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Les traces écrites sur les origines

Mon enquête orale, qui concluait à l’existence actuelle d’une référence historique partagée sur l’origine de devoir de mémoire, a été complétée dans le même temps par une enquête sur les traces écrites, essentiellement dans la presse écrite. Ce travail concernant les discours des lieux d’origines de devoir de mémoire permettait de comprendre la construction historique de cette référence collective, opérée par le biais de diverses productions discursives s’étalant entre 1995 et le début de l’enquête279.

Cette partie est organisée selon une présentation successive des référents communs que j’ai rencontré pour devoir de mémoire : Primo Levi, la déportation de la Seconde Guerre mondiale, et à la marge, le monde des anciens combattants des deux guerres mondiales.

1. Primo Levi

J’ai régulièrement rencontré la référence à Primo Levi à partir de janvier 1995, date de la publication du livre Le Devoir de mémoire, jusqu’à aujourd’hui, et ce, dans divers champs discursifs.

Les commentaires de la presse, à la sortie du livre, conduisent à pouvoir interpréter le devoir de mémoire comme une expression provenant de Primo Levi. Le journaliste du Monde, Nicolas Weill, évoque « un inédit de Primo Levi : Le Devoir de mémoire », en janvier 1995280. Le quotidien Libération fait de même, en indiquant « Le devoir de mémoire. Un inédit de Primo Levi 281», dans un dossier intitulé « Publications récentes sur la Shoah » qui paraît au moment du Cinquantième anniversaire de la libération d’Auschwitz. Quelques mois plus tard, dans un dossier consacré au livre à 10 francs, la journaliste du Monde, Cécile Rey, évoque « des petits chefs-d’œuvre comme Le Devoir de mémoire de Primo Levi282 ».

279

Voir S. Ledoux, « Les lieux d’origine du devoir de mémoire », dans Anne Sophie Fournier-Plamondon et Jules Racine-Saint-Jacques (dir.), « Les courbes du temps : trajectoire, histoire et mémoire », Conserveries

mémorielles, n°15, 2014.

280 Le Monde, 20 janvier 1995, p. 9. 281

Libération, 25 janvier 1995, p. 11.

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Le glissement entre le titre de ce livre et la référence explicite à Primo Levi comme auteur de l’expression se manifeste dès la fin de l’année de sa parution. Une telle mention est adressée par un lecteur dans un courrier du Monde, réagissant à l’émission de télévision La Marche du siècle :

« Sur le plateau de la Marche du siècle de France 3, consacrée à la guerre de 14-18, Jean-Marie Cavada avait réuni, louable intention, trois des derniers Poilus, et des représentants, peu représentatifs, on l’espère, de la jeune génération, histoire de montrer aux premiers combien les seconds restaient sensibles à ce que furent les souffrances et les sacrifices endurés et consentis par toute une jeunesse pour défendre la patrie en danger. Les réactions de ces jeunes laissent penser que l’enseignement actuel de l’Histoire présente des ratés ou que le cœur n’y est plus. Vit-on jamais assemblée plus dissipée, plus rigolarde, plus soucieuse de consulter les écrans-témoins, plus euphorique de passer à la télé ? Ces mimiques et ces gestes déplacés nuisaient, à la longue, tant ils irritaient, à la bonne écoute des anciens s’appliquant à respecter, selon l’expression de Primo Levi, le « devoir de mémoire » [nous soulignons]. Visiblement, ce soir-là, un fossé, une immense tranchée séparaît les ainés de ces adolescents, pour qui cette première « drôle de guerre » devenait au fil des minutes, de plus en plus drôle…283 ». En 1997, dans son livre sur la transmission de la Shoah en milieu scolaire, Jean- François Forges284 prolonge en quelque sorte cette référence d’auteur par une catégorisation des formules concernant la remémoration du passé :

« Si l’on peut avec Paul Ricœur, préférer le “travail de mémoireˮ au “devoir de mémoireˮ de Primo Levi, on ne peut continuer à échapper, comme on le fait encore trop souvent au devoir d’histoire285 ».

La même année, la notion de « devoir de mémoire » cette fois est intimement associée à la vie de Primo Levi, dans une référence à la biographie de Myriam Anissimov qui vient alors de paraître :

« Primo Levi, rescapé d’Auschwitz, a accompli son devoir de mémoire, dans des livres magnifiques. Il a toujours voulu être considéré comme un écrivain, et non comme un “témoinˮ. C’est ce parcours singulier que retrace cet impressionnant ouvrage, à la fois biographie et débroussaillement opiniâtre des confessions orales ou écrites de survivants et aveux des oppresseurs286 ».

