) et M. Jeanneret (op. cit., p. 60) soulignent que Rabelais a été critiqué mais jamais condamné en justice pour obscénité. Concernant la saisie de 1533, notre avis serait de rappeler que Pantagruel aurait été interdit si le scandale du Miroir n’avait pas interrompu la procédure.
126 Voir le volume de Renaissance, Humanisme, Réforme, n°68, juin 2009, Licences et censures poétiques. La littérature érotique et pornographique vernaculaire à la Renaissance, en particulier l’introduction de C. Alduy, « Le sexe en toutes lettres à la Renaissance », p. 9‐26, et l’étude de F. Cornilliat, « Obscénité de la poésie : le cas du Livret de Folastries de Ronsard », p. 29‐39.
127 A.N. X1A 1571, f. 365, arrêt du 1er mars 1552 (n. st.), édité par M. De Grève, L’Interprétation de Rabelais au XVIe siècle, Genève, Droz, 1961, p. 93, voir p. 69 sur la censure du Tiers livre.
128 « Prou de » : assez de, beaucoup de.
129 Rabelais, Œuvres complètes, op. cit., « À tresillustre Prince et reverendissime Mon Seigneur Odet Cardinal de Chastillon », datée de Paris, 28 janvier 1552, p. 519‐520.
sur la protection d’un nouveau privilège royal, général et d’une durée de dix ans cette fois, qui lui a été accordé en 1550 par l’intercession de l’homme d’église auquel il dédie son quatrième volume : la signature du privilège précise que le document a été établi en présence du cardinal130.
Mais le problème que Rabelais fait mine de trancher est celui du mélange des genres : peut‐on considérer les « folastries joyeuses » comme un « sujet et thème unique », dès lors que cette tendance à plaisanter de tout attire dans son orbite une pluralité de sujets, dont les plus sensibles – la représentation de l’Église et les questions de foi ? L’obscénité que semble assumer Rabelais n’aurait rien d’obscène si elle pouvait être circonscrite à la seule sphère du bas corporel. Or, ce n’est évidemment pas le cas, et on peut considérer sur cette base que la censure du Tiers livre et du Quart livre au nom de la religion n’exclut pas que les censeurs se soient offensés des « gauloiseries » rabelai‐
siennes, en y voyant des sources de perturbation de la thématique religieuse des chro‐
niques ; que l’on pense à la charge de cet autre censeur qu’est Calvin « contre ce diable qui s’est nommé Pantagruel » et tous ses comparses : « ce sont des chiens enragez qui desgorgent leurs ordures à l’encontre de la majesté de Dieu, et ont voulu pervertir toute religion131. » C’est bien parce que le registre bas se mêle aux sujets vénérables, parce que les « ordures » voisinent avec l’évocation de Dieu ou de ses représentants sur terre, que la
« folastrie » peut être ressentie comme « perver[se] », autrement dit comme sacrilège ou hérétique132.
Reste que Rabelais emploie bien l’étiquette de « folastries » comme si elle était consensuelle et devait désamorcer les soupçons à son encontre. Comment concevoir alors qu’un an plus tard, cette même étiquette ludique, choisie par Ronsard pour façonner son petit recueil de poèmes amoureux à l’allure légère, apparaisse criminelle aux yeux des juges du Parlement de Paris ? Le fait que le Livret ait obtenu un privilège
130 Privilège du 6 août 1550, « Par le Roy, le cardinal de Chastillon praesent. Signé DU THIER » (ibid., p. 343‐344), que Rabelais utilise pour la réédition parisienne du Tiers livre sortie en 1552 des presses de Michel Fezandat, et pour le Quart livre. Voir Privilèges d’auteurs et d’autrices, op. cit., p. 115‐119. M. De Grève affirme que le cardinal a été arrêté sur l’inculpation d’hérésie peu après la publication du Quart livre, mais nous n’avons pas trouvé trace de poursuites dans la carrière du prélat avant août 1562, voir la Correspondance d’Odet de Coligny, Cardinal de Châtillon (1537‐1568), éd. L. Marlet, Paris, Picard, 1885, t. I, lettre LIII à la Reine Mère, datée de Châtillon, le 20 août 1562, p. 66‐68.
131 Sermons de M. Jean Calvin sur le V livre de Moyse nommé Deutéronome, Genève, Thomas Courteau, 1567, f. 52 a, cité d’après M. De Grève, L’Interprétation de Rabelais, op. cit., p. 90.
