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Un détour par la notion de mémoire interdiscursive

1. Langage et mémoire

L’hypothèse de recherche de départ -devoir de mémoire est une construction langagière qui a pour origine la transmission de l’expérience génocidaire- n’était pas seulement déterminée par ces discours d’autorité. En interrogeant empiriquement diverses sources orales et écrites, l’imprégnation de l’association devoir de mémoire/mémoire du génocide des Juifs se révélait rapidement assez large. Cette hypothèse se trouvait donc en adéquation avec un discours social établi dont il fallait comprendre les mécanismes. La notion élaborée en analyse du discours de mémoire interdiscursive s’est révélée particulièrement utile. Elle a constitué en cela un élément central du travail de « désubjectivation » de l’objet de recherche.

La notion de « mémoire discursive » est conceptualisée dans le cadre des travaux en analyse du discours (AD), nouveau champ des sciences du langage qui s’est développé en France dans les années 1970. Elle est proposée en 1981 par le linguiste Jean-Jacques Courtine pour analyser les discours politiques170, à partir des travaux du linguiste Mikhaïl Bakhtine171, de ceux du sociologue Maurice Halbwachs172, et des réflexions de Michel Foucault sur les

domaines discursifs173 :

« Nous introduisons ainsi la notion de mémoire discursive dans la problématique de l’analyse du discours politique. Cette notion nous paraît sous-jacente à l’analyse des FD [Formation discursive] qu’effectue l’Archéologie du savoir : toute formation possède

169 M. Anissimov, Primo Levi, op.cit., p. 509.

170 Jean-Jacques Courtine, « Quelques problèmes théoriques et méthodologiques en analyse du discours. A

propos du discours communiste adressé aux chrétiens » dans « Analyses du discours politique », Langages, n°62, 1981, p. 9-128.

171 Voir notamment Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, trad. du russe par Isabelle Kolitcheff, Paris,

Éditions du Seuil, 1970 [1929 pour la première édition originale].

172 Plus particulièrement Les Cadres sociaux de la mémoire, op.cit. ; La Mémoire collective, op.cit., et La

Topographie légendaire des Evangiles en terre sainte. Étude de mémoire collective, op.cit.

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dans son « domaine associé » d’autres formulations, qu’elle répète, réfute, transforme, dénie…, c’est-à-dire à l’égard desquelles elle produit des effets de mémoires spécifiques ; mais toute formulation entretient également avec des formulations avec lesquelles elle coexiste (son “champ de concomitanceˮ dirait Foucault) ou qui lui succèdent (son champ d’anticipation) des rapports dont l’analyse inscrit nécessairement la question de la durée et celle de la pluralité des temps historiques au cœur des problèmes que pose l’utilisation du concept de FD174 ».

Se tournant vers l’anthropologie historique, Jean-Jacques Courtine insiste quelques années plus tard sur les liens entre « domaines de mémoire » et « énoncés » :

« On pouvait dès lors rapporter tout énoncé à un domaine de mémoire : il y figurait comme élément dans une série, comme “nœud dans un réseauˮ. On pouvait espérer alors combiner l’analyse linguistique de l’énonciation singulière, située et datée, d’une formulation discursive, avec la profondeur historique d’un système de formation des énoncés ; tenter d’inscrire l’événement énonciatif sur le fond de la mémoire discursive, démêler le temps court et le temps long dans l’espace des discursivités175 ».

En s’attachant à la question des temporalités du discours, sa notion de « mémoire discursive » a ainsi permis de mettre en exergue le rôle du langage dans le fonctionnement de la mémoire individuelle. La réflexion du chercheur portait précisément sur le dialogisme du « mot compris » et les ressorts de sa compréhension dans les trajectoires discursives.

Jean-Jacques Courtine postulait qu’en faisant appel à la mémoire du locuteur ainsi qu’à celle du récepteur, le discours fonctionne dans une dimension dialogique de son énoncé, qui stocke, au fur et à mesure, des usages antérieurs externes au locuteur. Cette notion abordait ainsi la question du discours par le biais de ses « données extradiscursives et surtout prédiscursives qui participent pleinement à l’élaboration, la production, la diffusion, et la circulation des productions verbales de sujets situés176 ». Cette approche « reconstructiviste » du langage se référait aux travaux de Maurice Halbwachs sur la mémoire collective, entendue comme une reconstruction du passé en fonction du présent177. Pour construire sa notion, Jean.Jacques Courtine lui-même faisait explicitement référence aux travaux du sociologue, précisant que « la mémoire qui nous intéresse ici est la mémoire sociale, collective, dans son rapport au langage et à l’histoire » et d’ajouter que « c’est toujours le langage qui est, pour

174 J.-J.Courtine, « Quelques problèmes théoriques et méthodologiques en analyse du discours », op.cit., p. 52. 175 J.-J.Courtine, Corps et discours : éléments d’histoire des pratiques langagières et expressives, présentation de

dossier de thèse d’État sur travaux, Université Paris X Nanterre, 1989, p. 27

176

M.-A. Paveau, Les Prédiscours, op.cit., p. 86.