283

Le Monde, 27 novembre 1995, p. 2.

284 Professeur d’histoire-géographie dans un lycée de la région lyonnaise, Jean-François Forges participe à des

cycles de formation adressés aux enseignants au Musée-Mémorial des enfants d’Izieu. Il est l’auteur de Éduquer

contre Auschwitz, rééd., Paris, ESF, 2004 [1997]. Jean-François Forges a également coordonné plusieurs

dossiers pédagogiques ou livres concernant essentiellement la transmission de la Shoah en milieu scolaire : J.-F. Forges (dir.), 1914-1998, le travail de mémoire, Paris, ESF, 1998 ; J.-F. Forges (dir.), Shoah : le silence français, Dijon, CRDP Bourgogne, 1998 ; et J.-F. Forges (dir.), « Mémoire, histoire et vigilance », Cahiers pédagogiques, n° 379, décembre 1999.

285

J.-F. Forges, Éduquer contre Auschwitz, ibid., p. 263.

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En 1997 toujours, le réalisateur Francesco Rosi associe l’expression à l’écrivain italien lors d’une interview dans le journal La Croix, à l’occasion de la sortie au cinéma de l’adaptation du livre La Trêve de Primo Levi :

« Dans son récit, l’écrivain avait dépeint son long voyage d’une année d’Auschwitz à Turin, sa ville natale, à travers une Europe centrale ravagée et désorganisée, entre guerre et paix. Au cours de cet interminable périple, Primo Levi, comme tous les autres survivants des camps qui partageaient le même sort, était revenu peu à peu à la vie. “Cette culture de la vie plus forte que la culture de la mort m’avait bouleversé, raconte Rosi. De même que ce devoir de mémoire et de vigilance auquel l’écrivain appelait de toutes ses forces, dans son ouvrageˮ287

».

Au tournant des années 1990-2000, devant la diversification des références que recueille devoir de mémoire, la référence à Primo Levi sert à réaffirmer le sens « originel » d’une notion et/ou d’une expression désormais considérée par certains comme dévoyée. On assiste alors à une intention étymologiste de locuteurs de devoir de mémoire, qui « se réfèrent à l’origine des mots où est censée reposer la vérité de leur sens288 » et à lui conférer, du fait de du statut de Primo Levi dans l’espace public, « une dimension quasi sacrée289 »290.

Ainsi en 2004, l’écrivain Jean-Pierre Guéno publie un pamphlet dénonçant l’omniprésence et la récupération de la notion de « devoir de mémoire »291. Le journaliste écrivant le compte rendu du livre dans Ouest-France, revient sur l’ « origine » de l’expression :

« Toute pensée libre, toute réflexion approfondie ne peuvent manquer d’être provocatrices. Existe-t-il un “devoir de mémoireˮ, se demande Jean-Pierre Guéno. Devant ce qu’il considère d’abord comme une trahison de l’expression créée par Primo Levi, ensuite comme une tarte à la crème des bonnes consciences du prêt à porter moral, l’auteur s’insurge 292».

Le juriste et écrivain Pierre Mertens évoque aussi en 2005, cet usage galvaudé du terme :

287 La Croix, 19 novembre 1997, p. 17. 288

M.-A. Paveau, Les Prédiscours, op.cit., p. 146

289 Ibid., p. 146.

290 Pour les usages de Primo Levi comme caution morale, voir les débats autour de deux films, La Trève de

Francesco Rosi et La vie est belle de Roberto Benigni : Vincent Lowy et Jacques Walter, « Primo Levi et le cinéma : usages et mésusages dans la presse française », P. Mesnard et Y. Thanassekos (dir.), Primo Levi à

l’œuvre, op.cit., p. 255-265.

291 Jean-Pierre Guéno, Petites chroniques de l’amnésie ordinaire, Toulouse, Editions de Milan, 2004.

292 Ouest-France, Normandie, Orne, 5 novembre 2004, p. 9. L’article est aussi publié dans neuf autres éditions

régionales d’Ouest-France (Loire-Atlantique, Ille-et-Vilaine, Maine-et-Loire, Mayenne, Côtes d’Armor, Finistère, Calvados, Vendée, Morbihan) entre octobre et novembre 2004.

