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1. LE CONTEXTE DE L’APH : LA DISCIPLINE SCOLAIRE

1.1 Les disciplines scolaires : des finalités et des médiations

Les disciplines scolaires sont associées à un renouvellement des finalités de l’enseignement secondaire, opposées à l’inculcation de connaissances : « Jusque-là, on inculquait. On veut désormais discipliner » (Chervel, 1998, p.11). Selon ce chercheur, ce renouvellement aurait été initié en France vers la fin du XIXe siècle. Si auparavant, la discipline concernait « la répression des conduites préjudiciables » (Idem, p.60), elle est graduellement associée au développement intellectuel par un travail d’exercisation, de « gymnastique de l’esprit » (Hippeau, 1885, dans Ibid., p.63). Étymologiquement, la discipline est la francisation de disciplina, découlant de discipulus (disciple) qui est lui-même dérivé de discere : apprendre (Sachot, 1998). Discipliner, c’est viser la formation d’un « homme libre, autonome et responsable, aussi bien vis-à-vis de lui-même que par rapport aux autres et au monde » (Idem, p.11-12). C’est pour cela que la discipline scolaire devient par la suite « l’élément central de tout le dispositif scolaire, l’unique matrice qui concentre, catalyse et rend opérantes toutes les forces mises en œuvre » (Ibid., p.2).

Entre le début du XXe siècle et la Première Guerre, cette signification attribuée à la discipline scolaire s’accentue, et elle permet de distinguer les matières scolaire selon leur contribution à cette exercisation (Chervel, 1998; Sachot, 1998). Par la suite, elle s’efface graduellement, à mesure que la discipline scolaire désigne à la fois un mode de pensée et un mode de classification des matières scolaires. Ces deux modes, de pensée et de classification, perdureront durablement par la suite, exprimant la double logique à laquelle sont soumises les disciplines scolaires. Une « logique de niveaux », qui définit les disciplines scolaires en fonction des finalités propres à un ordre d’enseignement, et une « logique de scientificité ». La logique de niveau explique pourquoi la question de l’enseignement de l’histoire ne peut être posée de la même manière selon qu’il s’agit de l’enseignement secondaire ou de l’enseignement universitaire. Il s’agit pourtant bien de la même « discipline » parce

qu’ils partagent le même nom, mais soumise à une logique de niveau témoignant de sa spécificité et de son autonomie.

La même tendance s’observe-t-elle au Québec? Il est difficile de répondre catégoriquement à cette question, car les recherches ne permettent pas d’entrevoir la même trajectoire historique. Celles-ci indiquent plutôt un décalage, alors qu’il faut attendre les années 1920 pour assister à un changement de cap au niveau des finalités et des pratiques pédagogiques. Turcotte (1998) constate l’introduction de la « méthode scientifique » et de « travaux pratiques » dans les programmes d’études du primaire complémentaire de 19232. Cette méthode et ces travaux exprimeraient une orientation en faveur « d’une plus grande rigueur intellectuelle et la méthode inductive » (Idem, p.319). Pour leur part, Roy, Gauthier et Tardif (1992) constatent que cette orientation, même si elle n’est pas partagée par l’ensemble des programmes d’études, est intégrée à partir de 1929 dans les programmes d’histoire du primaire supérieur3 :

En effet, pour la première fois dans un programme d’histoire, on suggère aux maîtres de procéder en “donnant aux élèves des travaux personnels de recherche” (p.11). Il s’agit de la première manifestation du souci de faire travailler aux élèves des habiletés liées à la recherche sur un sujet historique dans un programme d’histoire au Québec. (p.19)

Cette orientation se généralisera à l’ensemble des programmes d’études – et entre autres ceux d’histoire – élaborés après la publication du Rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec (1964), ou communément appelé Rapport Parent (Corbo, 2002): « On verra alors l’histoire en tant que matière s’effacer au profit des habiletés intellectuelles propres à la

2 Qui recouvre les 7e et 8e années de scolarité générale, donc les première et deuxième années du cours

secondaire actuel au Québec.

3 Qui recouvre les 9e, 10e et 11e années de scolarité générale, donc les troisième, quatrième et

démarche historique qui seront exploitées dans le cadre des objectifs de formation personnelle de chaque programme d’histoire » (Roy, Gauthier et Tardif, 1992, p.20). Nous situerons donc à cette date la stabilisation de l’articulation de ces deux logiques, de niveau et de scientificité, pour le cas de l’histoire en tant que discipline scolaire au Québec. Ces deux logiques définissent des finalités et des modalités (ou médiations) d’enseignement et d’apprentissage pour chaque discipline scolaire :