132 Cette réflexion s’inspire de la lecture de P. Frei, François Rabelais et le scandale de la modernité. Pour une herméneutique de l’obscène renaissant, Genève, Droz, 2015.
d’imprimer par le même Parlement quelques jours avant sa condamnation complique l’analyse de la perception de l’obscène et des pratiques d’autorisations de recueils poétiques. Les magistrats ont‐ils accordé le privilège en connaissance de cause, ce qui signifierait qu’ils ont pris en bonne part les poèmes grivois contenus dans le recueil ? Ceci accréditerait la vision d’un siècle peu sensible à l’obscène parce qu’amateur de poésie truculente. Ou bien ont‐ils autorisé le recueil sans l’avoir lu au préalable ? Ce serait la manifestation des lacunes de la procédure, voire de l’absence de dispositif de contrôle dans le régime du privilège – mais les données que nous avons rassemblées jusqu’ici nous poussent à écarter cette toute dernière interprétation.
a) Les insuffisances du contrôle en débat : les derniers poèmes des Folastries ont‐ils été cachés aux autorités ?
Au moment de signer l’introduction des Amours et des Folastries en 1927, P. Lau‐
monier n’arrivait pas à croire que ces dernières aient pu être condamnées par le Parle‐
ment, à la fois parce qu’il n’avait pu voir l’archive contenant la condamnation, et parce que le privilège lui paraissait une garantie de l’approbation des magistrats133. Mais les exemples de jugements contradictoires que nous avons étudiés jusqu’ici nous rendent plus familières ces péripéties judiciaires de la librairie du XVIe siècle, et la lecture de l’arrêt du Parlement nous permet de reconnaître les mécanismes courants de l’autorisation et de sa remise en cause :
Sur la plaincte cejourdhuy par les gens du Roy faicte a la court doleance de l’impression vente et publication d’ung livre intitulé Livret de folastries soubz l’auctorité de ladite court, icelluy livre plain de turpitudes lascives et contenant plu‐
sieurs indignitez contre les bonnes meurs, a quoy ilz requeroient estre pourveu, La matiere mise en deliberation et apres avoir oy par la court icelluy des conseillers d’icelle qui avoit rapporté la requeste contenant ladite permission, lequel a affirmé que au livre qui estoit ataché a ladite requeste n’estoit conteneu la pluspart de la composition mais y ont esté adjoustez et imprimez plusieurs feuilletz qui n’avoient esté veus, Et ayant esté mandé Maurice de la Porte libraire de ceste ville lequel pre‐
sent est aagé de vingt ans, Interrogé s’il avoit faict imprimer ledit livre a luy deubt a dict que oy mais n’avoit entendu le contenu, Bien confesse avoir adjousté et faict im‐
primer audit livre les derniers cahiers et epigrames pour remplir quelque blanc qui restoit mais en rien ne pensoit commestre malice, Interrogé combien il en a impri‐
mez a dict qu’il en a esté imprimé environ cinq cens, qu’il metra toute diligence a luy possible de les retirer de ceux ausquelz ilz ont este debitez, vendus et envoyez et de
133 Voir Ronsard, Œuvres complètes, éd. P. Laumonier, Paris, Marcel Didier, 1968, t. V, introduction p. xix, et le Livret de Folastries, A Ianot Parisien. Plus quelques Epigrames grecs : et des Dithyrambes chantes au Bouc de E. Iodëlle Poëte Tragiq. Avec Privilege, Paris, Veuve Maurice La Porte, 1553. L’extrait des registres du Parlement contenant le privilège annoncé en page de titre est imprimé à la fin du recueil, juste avant l’achevé d’imprimer, daté du 20 avril. Le privilège a été donné le 19 avril.
les recompenser pour la faulte qu’il peult avoir commise en cela, et supplie la court luy pardonner, Luy atant retiré, la matiere mise en deliberation et luy de rechef mandé en ladite court, Elle luy a ordonné fere toutes diligences possibles dedans hui‐
taine de recouvrer, retirer et metre pardevers le greffe d’icelle lesdits livres par luy imprimez et venduz et ladite huitaine passée comparestre en l’estat en icelle court et apportera les diligences qu’il aura pour ce fetes, Pour icelles veues et le tout commu‐
nique au procureur general estre ordonné ce qu’il appartiendra par raison et neant‐
moins est ordonné que tous lesdits livres qui ont esté trouvez en la possession dudict de la Porte et sa mere et apportez devers ladite court par le greffier Gayant134 seront presentement mys au feu et bruslez135.