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« Ce devoir de mémoire, dont on nous rebat les oreilles, aujourd’hui, avec raison, mais aussi un peu à tort et à travers, ne serait-ce pas ainsi Primo Levi qui l’aurait programmé, avec une certaine force de l’évidence ?293 ».

La commémoration du 60e anniversaire de la libération d’Auschwitz, en janvier 2005, est l’occasion dans la presse de revenir sur le rôle du témoignage en associant devoir de mémoire à son « auteur » Primo Levi. Une journaliste de l’AFP réalise un entretien avec les historiens Annette Wieviorka et Jean-Pierre Azéma, au sujet de l’histoire de la mémoire de la Shoah en France. L’association « Devoir de mémoire/Primo Levi » est intégrée dans cette chronologie :

« Le tournant, dans la perception de la Shoah, va venir dans les années 60. D’abord, souligne Annette Wieviorka, “il y a eu le choc du procès Eichmann, en 1961, le Nuremberg du peuple juif, disait Ben Gourionˮ, qui s’est répercuté en France. “Il y a eu ensuite la guerre des Six Jours, en 1967, qui a fait craindre aux juifs une seconde shoahˮ, souligne de son côté Jean-Pierre Azéma. Ensuite, le négationnisme, dans les années 70, va inciter nombre de déportés à témoigner et à accomplir ce “devoir de mémoireˮ qu’évoquait Primo Levi294 ».

Dans la même intention, l’autorité de Primo Levi pour le devoir de mémoire est explicitement rappelée par l’essayiste Pascal Bruckner dans un livre publié en 2006:

« On l’oublie trop souvent, l’expression devoir de mémoire a été forgée par Primo Levi, appelant les survivants des camps à témoigner pour surmonter l’incrédulité de leurs contemporains295».

Pascal Bruckner fait appel à une caution scientifique, en note de bas de page, pour légitimer cette assertion : « Ainsi que le rappelle Henry Rousso dans son livre d’entretiens avec Philippe Petit, La hantise du passé. Paris, Textuel, 1998, p. 43296 ».

En pleine polémique engendrée par la proposition de Nicolas Sarkozy de confier la mémoire des enfants juifs exterminés aux élèves de CM2, Pascal Bruckner revient, en 2008, sur cette définition du devoir de mémoire par Primo Levi :

« Le devoir de mémoire défini par Primo Levi est l’obligation faite aux survivants, aux témoins, de dire, de raconter. Pas celle de commémorer297 ».

293 Le Magazine littéraire, dossier « La littérature et les camps », n°438, janvier 2005, p. 30. 294

Anne-Marie Ladoues, dossier « Une mémoire de la Shoah apaisée, aujourd’hui en France », AFP, 20 janvier 2005, source « europresse.com ».

295 Pascal Bruckner, La Tyrannie de la pénitence : essai sur le masochisme occidental, Paris, Grasset, 2006, p.

181-182.

296

Ibid., p. 182.

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De la même façon, un internaute réagit à cette polémique dans la page « Discussion » de l’article « Devoir de mémoire » du site Wikipédia. Il souhaite « rappeler » l’origine de la notion et son auteur :

« Cet article me semble basé sur un contresens, ou du moins interpréter la notion de devoir de mémoire dans un sens très particulier, très récent (années 90, lois mémorielles, compétition morbide dans les hommages, substitution de l’émotion à l’histoire critique), illustré ces derniers temps par la proposition du président français de confier la mémoire d’un enfant mort dans les camps à chaque enfant de CM2.

Le devoir de mémoire, son “inventeurˮ si j’ose dire, Primo Levi, le définit très bien. Il ne s’agit en aucun cas d’un devoir de commémoration, mais d’un devoir pour les survivants des camps et plus généralement pour la société de l’après-guerre, de témoigner, en d’autres termes de fixer la mémoire des manifestations les plus barbares du nazisme sur quelque support que ce soit (écrit, image, son, etc.). Je renvoie aux écrits de Levi, qui a d’ailleurs écrit un livre spécifiquement sur ce sujet. Il me semble que cet article devrait clairement distinguer le “devoir de mémoireˮ des débordements mémoriels du XXIe siècle commençant...298 ».

