D’autres commentateurs se montrent plus réticents à l’idée d’évoquer les déboires judiciaires de Marot ou la dimension « engagée » de son écriture. Ainsi, l’approche rhétorique de Mireille Huchon invite à mettre à distance les allusions du poète au contexte de sa détention, pour redonner à l’écriture poétique sa valeur fictionnelle67. Et il existe une bonne raison de se montrer prudent dans l’interprétation de l’auto‐portrait de Marot en inculpé. En effet, les différentes poursuites menées à l’encontre du poète n’ont laissé que fort peu de traces dans les archives, comme c’est le cas pour la plupart des autres auteurs du XVIe siècle que nous étudions. Seuls les principaux jalons de son « exil » de 1535‐1536, depuis sa fuite jusqu’à son retour en grâce, en passant par le risque d’un procès inquisitorial à Ferrare, sont à peu près décrits par plusieurs témoignages, essen‐
tiellement épistolaires. Mais sur la condamnation même de janvier 1535, après l’affaire des Placards contre la messe d’octobre 1534, on doit s’en tenir à la liste de noms criée dans les rues de Paris pour désigner les luthériens condamnés à mort par contumace, parmi lesquels figure en bonne place le nom de Marot68. Impossible donc de savoir par
66 Voir F. Preisig, « “Plus tost mourir que changer ma pensée” : Marot poète “engagé” ? », Modern Language Notes, t. CXX, janvier 2005, n°1 supplément, p. 28‐43, et du même auteur, Clément Marot et les métamorphoses de l’auteur à l’aube de la Renaissance, Genève, Droz, 2004, en particulier p. 94‐99 sur la force des critiques de Marot à l’égard de la justice de son temps.
67 Voir M. Huchon, « Rhétorique et poétique des genres : l’Adolescence clémentine et les métamor‐
phoses des œuvres de prison », dans Le génie de la langue française : autour de Marot et de La Fontaine, éd. J.‐Ch. Monferran, Fontenay, ENS éditions, 1997, p. 53‐71.
68 Voir la Cronique du roy Françoys premier de ce nom, éd. G. Guiffrey, Paris, Renouard, 1860, p. 130 ; Journal d’un bourgeois de Paris sous le règne de François Ier (1515‐1536), éd. L. Lalanne, Paris, Jules
quelle procédure la justice a déterminé la culpabilité du poète, impossible de savoir si certains de ses poèmes ont pu influencer cette décision.
Il en va de même pour ses premiers ennuis judiciaires, durant la période 1525‐1535, comme pour ses derniers, qui précipitent à nouveau sa fuite hors de France en 1542. Sur les premières affaires, on possède seulement quatre brefs documents, un mandat d’amener signé par l’évêque de Chartres le 13 mars 1526, qui montre que le poète, au vu des résultats de l’enquête ordonnée sur son compte, est déclaré coupable d’hérésie69 ; une lettre d’élargissement envoyée par le Roi à la cour des aides de Paris en novembre 1527, qui déclare que Marot a été arrêté « pour raison de la rescousse de certains prison‐
niers70 », indication floue, qui n’éclaire pas toutes les circonstances de l’incident ; enfin, deux arrêts du Parlement de Paris des 18 et 20 mars 1532, le premier ordonnant l’ouverture d’un procès contre six principaux suspects, dont Marot, et leurs complices, pour « avoir mangé de la chair durant le temps de Karesme et autres jours prohibez », et le second indiquant la libération de Marot sous la caution du secrétaire de la reine de Navarre71. À chaque fois, la vision du procès semble se réduire à un acte juridique isolé ; impossible de se représenter la trame de la procédure ou les pièces de l’instruction.
Surtout, pour ce qui touche au crime d’hérésie, on ne possède aucune trace des interro‐
gatoires que Marot a dû subir et au cours desquels il aurait pu s’expliquer sur ses premiers écrits, comme devra le faire Théophile de Viau, ou tout du moins sur ses lectures. De même, sur la fuite de Marot à Genève en 1542, seule une phrase dans une lettre de Calvin fait allusion à un ordre d’arrestation donné par le Parlement de Paris ; mais l’existence même de cette décision et les raisons qui l’auraient motivée ne peuvent être prouvées72. C’est sans doute la raison pour laquelle il ne viendrait à l’esprit de personne d’évoquer les « procès de Marot » en arrière‐plan de sa poésie. Il paraît bien
Renouard, 1854, p. 447 ; G. Berthoud, « Les ajournés du 25 janvier 1535 », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. 25, n°2, 1963, p. 307‐324.
69 Voir les archives répertoriées par les Bénédictins de Saint‐Maur dans Gallia Christiana, in prouincias ecclesiasticas distributa, Paris, Imprimerie royale, 1744, t. VIII, col. 1188‐1189, reproduit par C. Mayer, La Religion de Marot, op. cit., p. 11.