177 « Si, comme nous le croyons, la mémoire collective est essentiellement une reconstruction du passé, si elle

adapte l’image des faits anciens aux croyances et aux besoins spirituels du présent, la connaissance de ce qui était à l’origine est secondaire, sinon tout à fait inutile, puisque la réalité du passé n’est plus là, comme un modèle immuable auquel il faudrait se conformer », M. Halbwachs, La Topographie légendaire des Evangiles en

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Halbwachs, de façon explicite ou implicite au cœur des processus de mémoire », avant de citer la phrase conclusive d’Halbwachs dans son chapitre « Le langage et la mémoire » des Cadres sociaux de la mémoire : “Les conventions verbales constituent donc le cadre à la fois plus élémentaire et le plus stable de la mémoire collectiveˮ178 ». Avant de développer dans La

Mémoire collective179, l’idée que l’on se souvient nécessairement en commun, avec d’autres,

Halbwachs avait en effet consacré en 1925, dans Les Cadres sociaux de la mémoire, un chapitre entier à ce sujet180, en partant du postulat que « les hommes pensent en commun par le moyen du langage181 ». Revenant sur ce point à la fin de son livre, Halbwachs précisait que « les hommes vivant en société usent de mots dont ils comprennent le sens : c’est la condition de la pensée collective. Or chaque mot (compris), s’accompagne de souvenirs, et il n’y a pas de souvenirs auxquels nous ne puissions faire correspondre des mots. Nous parlons nos souvenirs avant de les évoquer182 ».

Prolongeant la notion de mémoire discursive de Jean-Jacques Courtine, la chercheuse en analyse du discours, Sophie Moirand183, introduit la notion de « mémoire interdiscursive » en 1998184. En travaillant plus particulièrement sur les discours de la presse française, Sophie Moirand entend démontrer que cette mémoire interdiscursive se constitue au fil des textes « dans et par les médias […] sur des formulations récurrentes qui appartiennent forcément à des discours antérieurs, et qui, fonctionnant sur le régime de l’allusion, participent à l’interprétation de ces événements185 ». Cette notion de mémoire interdiscursive lui « paraît mieux rendre compte des liens interdiscursifs qui se croisent dans l’axe vertical du discours186 ». La chercheuse a ainsi observé qu’« il y a des expressions, que l’on croyait éphémères, et qui sont devenues des désignations ou des caractérisations privilégiées des mondes politiques-médiatiques telles cohabitation, fracture sociale, pensée unique, etc. Ainsi […], des formes et des mots m’ont paru au contraire porteurs de mémoire : les discours

178 J.-J. Courtine, « Le tissu de la mémoire : quelques perspectives de travail historique dans les sciences du

langage », Langages, n° 114, juin 1994, p. 5-6. Citation de M. Halbwachs dans Les Cadres sociaux de la

mémoire, op.cit., p. 82.

179

M. Halbwachs, La Mémoire collective, op.cit.

180 M. Halbwachs, « Le langage et la mémoire », dans Les Cadres sociaux de la mémoire, op.cit., p. 40-82. 181 Ibid, p. 53.

182

Ibid., p. 279.

183 Professeur des universités à Paris III en sciences du langage, Sophie Moirand a créé en 1989 le Centre de

recherche sur les discours ordinaires et spécialisés (CEDISCOR).

184 Sophie Moirand, « Les manifestations discursives dialogiques de la rencontre entre sciences, médias et

politique », dans De Bustos Tovar José Jesus et alii (dir.), Lengua, discurso, texto (i Simposio International de Analisis del Discurso), Madrid, Visor Libros, 2000, p. 2681-2697.

185 S. Moirand, « Les indices dialogiques de contextualisation dans la presse ordinaire », Cahiers de

praxématique, n°33, 1999, p. 173.