À la suite d’un dossier de L’Express, en mars 2008, consacré aux enfants juifs cachés pendant la Seconde Guerre mondiale, l’hebdomadaire publie un abondant courrier de lecteurs. L’occasion pour l’un d’entre eux de rappeler une nouvelle fois « l’origine » de devoir de mémoire :

« Votre article sur les enfants cachés m’étonne. N’y aurait-il plus aucun de ces enfants dans l’Hexagone, mis à part moi ? Pourquoi, lorsque l’on évoque des drames ou, au contraire, des actes de bravoure autour des juifs en France, faut-il toujours en référer à Israël ? Pour ma part, française je suis, juive je suis. Et c’est ici, en France, que je demande que soit fait le travail de mémoire (et non ce “devoir de mémoireˮ, tellement dévoyé que Primo Levi ne s’y reconnaîtrait pas)299 ».

La notoriété de Primo Levi comme porteur d’une conscience morale dans l’espace public sert aussi de légitimation à la « mémorialisation300 » d’autres mémoires. En 2006, à l’occasion de la première « Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition » en France, Patrick Lozès, président du CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires), s’appuie sur l’autorité, au sens étymologique du terme, de Primo Levi pour évoquer le nécessaire devoir de mémoire concernant l’esclavage:

« Devoir de mémoire, devoir pour tous.

298

Page de « Discussion » de l’article « Devoir de mémoire » sur wikipédia, 17 février 2008, lien url : http://fr.wikipedia.org/wiki/Discussion:Devoir_de_m%C3%A9moire, consulté le 19 mars 2012.

299 L’Express n°2958, 13 mars 2008, « Forum des lecteurs », p. 36.

300 « Mémorialisation » est entendue comme « la mise en récit publique d’un passé convoqué dans le présent et

pour l’avenir », D. Peschanski, « Introduction », dans D. Peschanski (dir.), Mémoire et mémorialisation, op. cit., p. 7.

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Pour Primo Levi, le “devoir de mémoireˮ est un témoignage qui a une triple fonction. Pédagogique: expliquer; politique: lutter contre l’oubli; morale: lutter contre le mensonge.

Pour ce qui concerne le devoir de mémoire de l’esclavage, il a fallu attendre 2006 pour qu’un président de la République française, Jacques Chirac, instaure une date (le 10 mai) pour le souvenir des esclaves, de la traite des Noirs, de l’esclavage et de leurs abolitions.

Ce devoir de mémoire de samedi prochain le 10 mai n’est pas le devoir de mémoire des Noirs. Ce n’est pas le devoir de mémoire des uns contre les autres, c’est le devoir de mémoire de tous les citoyens français sans aucune distinction301 ».

Il est apparu également que les acteurs scientifiques ont très vite intégré cette association « Primo Levi/devoir de mémoire », à la suite de la publication, en janvier 1995, du livre d’entretiens intitulé Le Devoir de mémoire. Ils font intervenir la notion de « devoir de mémoire » pour mieux caractériser l’action de Primo Levi comme témoin-survivant de l’anéantissement. J’ai mentionné précédemment cette association que je rencontre dès l’année 1995 effectuée par Muriel Gallot, spécialiste de littérature italienne à l’Université de Toulouse Le Mirail. Celle-ci écrit dans un article consacré à Primo Levi :

« Ce témoignage [de Primo Levi] a deux fonctions, qui tiennent à la mémoire. Avertir les hommes- et sauver ce qui a disparu. En effet, écrire n’est pas un simple enregistrement, comme on aurait pu le croire, écrire appartient au devoir de mémoire302 ».

Muriel Gallot justifie implicitement l’emploi d’une telle expression en citant, dans la phrase suivante de son texte, un propos de Primo Levi déjà cité :

« “La mémoire est un devoir, elle l’est pour tous les hommes en tant que tels et elle l’est en particulier pour nous qui avons eu l’infortune, et même en quelque sorte la fortune de vivre des expériences fondamentales. Il me semble que cela serait pire qu’un manquement à un devoir que de ne pas transmettre le souvenir de ce que nous avons vuˮ303

».

Dans un article publié en 1998 sur la déclaration du Vatican « Nous nous souvenons. Réflexions sur la Shoah », le linguiste Georges-Elia Sarfati écrit :

« Le devoir de mémoire qui, d’après Primo Levi, consiste dans le témoignage des survivants pour ceux qui ne sont pas revenus, est assumé par l’Eglise à partir d’une double compréhension de la Shoah. Intégrée à sa mémoire comme partie intégrante de

301 Blog de Patrick Lozès sur le site du Nouvel Observateur, nouvelobs.com, 6 mai 2008, consulté le 20 mars

2012 : http://patricklozes.blogs.nouvelobs.com/archive/2008/05/05/10-mai-2008-devoir-de-memoire.html

302

Muriel Gallot, « Primo Levi, de Tirésias à la Gorgone », op.cit., p. 199.

