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2. L’APH DANS LA DOCUMENTATION SCIENTIFIQUE

2.1 Un historique de l’APH

Pour situer notre lecture de la documentation scientifique, il est approprié de préciser notre angle d’entrée à propos de l’APH. Symcox et Wilschut (2009) et Levstik (2011) reconnaissent globalement deux foyers de problématiques dans la documentation scientifique sur l’enseignement et l’apprentissage de l’histoire : politique et éducationnel. L’orientation politique est préoccupée par la nature du récit enseigné, uniforme ou multiculturel, tandis que l’orientation éducationnelle – conforme à nos préoccupations – est intéressée par « the value of the historical discipline as such, implying a key role for historical thinking and disciplinary concepts » (Symcox et Wilschut, 2009, p.5).

Du point de vue de la recherche sur l’enseignement et l’apprentissage de l’histoire, l’APH représente un des premiers objets de la recherche empirique (Laville, 2001; Wineburg, 1996). Booth (1994), Laville (2001) et VanSledright et Limon (2006) situent les premiers travaux au milieu des années 1950 en Grande- Bretagne, avec ceux de Peel (1967a, 1967b). Dans la foulée des travaux piagétiens, ce chercheur a appréhendé la pensée historique en fonction du mode de raisonnement caractérisant la discipline historique, et du rapport de causalité qu’elle permet d’établir entre les phénomènes (Peel, 1972). Toutefois, Wineburg (1996) attribue à Bell et McCollum (1917) les premiers jalons de l’APH, visant à établir un lien entre

la pensée et la compréhension historiques. Une compréhension qui est définie par le développement de la capacité à appréhender les événements actuels à la lumière du passé, à consulter la documentation pour élaborer une explication (account), à juger de la valeur d’un récit historique (narrative), à générer des questions réfléchies (‘thought questions’) à l’égard de situations historiques, et à répondre à des questions de nature factuelle concernant les personnages et les événements historiques. Néanmoins, nous pouvons considérer que c’est au cours des quatre dernières décennies que la recherche sur l’APH s’est intensifiée (Levstik, 2011). En nous appuyant sur VanSledright et Limon (2006) et sur Levstik (2011), nous constatons que cette recherche s’est engouffrée dans quatre avenues distinctes, à savoir piagétienne (première école britannique), disciplinaires (deuxième école britannique), procédurale (approche américaine), et socioculturelle. Ces avenues seront présentées au cours des prochaines pages, en indiquant leurs apports et leurs limites.

La recherche poursuivie dans le sillage piagétien s’inscrit en opposition avec cette idée voulant que l’apprentissage de l’histoire consiste à développer la capacité de mémorisation. Cet apprentissage doit plutôt consister à développer la compréhension histoire, par l’établissement de liens entre des faits, et par la capacité à les fonder et à les critiquer (Wineburg, 1996). Il s’agit là d’un postulat fondamental qui marquera durablement la recherche sur l’enseignement de l’histoire (Demers, Lefrançois et Éthier, 2010 ; Wilson, 2001). Hallam (1970, 1972, 1979) a poussé davantage l’application de la théorie piagétienne dans l’analyse du développement de la compréhension, notamment sous l’angle des stades de développement. En définissant des niveaux pré-opératoire, opératoire concret et opératoire abstrait, ce chercheur a pu constater auprès d’une centaine d’élèves de 11 à 17 ans, qu’il a interrogés suite à la lecture de récits historiques sur Marie Tudor et la Conquête normande, que seulement deux d’entre eux parvenaient à formuler et à valider des hypothèses conformément au niveau le plus achevé du développement. Ces faibles résultats ont été attribués à la nature abstraite et complexe de l’histoire et du mode de

raisonnement qu’elle implique (Hallam, 1967). Booth (1983) a recensé un peu plus d’une vingtaine de recherches doctorales réalisées dans ce sillage théorique, traitant de différents aspects relatifs à la compréhension historique et à son développement. Globalement, ces recherches ont révélé des difficultés importantes à faire preuve de pensée historique avant l’âge de 16 ans, reconnu alors comme étant le seuil de la pensée formelle en histoire (Hallam, 1970; Laville, 1975b).