186

S. Moirand, « Les lieux d’inscription d’une mémoire interdiscursive », dans Le langage des médias : discours

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transverses qu’ils transportent viennent se glisser en douce dans le fil horizontal du discours médiatique jusque dans les énoncés des genres plurisémiotiques tels par exemple les dessins de presse187 ».

Ainsi, la polémique en février 2008, qui a suivi l’annonce, par le président de la République Nicolas Sarkozy, de confier aux élèves de CM2 la mémoire d’un enfant juif exterminé dans les chambres à gaz, illustre la trace « des domaines de mémoire que les médias construisent à travers une interdiscursivité qui paraît “suggéréeˮ plutôt que réellement “montréeˮ ou “situéeˮ188

». Dans les jours qui ont suivi l’annonce présidentielle, une multitude de caricatures ont été réalisées dans la presse, sur des sites d’information ou des blogs constituant un moment discursif. Sur les quelques cinquante caricatures rassemblées dans un corpus189, la moitié fait allusion au devoir de mémoire en titre, en légende, ou dans le dessin, à égalité avec le terme Shoah. Pourtant, devoir de mémoire n’avait pas été employé une seule fois par Nicolas Sarkozy dans son discours190. L’allusion massive au devoir de mémoire, favorisée également par le jeu langagier entre devoir de mémoire et devoirs scolaires, constituait la trace d’une dénomination partagée, associée au génocide des Juifs, cette association « suggérée » étant le résultat d’une mémoire interdiscursive du terme, construite « dans un fil horizontal » des discours politiques-médiatiques depuis alors plusieurs années191.

2. Tirer le fil de la mémoire de devoir de mémoire

Il existe donc, sans que le locuteur en soit vraiment conscient, une « mémoire des mots parce que les rappels mémoriels fonctionnent souvent à l’insu des locuteurs et que les mémorisations échappent partiellement à la conscience des sujets192 ». Bakhtine résumait déjà

187

Ibid., p. 83.

188 S. Moirand, « La circulation interdiscursive comme lieu de construction de domaines de mémoire par les

médias », dans Juan Manuel Lopez Munoz, Sophie Marnette et Laurence Rosier (dir.), Le Discours rapporté

dans tous ses états, Paris, L’harmattan, 2004, p. 373.

189 Corpus analysé par Agnès Sandras-Fraysse, « La saturation mémorielle ? Les caricatures autour de la

proposition de Nicolas Sarkozy sur le parrainage de 11000 enfants victimes de la Shoah par des élèves de CM2 », Centre Alberto Benveniste, mars 2009. URL : http://centrealbertobenveniste.org/formail- cab/uploads/Saturation-memorielle.pdf, consulté le 7 mars 2012.

190

Discours intégral sur le site de l’Elysée : http://www.elysee.fr/president/les-actualites/discours/2008/diner- annuel-du-crif.1924.html?search=2008&xtmc=discours_au_diner_du_crif_2008&xcr=1.

191 Pour ce cas précis, on se rapportera également à la notion de mémoire discursive dans une perspective

informationnelle, décrite ainsi par le linguiste Alain Berrendonner : un ensemble de « connaissances valides pour les interlocuteurs et publiques entre eux », Alain Berrendonner, « La phrase et les articulations du discours », Le

français dans le monde, Paris, Hachette, 1993, p. 48.

192 S. Moirand, Les Discours de la presse quotidienne. Observer, analyser, comprendre, Paris, PUF, 2008, p.

134. Alain Lecomte avait d’ailleurs pu définir ainsi la mémoire « non comme une faculté psychologique d’un sujet parlant, mais ce qui se trouve et demeure en dehors des sujets, dans les mots qu’ils emploient » : A. Lecomte, « Comment Einstein raconte comment Newton expliquait la lumière (ou : le rôle de la mémoire

