Dans la deuxième partie de notre étude, se pose un nouveau problème, qui est de savoir si ces dispositifs de contrôle ont été ressentis et critiqués par les poètes comme un frein à leur liberté d’expression. La question est cruciale pour apprécier la distance entre les préoccupations de notre époque et celles des hommes de la Renaissance sur le sujet de la censure. L’invention législative d’une « liberté de création » dans les années où nous menions ces recherches nous incitait fortement à nous demander si l’idée d’une
92 Marot, Œuvres poétiques complètes, op. cit., t. II, « Ce que aulcuns theologiens plaquerent a paris, quant Beda fut forbanny voulans esmouvoir le peuple a sedition contre le roy » ; « Responce de Clement Marot à l’escripteau icy dessus » ; « Dizain à ce propos », p. 291‐293.
liberté propre aux écrivains pouvait avoir un sens pour nos auteurs aux prises avec la justice. Mais ainsi posée, la question est forcément chargée d’anachronisme. Comme le droit d’auteur, le droit à la liberté d’expression n’est‐il pas une création de la fin du XVIIIe siècle ? La prudence s’impose d’autant plus qu’un livre magistral paru en 2006 soutient que la culture anglaise de la Renaissance, parce qu’elle intègre l’idée d’un contrôle nécessaire du langage, reconnaît la légitimité de la censure93. Mais l’indignation devant les procès intentés aux hommes de lettres s’exprime pourtant dans les textes de notre corpus, de manière plus ou moins revendicative. D’autre part, la notion de licence poétique, synonyme d’une certaine libération du langage, joue un tel rôle dans l’autonomisation progressive de la poésie à la Renaissance qu’on pouvait se demander si elle ne déteignait pas sur la conscience politique de nos auteurs. On faisait donc l’hypothèse que la conjonction de ces deux principaux facteurs, réflexion sur l’actualité judiciaire et théorie de la licence poétique, produirait l’équivalent d’une pensée de la liberté de création en poésie.
La deuxième partie examine cette hypothèse en s’appuyant sur les discours susci‐
tés par les trois types d’interdictions qui réglementent l’usage de l’écrit, telles que nous les avons définies plus haut. Le premier chapitre commence par répertorier les réactions aux procès des satiriques de tous ordres, auteurs de farces, de pasquins, de libelles diffamatoires, ou encore de satires allégoriques dans la tradition médiévale. Ce chapitre se poursuit par l’analyse des créations satiriques de Marot telles qu’elles se présentent dans L’Enfer, ce recueil poétique singulier composé par Étienne Dolet en 1542 autour du grand poème éponyme94. On se souvient que Marot y met en scène son incarcération au Châtelet pour en faire, par le jeu de l’allégorie infernale christianisée, la descente au royaume des morts d’une âme prisonnière des forces du mal, mais promise à la rédemp‐
tion. À la suite de cette pièce maîtresse, encore inédite en France à ce moment, Dolet rassemble une série de textes de Marot qui mettent en lumière les épreuves judiciaires traversées victorieusement par le poète, d’abord la prison, puis « l’exil » ferrarais, jusqu’au retour en grâce. Les deux premiers coq‐à‐l’âne de Marot viennent s’intercaler pour donner un aperçu de son innovation dans la satire. La préface ajoutée par Dolet
93 Voir D. Shuger, Censorship and Cultural Sensibility, op. cit.
94 L’Enfer de Clement Marot de Cahors en Quercy, Valet de chambre du Roy. Item aulcunes Ballades, et Rondeaulx appartenants à l’argument. Et en oultre plusieurs aultres compositions dudict Marot, par cy devant non imprimées, Lyon, Étienne Dolet, 1542.
insiste sur la liberté nécessaire à l’écriture, ce qui oriente la lecture du recueil dans le sens d’une réflexion sur les restrictions judiciaires de la liberté du poète et la résistance exemplaire qu’il y oppose.
Le chapitre suivant explore les divers modes de défense des libertés intellectuelles et religieuses en réponse à la répression de l’hérésie parmi les poètes et les hommes de lettres. Sans redéployer une histoire de l’idée de tolérance au XVIe siècle, il dégage un argumentaire typique de l’apologie humaniste popularisé par Érasme, pour voir les reprises différentes qu’en font Boyssoné et Dolet dans leurs réactions à la répression des luthériens de l’université de Toulouse en 1532. Ces premières observations permettent de reprendre l’analyse des passages où Marot revendique la liberté de faire son office de poète, dans la célèbre épître ferraraise, dans ses paraphrases des Psaumes et dans « La Complaincte d’un Pastoureau Chrestien95 ». Il s’agit alors de préciser l’importance respective du déterminant religieux et des implications méta‐poétiques dans cette idée de liberté, pour voir si elle diffère totalement de notre conception moderne, et si elle peut rejoindre la notion de licence poétique.
Cette notion est retravaillée dans le dernier chapitre de cette partie à travers les débats houleux sur l’obscénité de la poésie amoureuse. Comme nous l’avons suggéré plus haut, il s’agit de replacer cette question de l’obscénité dans la perspective des excentrici‐
tés qui se manifestent dans l’écriture et le comportement amoureux des poètes de la Pléiade, fascinés par un retour aux mœurs antiques. La figure du Muret sodomite brûlé en effigie à Toulouse en 1554 sert à réactiver le sens des accusations de débauche lancées contre Théodore de Bèze et Ronsard. Le parallèle se poursuit entre les deux auteurs pour montrer comment la criminalisation de leurs poèmes catulléens – destruction des Folastries pour Ronsard et dénonciation des Poemata pour Bèze – les pousse, dix et vingt ans plus tard, à revendiquer la créativité ludique de la poésie pour défendre leur réputa‐
tion. L’accent mis sur la liberté de jouer avec les mots et les figures conventionnelles apparaît alors comme une définition de l’art poétique rendue nécessaire par la pression durable du scandale.
95 Marot, Œuvres poétiques complètes, op. cit., t. II, « La Complaincte d’un Pastoureau Chrestien, faicte en forme d’eglogue rustique, dressant sa plaincte à Dieu, soubz la personne de Pan, Dieu des Bergiers », p. 683‐691.