Reisman (2012) recense quelques réformes curriculaires entreprises au cours des années 1960 et 1970 aux États-Unis et en Grande-Bretagne en référence à ce courant théorique. La première est celle du programme Man : A course of study (MACOS) (Dow, Bruner, DeVore et Balikci, 1971) élaboré dans la foulée du New social studies movement et du Rapport Bruner (Bruner, 1962), invitant à recentrer l’enseignement sur les structures disciplinaires et le mode de raisonnement sous- tendant leur démarche scientifique de production de savoirs (Levstik, 2011). Appuyé financièrement par le gouvernement fédéral américain, celui-ci était fondé sur une pédagogie de la découverte incarnée par l’enquête historique (historical inquiry), et une démarche interdisciplinaire, articulée autour de thèmes inspirés de la recherche anthropologique (Reisman, 2012). Il était alors considéré qu’une telle réforme de l’enseignement était susceptible de favoriser le développement de la pensée historique, notamment à travers un usage fréquent de sources primaires et de l’analyse de problèmes contemporains (Idem.). Épousant une approche pédagogique homologue, la deuxième tentative mentionnée par Reisman (2012) est celle du Amherst history project, dirigée par l’historien Richard H. Brown. Celle-ci consistait, par le travail d’équipes composées d’enseignants et d’historiens, à produire du matériel pédagogique pour l’enseignement de l’histoire des États-Unis centré sur l’analyse en profondeur de questions et de thèmes historiques.

Quelques critiques ont été formulées à l’endroit de ce courant théorique. Premièrement, les élèves soumis à ces recherches ont été interrogés en fonction d’une

démarche ne leur étant pas familière, passablement éloignée des pratiques d’enseignement usuelles en histoire (Wineburg, 1996). Deuxièmement, les modalités de recueil de données, à cause de la nature des questions composant le questionnaire, ont soulevé des interrogations quant à la validité méthodologique du construit dont elles devaient rendre compte (Laville, 1975b ; Rosensweig et Laville, 1982). Il en a été de même, troisièmement, concernant la validité théorique de ce construit, reconduisant une conception hypothético-déductive du raisonnement jugée davantage appropriée à la démarche prévalant dans les sciences naturelles qu’à celle en histoire (Wineburg, 1996). Boutonnet (2013) considère que cette conception reposait sur une « logique de développement psychologique étriquée » (p.14), peu adaptée aux élèves. Nous pourrions ajouter que ce courant de recherche était davantage préoccupé par la question du développement que par celle de l’apprentissage. S’il modélise en niveaux la transformation des structures cognitives à travers un processus d’assimilation, il n’indique pas comment s’opère cette transformation à travers les expériences quotidiennes (Bailin, Case, Coombs et Daniels, 1999). Il faut attendre les travaux de la seconde école britannique pour voir s’articuler la question du développement avec celle de l’apprentissage.

Cette seconde école britannique a émergé à partir de la seconde moitié des années 1970. Elle s’est intéressée à la question des savoirs de second niveau (second order knowledge) ou disciplinaires6, sous-tendant la production des connaissances historiques (premier niveau) concernant les faits et les personnages historiques (Lee, 1983 ; VanSledright et Limon, 2006). Ces concepts disciplinaires traduisent l’expertise historienne, fondée sur une compréhension plus sophistiquée de la discipline historique et de la production des savoirs historiques (Lee, 2005 ; VanSledright et Limon, 2006). Ils recouvrent ceux nécessaires à la réalisation de la démarche de résolution de problème en histoire (Levstik, 2011). À notre

6 Nous aurons recours à l’expression « concepts disciplinaires » pour désigner ces savoirs de second

niveau (second order knowledge) de la discipline historique attribuée à l’exercice de la pensée historique, considérés « structurants » dans la production des savoirs historiques.

connaissance, ce sont les britanniques Dickinson et Lee (1978) qui ont, les premiers, entamé la rupture avec un cadre de référence piagétien pour définir la pensée historique dans cette perspective des concepts disciplinaires. Cette école s’est constituée autour de la troisième tentative de réforme curriculaire identifiée par Reisman (2012), qui est celle du History 13-16 project (ou School’s Council History Project) entreprise en 1972 à l’Université de Leed, visant à familiariser les élèves au raisonnement historien et à la nature des concepts de la discipline historique (Wineburg, 1996).