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la mémoire de l’humanité, la Shoah est reconnue comme témoignage ultime du peuple juif 304».

Devant la dimension de plus en plus polysémique de devoir de mémoire dans la deuxième moitié des années 1990, la tentation « étymologiste » par l’invocation de Primo Levi, apparaît également chez les acteurs scientifiques, notamment chez les historiens.

Interrogé en 1998 lors d’un entretien par deux journalistes du Monde, Laurent Greilsamer et Nicolas Weill, pour savoir s’il pensait que le devoir de mémoire avait été rempli lors du procès Papon, Henry Rousso répond ainsi :

« On a tendance à oublier que la notion de « devoir de mémoire » a été forgée par les survivants des camps d’extermination, à commencer par Primo Levi. C’était le devoir que les rescapés s’imposaient à eux-mêmes : témoigner. Ils craignaient de ne pas être entendus et également de ne pas avoir le courage de parler, de succomber à la tentation d’oublier pour se reconstruire une vie. C’est cela le devoir de mémoire, qui rejoint une tradition juive profonde, moins tournée vers le ressassement du passé que vers sa transmission, pour engager l’avenir 305».

Si l’historien évoque Primo Levi comme étant à l’origine du « devoir de mémoire » en tant que notion et non comme terme, ce rappel apparaît plus ambigu dans l’entretien qu’il donne à Philipe Petit, publié la même année. Alors que l’historien défend le devoir qu’à l’histoire d’expliquer le génocide des Juifs en refusant de se cantonner à « l’indicible », Philippe Petit en vient à l’interroger sur le devoir de mémoire. Henry Rousso répond ainsi :

« De la mémoire comme nécessité éthique au devoir de mémoire tel qu’il est pratiqué à l’heure actuelle, il y a une marge, un gouffre même. A l’origine, l’injonction au “devoir de mémoireˮ, née de la plume de Primo Levi et d’autres, était inscrite dans la continuité même de l’événement. Elle était un appel aux survivants à témoigner, c’est-à-dire non pas simplement à transmettre autant que faire se pouvait leur expérience, mais à lutter contre la peur de ne pas être entendu, et plus encore à résister à leur propre tentation de l’oubli, qui est à l’œuvre dans la mémoire lorsque l’individu tente de retrouver le fil d’une continuité aussi radicalement barrée […] Injonction, à l’origine, qu’un survivant pouvait s’adresser à lui-même, afin de ne pas s’oublier, le devoir de mémoire s’est mué aujourd’hui en une injonction que des jeunes générations n’ayant pas vécu directement l’événement adressent de manière péremptoire à leurs contemporains, parfois en oubliant que, parmi eux, certains ont bel et bien vécu la tragédie, même si c’était dans d’autres conditions que les persécutés306 ».

Avec la mention « l’injonction au “devoir de mémoireˮ, née de la plume de Primo Levi et d’autres », Henry Rousso peut laisser penser à ses lecteurs que l’écrivain italien est l’auteur

304 Georges-Elia Sarfati, « Analyse d’un document d’Eglise : Nous nous souvenons. Réflexions sur la Shoah »,

Mots, n° 56, septembre 1998, p. 102.

305

Le Monde, 7 avril 1998, p. 14.

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identifiable -sans en être le seul- de l’expression devoir de mémoire. Le mot « notion » n’est jamais employé dans ces pages d’entretien concernant le devoir de mémoire. Le groupe des rescapés du génocide est clairement présenté comme étant à l’origine de l’injonction ainsi formulée, qu’ils se seraient adressés à eux-mêmes au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Henry Rousso insiste à plusieurs reprises pour différencier les usages contemporains du « devoir de mémoire », qui l’auraient transformé en « morale de substitution307 », du vrai sens conçu à l’origine par l’écrivain italien : « le devoir de vérité impératif que Primo Levi assignait en priorité au devoir de mémoire, le vrai308 ». On en revient de nouveau aux « mots qui parlent et qui imposent leur vrai, beau et bon sens309 ».

C’est ainsi entendu que l’essayiste Pascal Bruckner reprend, quelques années plus