 Les finalités confèrent une cohérence aux objectifs d’apprentissage et aux pratiques d’enseignement visant à les atteindre. C’est sous l’angle des finalités que le système éducatif pose l’élève au centre de ses préoccupations et qu’il s’adresse à lui, « c’est-à-dire à quelqu’un qui n’est pas encore en mesure d’assumer pleinement ses responsabilités d’homme libre et qui a besoin d’être formé » (Sachot, 1998, p.15) Ce besoin de formation, dont il sera question au prochain point, concerne la médiation cognitive et nécessite l’intervention de l’État en tant qu’instance de médiation institutionnelle, définissant des politiques, des programmes d’études, des épreuves, etc. En ce sens, c’est l’État qui se reconnaît une dette à l’égard de l’élève : si les détenus se voient restreindre leur liberté parce qu’ils ont une dette envers la société, dans ce cas-ci se sont les élèves qui voient leur liberté momentanément restreinte parce que l’État a une dette envers eux. Comme l’explique Sachot (1998) à cet égard : « cette formation est un devoir de la République et non d’une institution quelconque, car une République est faite de citoyens libres, autonomes et responsables » (p.15-16). Dans une perspective sociohistorique, Chervel (1998) circonscrit six types de finalités assignées à l’enseignement secondaire, à savoir des finalités religieuses, socio-politiques, psychologiques, culturelles, de socialisation et de gardiennage. Dans le contexte actuel de l’enseignement de l’histoire, nous ne pouvons considérer les finalités religieuses et de gardiennage, mais les quatre autres peuvent traduire des finalités possiblement attribuées à l’APH.

 La médiation cognitive définit la nature du processus d’apprentissage à caractère scientifique réalisé par cette formation disciplinaire. Elle vise l’acquisition d’une structure de médiation à caractère scientifique. Cette structure est un instrument de véridiction permettant à l’élève de soumettre sa compréhension immédiate des réalités sociales et historiques à une analyse méthodique. Cette médiation revêt un caractère de « scientificité » précisément à cause de cette « méthode », qui est le fondement des disciplines scolaires pour l’enseignement secondaire obligatoire (Sachot, 1998, p.16). La question de la démarche épistémologique, et plus largement des savoirs, prend tout son sens en fonction du mode de pensée (ou méthode d’analyse) qu’elle introduit dans l’activité intellectuelle de l’élève : « De même qu’il n’y a qu’une raison, il n’y a qu’une méthode, l’analyse. Tel est le fondement épistémologique qui, alors, permet de justifier de manière éthique l’obligation à laquelle la République peut soumettre l’enfant – l’élève – pour le former, sans que ce soit une inculcation au sens d’endoctrinement » (Idem, p.19). Il est à noter que cette logique de scientificité est propre à un ordre d’enseignement et il n’est pas exclusif à un fondement épistémologique. C’est la raison pour laquelle nous utiliserons l’expression « pensée historique » plutôt que celle de « pensée historienne ». La première est définie par des finalités, des activités d’apprentissage et des pratiques d’enseignement qui lui sont spécifiques. Elle est distincte de la seconde, qui correspond à la pratique de l’historien dont le contexte est celui de l’exercice d’une « pratique professionnelle4 ». Cette conception de la discipline scolaire se distingue de celle élaborée par Develay (1995, p.28), car elle ne définit pas son « unité matricielle » en fonction du cadre strict de l’épistémologie de l’objet. Pour Chervel (1998) et Sachot (1996, 1998), c’est bien la « mise en œuvre » de cette épistémologie qui exprime l’acquisition d’une logique

4 Nous pourrions ajouter, mais cela nous éloignerait de notre propos : Une pratique qui pourrait faire – mais à notre connaissance ne fait pas actuellement – l’objet d’une didactique professionnelle...

de scientificité (ou médiation cognitive), laquelle ne se réduit pas à l’épistémologie de l’objet. La définition de cette médiation peut donner lieu à diverses définitions, et nous avons vu que c’était le cas pour l’APH. Au-delà de cette diversité de définitions, la médiation cognitive repose sur la médiation pédagogico-didactique assurée par l’enseignant.

 La médiation pédagogico-didactique de l’enseignant est nécessaire à la réalisation de l’apprentissage, c’est-à-dire à l’établissement de la médiation cognitive visée par une discipline scolaire : elle « est une exigence constitutive de la discipline » (Sachot, 1998, p.17). En ce sens, l’apprentissage d’une logique de scientificité relève de la responsabilité de l’enseignant l’incarnant dans un dispositif de médiation : « la définition fondamentale que l’on pourrait donner d’une action didactique est d’être une médiation (au sens extrinsèque) en vue d’instaurer une médiation (au sens intrinsèque) » (Sachot, 1996, p.194) Le dispositif de médiation repose certes sur « la primauté de la parole […] assurée par un maître » (Sachot, 1998, p.17), mais il se prête à différentes possibilités. Des possibilités variables selon qu’elles sont envisagées par le discours de la recherche scientifique, intégrées par les programmes d’études et interprétées par les enseignants eux-mêmes dans le cadre de leur pratique. Cette médiation désigne l’objet de nos interrogations au regard de l’enseignement de l’histoire, car c’est à ce niveau que se joue le sort des différentes définitions de l’APH.

Ces trois propriétés définissent les contours d’une problématisation de la pratique d’enseignement dans la perspective socioculturelle des disciplines scolaires. Elles illustrent la tension à l’œuvre ente la transmission d’une culture commune fondée sur l’inculcation de connaissances, et une tendance historique en faveur de l’acquisition de modes de pensée disciplinaires. Nous nous appuierons sur ces trois propriétés pour appréhender la question de l’APH dans la deuxième section. Cependant, il reste encore à comprendre comment ces dernières s’articulent dans le

fonctionnement d’une discipline scolaire, appuyé sur certains types d’activités définissant des niveaux distincts. Des niveaux, abordés au cours des prochaines pages, également susceptibles de générer des tensions.

1.2 Trois niveaux de fonctionnement : théorique, institutionnel et pédagogico-