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ainsi ce fait en affirmant que « le mot n’oublie jamais son trajet, ne peut se débarrasser entièrement de l’emprise des contextes dont il a fait partie 193», ce qui induit que « tout membre d’une collectivité parlante trouve, non pas de mots neutres, libres des appréciations et des orientations d’autrui, mais des mots habités par des voix autres […] Sa pensée ne rencontre que des mots déjà occupés194 ». Au fil de sa circulation interdiscursive, devoir de

mémoire a donc connu ce que Sophie Moirand nomme une « opération de référence 195»,

inscrivant le terme dans une mémoire cognitive se rapportant à un fait historique : la politique d’extermination des Juifs par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Comme l’indique Marie-Anne Paveau, « les noms de mémoire sont étroitement liés aux conditions cognitives de leur usage […] conditions cognitives [qui] sont à la fois historiques, sociales, groupales, culturelles, politiques, idéologiques, dessinant des circuits de distribution et de catégorisation, voire de contagion196 ». Devoir de mémoire peut ainsi être considéré comme un nom de mémoire qui a été identifié sémantiquement, à un moment donné, à une cognition, assurant dès lors une fonction de transmission relative à ce fait historique, et jouant le rôle « d’organisateur discursif et cognitif de la mémoire collective197 » à l’échelle d’un groupe ou de la société toute entière.

En mettant en histoire l’expression devoir de mémoire, c’est, de façon imprévue, la présence de sa mémoire qui est ainsi d’abord survenue : une mémoire constituée au fil des discours médiatiques, politiques, et scientifiques que le terme avait traversé jusque-là, l’enrichissant de références cognitives dont diverses sources (orales mais aussi écrites), mobilisées pour l’enquête, portaient la trace. Au début de la recherche doctorale, le terme était ainsi largement « habité ». La désignation partagée de la déportation et/ou de l’extermination des juifs comme point d’origine du devoir de mémoire relevait d’un processus de mémorisation interdiscursif commencé au cours des années 1990. Toujours à l’œuvre lors du travail de recherche doctorale, ce processus devenait partie intégrante de l’objet de recherche alors en pleine construction.

La découverte empirique que le discours des origines de devoir de mémoire était le résultat d’une mémorisation partagée du terme relevant d’une « interdiscursivité suggérée qui interdiscursive dans le processus explicatif », dans Revue européenne des sciences sociales et Cahiers Vilfredo

Paredo, t. XIX, n° 56, 1981, p. 71-72.

193 M. Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, op.cit., p. 279. 194 Ibid., p. 263.

195

S. Moirand, « Discours, mémoires et contextes : à propos du fonctionnement de l’allusion dans la presse »,

CORELA - Cognition, discours, contextes | Numéros thématiques. [En ligne] Publié en ligne le 01 novembre

2007. URL : http://corela.edel.univ-poitiers.fr/index.php?id=1567, consulté le 12 juin 2011.

196 M.-A. Paveau, « Le toponyme, désignateur souple et organisateur mémorielle. L’exemple du nom de

bataille », Mots, n° 86, mars 2008, p. 28.

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s’entremêle sans cesse à des représentations qui paraissent relever de savoirs partagés198 », conduisait à « défataliser » son histoire, en l’affranchissant de son point de cristallisation, désigné par différentes productions discursives, notamment scientifique, comme sens originel. Ce travail de « défatalisation », exigence majeure de l’histoire du temps présent, ouvrait la trajectoire du terme à d’autres significations, d’autres locuteurs et d’autres chronologies possibles199. Pour le resituer ainsi dans son historicité, il fallait opérer une distinction dans les sources, entre ce qui relevait de sa mémoire interdiscursive et ce qui relevait de son histoire, considérant d’emblée que la construction de cette mémoire faisait aussi partie de son histoire et que les deux s’enchevêtraient à partir d’un moment donné de sa trajectoire.

Il était, d’autre part, nécessaire de renoncer à la « religion de la première occurrence » évoquée par l’historien Stéphane Dufoix dans son travail sur l’histoire des usages du terme

diaspora200. Plutôt que de s’adosser à la quête de l’origine, « idole de la tribu des historiens »

selon les termes de Marc Bloch201, la notion de « provenance », développée par Michel Foucault, répondait à ce souci de se défaire d’une lecture téléologique de l’histoire du terme. La notion d’« origine » impliquait le dévoilement d’une identité première, entendue comme lieu de vérité, qui permettait de donner du sens aux usages contemporains du terme, insérés dans une évolution chronologique établie rétroactivement. La notion de « provenance » récusait cet « étymologisme » et permettait d’être attentif au « disparate », aux « hasards des commencements », aux « accidents », aux « infimes déviations », et ainsi pouvoir « faire pulluler […] mille événements maintenant perdus202

».