70 A.N. Z1A 162, texte reproduit dans Marot, Œuvres poétiques complètes, op. cit., t. I, note 4 p. 716.
71 A. N. X1A 1535, f. 150 v°, édités par C. Mayer, La Religion de Marot, op. cit., p. 15‐16.
72 Voir A.‐L. Herminjard, Correspondance des réformateurs, Genève, Fischbacher, 1893, t. VIII, lettre n°1187, Calvin à Viret, de Genève [vers le 8 décembre 1542], p. 215‐218, en particulier p. 218.
Cf. C. Mayer, La Religion de Marot, op. cit., p. 40.
plus naturel de mettre l’accent sur ses « prisons », ce qui évite de se prononcer sur un déroulé judiciaire incertain.
On voit l’étendue de la différence avec le procès de Théophile de Viau. C’est bien la profusion d’archives judiciaires (procès‐verbaux d’interrogatoires notamment) éditées par Frédéric Lachèvre il y a plus d’un siècle, dans Le Libertinage devant le Parlement de Paris73, qui a permis aujourd’hui d’analyser avec finesse le face‐à‐face entre Théophile et ses juges. Rien de tel n’existait pour l’histoire littéraire du XVIe siècle. À part les pièces utilisées par Mayer dans ses travaux sur Marot, on pouvait consulter les quelques Documents d’archives sur Étienne Dolet rassemblés par Claude Longeon dans un mince volume : la longue lettre de rémission octroyée à Dolet par la chancellerie royale en juin 1543 se signalait comme une pièce riche d’enseignements74. Pour le reste, les archives manquaient, ou restaient dans l’ombre. Ainsi, Michel Simonin avait restitué par bribes l’arrêt du Parlement de Paris ordonnant la destruction du Livret de Folastries de Ronsard en avril 1553, mais la pièce elle‐même n’avait pas été intégralement éditée, tant l’affaire semblait entendue75. Il existait bien des travaux approfondis sur le contrôle des livres, notamment à partir des archives de la faculté de théologie de l’université de Paris : Censorship and the Sorbonne, de Francis Higman, constituait une mine d’informations, complétée par les analyses de James Farge sur ces théologiens conservateurs76. Mais dans ces travaux, la poésie et la littérature en général ne tenaient qu’une place limitée, peu repérable d’ailleurs, au milieu de la masse d’ouvrages religieux pris en compte.
Ainsi est né le désir d’éclairer les mésaventures judiciaires de Marot et Dolet en les replaçant dans un cadre plus large qui permettrait la comparaison avec des procès moins connus, impliquant des poètes de second ordre. Jusqu’ici, l’étude des contraintes judiciaires rencontrées par les auteurs était surtout dévolue aux monographies, pour la bonne raison qu’elle doit se baser sur des données biographiques individuelles. Mais
73 F. Lachèvre, Le Libertinage devant le Parlement de Paris : le procès du poète Théophile du Viau (11 juillet 1623‐1er Septembre 1625), Genève, Slatkine Reprints, 1968 [1909], t. I.
74 A. N. X2A 95, f. 863 r°‐868 v°, édité dans Documents d’archives sur Étienne Dolet, op. cit., p. 25‐40.
75 A. N. X1A 1575, f. 86 v°‐87 r°, voir M. Simonin, Pierre de Ronsard, Paris, Fayard, 1990, p. 145‐147 et Ronsard, Œuvres complètes, éd. J. Céard, D. Ménager et M. Simonin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, t. I, notice du Livret de folastries, p. 1460‐1461.
76 Voir F. Higman, Censorship and the Sorbonne: A Bibliographical Study of Books in French Censured by the Faculty of Theology of the University of Paris, 1520‐1551, Genève, Droz, 1979 ; J. Farge, Le Parti conservateur au XVIe siècle. Université et Parlement de Paris à l’époque de la Renaissance et de la Réforme, Paris, Collège de France, 1992, et le Registre des conclusions de la faculté de théologie de l’université de Paris, 1533‐1550, éd. J. Farge, Paris, Klincksieck, 1994.
cette approche monographique peut gêner l’interprétation : en l’absence de comparai‐
son, il est difficile de voir si l’attitude de la justice et les réactions du poète sont excep‐
tionnelles ou ordinaires, et en d’autres termes plus courants, disproportionnées ou mesurées. Difficile, donc, de se faire un avis sur la sensibilité juridique de l’époque, de comprendre notamment si le discours d’un poète sur les risques de l’écriture, comme les dangers de la satire mis en relief dans Les Regrets, est un pur lieu commun ou l’expression de tensions réelles dans le contrôle de l’écrit.