Initialement, il s’agissait d’un programme d’études optionnel réparti sur deux ans, proposé pour contrer le déclin de la clientèle scolaire en histoire depuis les années 1960. Ce projet débuta avec une soixantaine d’écoles, et progressa au cours des dix années suivantes au point de regrouper 20% de l’ensemble des établissements d’enseignement secondaire britanniques (Dawson, 1989; Rosenzweig et Weinland, 1986; Shemilt, 1980). En 1988, il représentait l’une des trois options en histoire les plus importantes, avec 1200 écoles participantes (Dawson, 1989). Selon Wineburg (1996), les instigateurs de ce projet auraient puisé essentiellement à la théorie des disciplines scientifiques de Hirst (1973). Une théorie qui reconnait des modes spécifiques de raisonnement, articulés à des concepts et des idées structurantes, des procédures de validation et des formes d’enquête. À cet égard, ce programme d’études proposait une approche thématique. Les thèmes étaient associés au changement historique (sous l’angle de l’histoire de la médecine ou du concept d’énergie), à l’histoire locale (une église ou un château), à l’histoire contemporaine (le conflit israélo-palestinien), et à une période historique spécifique (l’Angleterre sous Élizabeth I en 1815-1851 ou l’Ouest américain en 1840-1895). Les recherches évaluatives réalisées dans le cadre de ce projet ont révélé une progression des concepts disciplinaires, à la faveur d’une compréhension plus approfondie de la nature de l’histoire et de ses concepts (Shemilt, 1980). Cette troisième tentative de réforme curriculaire a donné lieu dans son sillage au projet Concepts of history and

teaching approaches : 7 to 14 (CHATA), ciblant les concepts disciplinaires de preuve (evidence), de causalité (causation) et d’explication (explanation) (Lee et Ashby, 2001 ; Levstik, 2011).

Toutefois, il faut mentionner que cette distinction entre ces deux écoles britanniques ne fait pas consensus dans la documentation scientifique. Pour Wineburg (1996), la théorie piagétienne demeure bien présente à travers ces travaux sur l’apprentissage des savoirs disciplinaires. La raison qu’il invoque pour établir un tel lien est cette « share tendency by both to thrust children into the role of a mini- philosopher, with questions more german to a discussion in metaphysics than one in history » (p.429). Ce n’est pas faux. Cependant, est-il possible d’envisager la production de savoirs sans égard à leur fondement philosophique ? D’un point de vue vygotskien, une telle distinction minerait « l’unité fondamentale du savoir scientifique », car « [l]e chercheur, dans la mesure où il n’est pas qu’un technicien, un enregistreur ou un exécutant, est toujours un philosophe qui, durant la recherche et la description, pense le phénomène, et sa manière de penser se fait sentir dans les mots qu’il utilise » (Vygotski, 1999, p.196). Pour cette raison, nous reconduirons cette distinction entre les première et seconde écoles britanniques, laquelle apparaît éclairante à l’égard des travaux réalisés ultérieurement dans leur sillage théorique respectif.