Ce procès est désormais connu par le récit de M. Simonin qui, sans éditer l’archive, en a tiré la substance136. Nous suivons son analyse lorsqu’il pointe du doigt le caractère douteux des réponses de l’imprimeur, le jeune Maurice de La Porte, et du rapporteur de la demande de privilège. (Ce dernier n’est pas nommé dans ce passage, mais la reproduction du privilège dans le Livret est signée « De sainct‐Germain137 » ; bien que ce privilège ait été accordé à Catherine L’Héritier, c’est ici son fils qui est convoqué au tribunal – peut‐être avait‐il déjà présenté la demande de privilège au nom de sa mère). Les deux hommes paraissent mentir pour échapper à la sanction lorsqu’ils disent qu’ils n’ont pas vu ou « entendu le contenu » des Folastries : le magistrat affirme qu’on lui a soumis un texte incomplet et l’imprimeur valide cette version des faits en prenant la responsabilité de l’ajout des derniers feuillets juste avant impression ; pour le reste, il n’aurait pas prêté attention au sens provocateur des poèmes – c’est ainsi qu’on peut traduire le verbe « entendu ».
Il arrive effectivement qu’un imprimeur sente le besoin de « remplir » avec du texte des pages blanches, pour ne pas gaspiller le papier qui représente son principal coût
134 Nous n’avons pu identifier ce personnage avec certitude, voir la notice sur la famille de Louis Gayan (parfois Gayant), conseiller au Parlement de 1522 à 1564, dont rien n’indique qu’il ait été greffier (M.
Popoff, Prosopographie des gens du Parlement de Paris (1266‐1753), Paris, Le Léopard d’or, 2003, vol. I, p. 596).
135 Arch. Nat. X1A 1575, f. 86 v°‐87 r°, partiellement édité par É. Maugis, Histoire du Parlement de Paris, op. cit., t. II, appendice Ier, p. 336 note 2.
136 Voir M. Simonin, Pierre de Ronsard, Paris, Fayard, 1990, p. 145‐147 et Ronsard, Œuvres complètes, éd.
J. Céard, D. Ménager et M. Simonin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, t. I, notice du Livret de Folastries, p. 1460‐1461.
137 Il s’agit apparemment de Louis Allegrain, seigneur de Saint‐Germain, conseiller au Parlement depuis 1542. Si l’on consulte l’original du document dans le registre du Parlement (Arch. Nat., X1A 1575, f. 54 v°), on note qu’il est paraphé dans la marge du nom du greffier, Hurault, a priori Nicolas Hurault de Boistaillé, qui est apparenté par son épouse Claude Allegrain au rapporteur du privilège (Louis et Claude sont cousins germains). Sur Louis Allegrain et Nicolas Hurault, voir M. Popoff, Prosopographie des gens du parlement de Paris, op. cit., t. II, respectivement p. 249 et 666, ainsi qu’É. Maugis, Histoire du parlement de Paris, op. cit., t. III, respectivement p. 180 et 164.
de fabrication138. Mais compte tenu des goûts de lecteur de poésie du jeune De La Porte, il est peu probable qu’il ait rajouté des vers sans prendre connaissance de leur contenu.
Peut‐on alors penser qu’il aurait délibérément caché une partie du recueil au moment de l’autorisation pour la rétablir à l’impression ? Pour répondre, il faut préciser ce qui, dans les dernières pages présumées ajoutées, a pu focaliser l’attention de la cour. Plus que les
« Epigrames grecs » annoncés par la page de titre, traductions de l’Anthologie palatine paradoxalement dépourvues d’audaces érotiques, les deux derniers sonnets en miroir qui forment un blason des sexes masculin et féminin, « lance au bout d’or » et « vermeillette fante139 », ont à l’évidence motivé la censure. Le poète ne se contente pas de prendre les organes génitaux comme objet d’éloge, mais les propose en objet de dévotion, confusion des registres susceptible de troubler le lecteur140. À la différence de certaines autres
« folastries », les deux sonnets ne seront pas réimprimés du vivant de Ronsard, jusqu’à ce qu’une édition contemporaine de la mort de l’auteur les reproduise, cette fois sans privilège141. Rien n’empêche que ces sonnets aient été ajoutés au dernier moment pour remplir un blanc : les Épigrammes s’arrêtant au milieu d’un cahier à la signature I ii, il restait cinq pages vides sur ce neuvième et dernier cahier de quatre feuillets (pages qui ne sont pas signées). Les errata, la reproduction du privilège et l’achevé d’imprimer occupant trois de ces cinq pages, deux pouvaient encore accueillir du texte. En revanche, on imagine mal l’imprimeur prendre le risque de cacher ces poèmes pour les placer ensuite à un endroit aussi voyant du recueil, tant ils font office de conclusion et sont suivis de deux certificats de la responsabilité professionnelle et juridique de l’imprimeur à l’égard de son texte – le relevé des « Faultes aperceües en l’impression » et l’« Extraict des registres de Parlement. » En somme, il n’est pas impossible que les pages censurées
138 Voir la note au lecteur de Du Bellay qui explique comment il a décidé de remplir la fin du cahier de son Tumulus Henrici II (1559) par l’ajout d’un autre tombeau poétique pour le poète Mellin de Saint‐
Gelais : « Cum post sequentem Elegiam uacuae aliquot paginae superessent, uisum est […] addere…
Addiddimus, ne quid omnino uacuum restaret… – Comme après l’élégie qui va suivre il restait encore quelques pages blanches, il m’a paru bon d’ajouter… Nous avons ajouté encore, afin qu’il n’y eût absolument pas de blanc… » (Œuvres poétiques, t. VIII : Autres œuvres latines, trad. G. Demerson, Paris, Nizet, 1985, p. 31).