Il n’existait vraisemblablement pas de « scène originaire » de devoir de mémoire. Ce renoncement à l’« origine » dans l’enquête entreprise s’accompagnait, sur le plan linguistique, de la volonté de récuser l’existence d’une substance du terme, en cherchant son sens plutôt dans ses usages et dans les effets qu’ils avaient pu produire203. Ce positionnement s’appuyait

198 S. Moirand, « L’impossible clôture des corpus médiatiques », op.cit., p. 89.

199 Pour la spécificité d’une écriture de l’histoire du temps présent, voir Henry Rousso, « Histoire du temps

présent », op.cit., p. 555-558 ; Dossier « L’histoire du temps présent, hier et aujourd’hui », Bulletin de l’IHTP n°75, juin 2000 ; Denis Peschanski, Michael Pollak et Henry Rousso, « Le temps présent. Une démarche historienne à l’épreuve des sciences sociales », dans D. Peschanski, M. Pollak et Henry Rousso (dir.), Histoire

politique et sciences sociales, Bruxelles, Éditions Complexes, 1991, p. 13-36 ; A. Chauveau et Ph. Tétart (dir.), Questions à l’Histoire des Temps présents, Bruxelles, Éditions Complexes, 1992 ; IHTP, Écrire l’histoire du temps présent, Paris, CNRS Éditions, 1993 ; François Bédarida, « Le temps présent et l’historiographie

contemporaine », Vingtième siècle, n° 69, 2001, p. 153-160 ; Pieter Lagrou, « Historiographie de guerre et historiographie du temps présent : cadres institutionnels en Europe occidentale, 1945-2000 », Bulletin du

CIHDGM, vol. 30-31, août 2000, p. 191-215.

200 S. Dufoix, Dispersion. Une histoire des usages du mot diaspora, op.cit., p. 30.

201 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, rééd., Paris, Armand Colin, 2010, p. 53.

202 M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », dans Jean-François Balaudé et Patrick Wolting (dir.)

Lectures de Nietzsche, rééd., Paris, Le Livre de poche, 2000 [1971], p. 109.

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notamment sur les travaux consacrés au langage de Ludwig Wittgenstein. Se demandant dans son livre Le Cahier bleu écrit en 1933-1934, « Qu’est-ce que le sens d’un mot ?204 », le philosophe répondait : « Un mot n’a pas de sens qui lui soit donné, pour ainsi dire par une puissance indépendante de nous ; de sorte qu’il pourrait y avoir une recherche scientifique sur ce que le mot veut réellement dire. Un mot a le sens que quelqu’un lui a donné 205».

L’historicisation du devoir de mémoire ne pouvait ainsi constituer une recherche sur ce que voulait réellement dire ce terme. À l’appui des fondements empiriques et de ces outils théoriques aboutissant au tournant épistémologique de l’itinéraire de recherche, le discours sur les origines de devoir de mémoire, manifestant, entre autres, une « rétrodiction 206», devenait lui-même objet de son histoire.

204

Première phrase de Wittgenstein de son livre, Le Cahier bleu et le cahier brun, trad. par Guy Durand, Paris, Gallimard, 1965, p. 25.

205 Ibid., p. 71. Ce refus de tout substantialisme marquera par la suite la sociologie constructiviste des groupes

sociaux en France. Voir par exemple le travail de Luc Boltanski sur l’évolution du terme cadre dans Les Cadres.

La formation d’un groupe social, Paris, Minuit, 1982.

206 Voir la réflexion de Jacques Revel sur les évolutions historiques présentées en terme de nécessité : « Mais une

telle nécessité est fallacieuse. Ou plutôt, elle relève de la rétrodiction: elle ne s’impose que si l’on se situe en aval, au point d’aboutissement de ces histoires qui ont transformé notre histoire », Jacques Revel, Préface, Christophe Bouton et Bruce Brégout (dir.), Penser l’histoire. De Karl Marx aux siècles des catastrophes, Paris, Éditions de l’éclat, 2011, p. 15.

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Chapitre 2

L’INVENTION DES ORIGINES DE DEVOIR DE

MÉMOIRE

Un nouveau corpus s’est construit empiriquement, constitué de sources orales et écrites, qui évoquait les origines de devoir de mémoire. Pour établir ce corpus, il semblait nécessaire de dissocier les discours concernant l’origine du terme, de ceux de la notion qu’il pouvait recouvrir. Ainsi, ce corpus devait s’en tenir exclusivement aux discours relatifs à la généalogie du terme, et non à celle de la notion. En revanche, il était nécessaire de signaler les passages entre les différentes productions discursives entremêlant le mot et la chose. C’est donc ma propre confrontation avec le terme, au fur et à mesure de l’enquête, que je présente dans ce chapitre.