Toujours dans l’esprit de trouver une alternative au cadre de référence piagétien, la recherche sur l’APH aurait trouvé un troisième souffle – aux États-Unis cette fois – dans la seconde moitié des années 1980, avec ce qu’il est convenu d’appeler la « révolution cognitive » (Wineburg, 1996). Une revolution constatée par VanSledright et Limon (2006), et dont Levstik (2011) souligne l’importance : « [f]rom the 1980s on, however, newer theories on human cognition exerted considerable if not always explicit influence on researchers’ ways of examining student learning in history » (p.108). L’APH est appréhendé en fonction de la

transformation des savoirs de premier niveau des sujets apprenants, mais en ciblant cette fois les savoirs procéduraux réputés intervenir dans la production des savoirs historiques. Ces travaux définissent ainsi les tâches spécifiques de l’analyse documentaire en histoire, à savoir la critique et l’identification des sources, la corroboration, et la contextualisation (VanSledright et Limon, 2006). Les recherches puisant au courant britannique n’ont pas adopté ce virage « procédural », car les concepts disciplinaires expriment en eux-mêmes la dimension opératoire de l’exercice de la pensée historique (Lee, 2005). Définir des savoirs procéduraux supplémentaires n’a pas de sens dans ce cadre de référence (VanSledright et Limon, 2006).

Pour compléter ce portrait historique de l’APH, il semble possible de distinguer une dernière approche actuellement en émergence, que Levstik (2011) désigne de socioculturelle et dont l’origine serait attribuable aux travaux de Wertsch (1998) sur la théorie de la médiation. Cette dernière définit la pensée à la lumière des pratiques culturelles, comme une activité médiatisée par des instruments culturels et orientée vers des buts. Ces instruments recouvrent notamment les récits historiques véhiculés dans différents contextes sociaux, tels les médias, la famille, l’école, la communauté, etc., jouissant d’une reconnaissance variable et pouvant faire l’objet d’un acte de résistance ou d’adhésion. Cet acte de résistance à l’égard d’un récit historique officiel a été analysé par Wertsch (2004) auprès des élèves estoniens, ainsi que par Epstein (1998) à travers l’attribution de significations différentes par les élèves afro-américains.

Au terme de cet historique, nous pouvons constater que l’APH est d’abord un construit issu de la documentation scientifique anglo-saxonne. Comment a-t-il migré du côté de la documentation francophone? À notre connaissance, cette migration a d’abord été entamée au milieu des années 1970 avec les travaux de Laville (1975a, 1975b), réagissant aux ceux de Hallam (1970, 1972, 1979). Laville (1975a, 1975b)

invitait alors les enseignants d’histoire à ne pas sous-estimer les capacités de leurs élèves, remises en question par ce dernier chercheur, et à introduire l’analyse documentaire en classe d’histoire. La pensée historique est alors posée à l’intersection de la discipline historique et de l’intelligence adolescente. Du côté de la première, elle renvoie à l’essence de l’histoire, le changement, « c’est-à-dire l’étude des facteurs qui constamment détruisent et reconstruisent l’équilibre entre les diverses forces humaines, et l’évolution de cet équilibre » (Laville, 1975b, p.34). Du côté de l’intelligence adolescente, la pensée historique est celle de la pensée formelle, hypothético-déductive, ponctuée par l’établissement de « complexes dialectiques causes-conséquences » (Idem.). C’est ensuite avec la thèse de Martineau (1997), invoquant l’intérêt croissant pour la pensée historique dans la documentation anglophone, scientifique et officielle (États-Unis, Angleterre et Canada), qu’émergera de nouveau cette question dans la documentation scientifique francophone. Une question dont l’intérêt ne se tarira pas par la suite, comme en témoigne le nombre significatif de mémoires et de thèses référant à la pensée historique (Boutonnet, 2013 ; Boyer, 2010 ; Déry, 2008 ; Duquette, 2011 ; Ftouh-Ghammat, 2008 ; Leblanc, 2013 ; Moisan, 2010 ; Poyet, 2009).

Ce bref historique a permis de situer le construit d’APH au coin de quatre fondements théoriques : piagétien (première école britannique), disciplinaire (deuxième école britannique), procédural (approche américaine) et socioculturel. Ceux-ci serviront de clef de lecture des finalités et des médiations cognitive et pédagogico-didactique associées à l’APH.