Cependant, il nous était impossible de prétendre à une reconstitution systéma‐
tique des événements judiciaires du XVIe siècle. Faute d’une formation historienne digne de ce nom, nous ne pouvions songer à « dépouiller » les fonds d’archives pour faire ressurgir des procès inconnus. Ayant ainsi fait le deuil d’une fouille exhaustive récom‐
pensée par de précieuses trouvailles, nous pouvions en revanche procéder par cercles concentriques, partir des affaires connues et des archives déjà éditées pour vérifier les détails et explorer les alentours. Cette démarche nous a naturellement conduit à organi‐
ser ce travail comme une suite d’études de cas qui nous paraissent révélateurs. La préparation de chaque chapitre prenait ainsi la forme d’une interrogation sur un fait poético‐judiciaire emblématique, souvent associé à un des « classiques » que nous avons cités dans cette introduction – Marot, Dolet, Ronsard, Du Bellay, Marguerite de Navarre ou encore Théodore de Bèze –, que l’on cherchait à mettre en perspective par l’analyse d’un matériau disparate, mêlant les témoignages historiques aux extraits de poèmes et d’archives. Ces archives, nous les rencontrions dans les travaux des historiens ou des érudits, dans les éléments juridiques du paratexte des imprimés du XVIe siècle, et, dans certains cas spécifiques, au terme d’une recherche dans les registres du Parlement de Paris aux Archives Nationales, quand la date (avérée ou probable) ou la cote d’un arrêt nous étaient connues.
Cette démarche « comparatiste » laissait entrevoir une possibilité d’approfondir l’étude du sujet, tout en se fondant sur une méthode qui, en soi, constitue le pain quotidien de la recherche seiziémiste, à savoir la circulation entre documents historiques et littéraires, entre auteurs majeurs et mineurs. On sait en effet que les œuvres des minores, toujours incluses dans le faisceau de l’érudition d’un Nolhac ou d’un Saulnier, ont encore gagné en visibilité ces dernières décennies, par les commentaires et les éditions critiques dont elles ont fait l’objet. De fait, des textes comme La Poesie françoise
(1540) de Charles de Saint‐Marthe77 ou les Nugae (1538, pour l’édition augmentée qui nous intéresse) de Nicolas Bourbon sont loin d’être inconnus des chercheurs – les Nugae de 1533 ont d’ailleurs été éditées en 2008 par Sylvie Laigneau‐Fontaine78. Il paraît tout à fait naturel de les mettre en relation avec l’œuvre de Marot, vu qu’elle constitue un de leurs modèles revendiqués. Le rapprochement du recueil de Bourbon avec les Carmina de Dolet, un autre recueil récemment édité par Catherine Langlois‐Pézeret, va également de soi pour les spécialistes de la poésie néo‐latine79. Il nous semblait pourtant qu’on pouvait éclairer davantage les causes et les conséquences de l’inculpation d’hérésie qui a frappé ces quatre poètes : une étude croisée de leurs procès et des réponses poétiques qu’ils suscitèrent paraissait pouvoir dynamiser la lecture de ces auteurs80.
Mais avant de détailler davantage les contours de notre corpus, il faut préciser que son élargissement supposait d’appréhender autrement le modèle du « procès littéraire », pour contourner le problème de la pénurie d’archives : étant donné la difficulté de repérer a priori, d’une vue surplombante, les interventions des juges dans le domaine poétique, il nous paraissait plus stimulant d’étendre notre curiosité aux procès de toute nature, y compris les affaires les plus prosaïques comme ce litige autour d’un héritage foncier qui occupe régulièrement Du Bellay durant la décennie 1550. Ainsi, on se donnait une chance de faire émerger au cours des recherches les enjeux littéraires des procès, et à partir de sources plus variées que n’en aurait produites une sélection initiale des affaires les plus intéressantes.
77 La Poesie françoise de Charles de Sainte‐Marthe, natif de Fontevrault en Poictou, divisée en trois livres.
[…] Plus un Livre de ses Amys, Lyon, Le Prince, 1540. En cours d’édition sous la direction d’É. Rajchen‐
bach‐Teller.
78 N. Bourbon, Nugae (Bagatelles) 1533, éd. et trad. S. Laigneau‐Fontaine, Genève, Droz, 2008.
79 É. Dolet, Carmina (1538), éd. C. Langlois‐Pezeret, Genève, Droz, 2009.
80 Pour ce type d’approche, voir le bel article d’O. Pédeflous, « La Muse muselée : Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) », Papers on French Century Seventeenth Literature, vol. XXXVI, n°71, 2009, p. 459‐474. Mais il est vrai que l’étude croisée des auteurs des années 1530 semble de plus en plus monopolisée par la description de leur esprit évangélique partagé, ce qui n’est pas exactement notre approche, puisque nous avons plutôt tendance à chercher les inflexions différentes d’un poète à l’autre, à la fois dans l’écriture et dans la réaction aux poursuites. Voir N. Le Cadet, L’Évangélisme fictionnel : Les Livres rabelaisiens, le Cymbalum Mundi, L’Heptaméron (1532‐
1552), Paris, Classiques Garnier, 2010 ; J. Reid, King’s Sister – Queen of Dissent. Marguerite of Navarre (1492–1549) and her Evangelical Network, Leyde, Brill, 2009, t. I ; I. Garnier‐Mathez, L’Épithète et la connivence. Écriture concertée chez les Évangéliques français (1523‐1534), Genève, Droz, 2005.