139 Livret de Folastries, op. cit., p. 68‐69 (les expressions citées sont extraites du premier vers de chacun des deux sonnets).
140 Voir les derniers tercets des deux poèmes : « …combien à ton honneur / Doit‐on de voeus, combien de sacrifices ? » (sonnet p. 68, v. 13‐14) ; « Tous vers galants dev<r>oient pour t’honorer / A beaux genous te venir adorer » (sonnet « L. M. F. » p. 69, v. 12‐13). Voir l’analyse de F. Cornilliat, « Obscénité de la poésie », art. cité, p. 34.
141 Sur le contexte de cette ré‐édition, voir J. Fallon, His Story, Her Story : a Literary Mystery of Renaissance France, New York, Peter Lang, 2003.
correspondent à un ajout de dernière minute, et donc n’aient pas été soumises au préalable à l’examinateur, mais il est peu vraisemblable que cet ajout s’explique par un geste de dissimulation prémédité.
b) Le privilège obtenu peut‐il exposer un recueil à des poursuites ?
On voit que le nom de Ronsard n’est jamais prononcé dans cette procédure. Son ouvrage se présentait dans un anonymat organisé : le nom de l’auteur manquait, le dédicataire de la première partie était désigné par pseudonyme (« Janot Parisien »), celui du dernier sonnet par des initiales (« L. M. F. », le plus souvent interprétées comme un titre142). La présence des noms des membres de la Brigade, de Baïf à Ronsard, regroupés dans la célébration de l’esprit dionysiaque de Jodelle dans les Dithyrambes, et le retour du nom de Muret, dédicataire des Épigrammes, pourraient se justifier par le fait que ces parties du recueil sont plus érudites et dénuées d’images égrillardes. Reste que ces noms indiquaient assez le collectif dans lequel évoluait l’auteur, et les lecteurs familiers des nouveautés poétiques de ces années n’ont pas eu de peine à le reconnaître143 : la résolu‐
tion de l’énigme éditoriale pouvait d’ailleurs participer au plaisir de lecture144. L’effacement des noms ne montre donc pas forcément que les éditeurs s’attendaient à des poursuites en justice, mais qu’ils avaient conscience du mépris que pourrait éveiller chez certains lecteurs cette publication grivoise. Cette conscience s’exprime dans le fameux exergue à valeur d’excuse empruntée à Catulle : « Car il faut qu’un poète pieux soit chaste lui‐même ; pour ses petits vers, ce n’est en rien nécessaire145. » Comme tout avertissement au lecteur, cette excuse révèle et rend fascinante la transgression qu’elle
142 « La Merveilleuse Fente », « La Motte Féminine » ou « Le Même Féminin », mais la copie manus‐
crite retrouvée par J.‐P. Barbier inscrit en tête du dernier blason le nom de Lucius Memmius Frémiot, élève et amant probable de Muret : les trois lettres seraient donc les initiales du destinataire (voir J.‐
P. Barbier, Ma bibliothèque poétique, Genève, Droz, 2005, t. IV, 4, p. 360‐362).
143 Sur les réactions des lecteurs au moment de la parution, voir M. Simonin, Pierre de Ronsard, op. cit., p. 145‐147, et F. Cornilliat, « Obscénité de la poésie », art. cité, p. 34‐36.
144 Sur la double fonction de ces présentations anonymées qui peuvent obéir à un esprit de jeu ou de prudence, voir F. Rouget, Ronsard et le livre, op. cit., t. II, p. 138.
144 Sur la double fonction de ces présentations anonymées qui peuvent obéir à un esprit de jeu ou de prudence, voir F. Rouget, Ronsard et le livre, op. cit., t. II, p. 138.