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Une hypothèse de recherche surdéterminée par des discours d’autorité

Puisque cette recherche concernait l’histoire d’un terme, il convenait de retracer sa trajectoire, et pour commencer, établir le plus précisément possible une chronologie des usages de devoir de mémoire. Ce travail incontournable de la discipline historique consistait à pouvoir identifier des périodisations, émancipant l’expression d’une certaine « a-chronie » contemporaine. Dans cette perspective, la question du moment de son apparition ne pouvait être évacuée. Pouvait-on repérer dans les archives une année zéro de devoir de mémoire ? Dans quel sens avait-il été employé à l’origine ? Dans quel contexte historique avait-il émergé ? Pouvait-on découvrir, par cette recherche, l’auteur de ce néologisme, à l’instar d’opinion publique par exemple101 ? À défaut, était-il possible d’identifier le groupe social dans lequel devoir de mémoire aurait pu s’élaborer et circuler, avant qu’il ne se diffuse plus largement dans l’espace public ?

Ces questions conduisant l’enquêteur « au niveau de l’originaire102 » étaient, dans le même temps, déjà déterminées par une hypothèse. En effet, ce cadre de recherche fut, au départ, largement tributaire d’une inévitable subjectivité du chercheur. Cette subjectivité portait en elle la croyance en un fait, par la suite identifié comme relevant d’une mémoire collective de devoir de mémoire traversant le discours social. Celle-ci associait l’origine du terme à la nécessaire transmission de l’expérience de la déportation, et plus particulièrement à celle du génocide des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. C’est dans ce cadre interprétatif qu’en 2007-2008, un Master 2 consacré à devoir de mémoire à l’école avait été réalisé103. Ce premier travail de recherche s’inscrivait toujours, à l’insu du chercheur, dans cette mémoire collective et venait la légitimer par un discours scientifique. En retraçant les conditions de l’émergence du terme, situé alors en 1992, j’écrivais ainsi :

101

Le terme aurait été inventé par Jean-Jacques Rousseau en 1758 dans sa Lettre à D’Alembert sur les

spectacles, voir Colette Ganochaud, « Opinion publique et changement social chez Jean-Jacques Rousseau », Revue française de science politique (28), 1978, p. 899-924.

102 M. Foucault, Les Mots et les choses, rééd., Gallimard, coll. « Tel », 2010 [1966], p. 341. 103

Master 2 publié en 2011 : S. Ledoux, Le « Devoir de mémoire » à l’école. Essai d’écriture d’un nouveau

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« Au début des années 1990, la France a décentré son regard sur la mémoire nationale. Celle-ci, composée de dates et de grandes figures, nourrissant pendant des décennies l’État-Nation, n’a pas résisté au règne de la critique d’un monde ancien, émergée dans les années 1960. À l’heure où le sentiment de perte d’un monde domine, la notion de patrimoine va peu à peu s’imposer comme nouveau projet de société. L’État soutenant lui-même cette notion est parallèlement mis en cause par une nouvelle exigence visant son passé. La reconnaissance de ses crimes à l’égard des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale devient pensable au plus haut niveau par ses représentants. Les pouvoirs publics vont alors convertir cette dette en un projet politique de type patrimonial, construire un État-Nation qui fait face à son passé et reconnaît ses minorités. Le terme “devoir de mémoireˮ s’introduit directement au sein de cette conversion 104».

La Seconde Guerre mondiale apparaissait clairement comme la matrice de devoir de mémoire. De façon très précise, plusieurs « discours d’autorité » étaient venus nourrir l’hypothèse de cette généalogie lors du Master 2, ainsi que dans les premiers mois du doctorat entrepris en 2008. Ces discours étaient énoncés, directement ou non, par des acteurs reconnus comme légitimes105.

1. L’autorité académique

En premier lieu, notre directrice de thèse de l’époque, Esther Benbassa106, était convaincue d’une origine juive de l’expression, résultat selon elle d’une traduction récente du Zakhor (Souviens-toi !) hébraïque, injonction constituant l’une des composantes de l’identité juive107. Confirmer sa thèse d’un transfert du Zakhor dans la langue française par devoir de mémoire, effectué soit dans le cercle des rescapés juifs de l’après-guerre, soit dans celui des porteurs de mémoire du génocide lors des années 1970-1980 en France108, devenait la fonction de cette recherche doctorale.

Par ailleurs, en janvier 2009, soit dans les premiers mois du doctorat, est parue une interview de l’historienne Annette Wieviorka, reconnue dans le milieu académique et l’espace

104 Ibid., p. 21.

105 « La spécificité du discours d’autorité (cours professoral, sermon, etc.) réside dans le fait qu’il ne suffit pas

qu’il soit compris (il peut même en certains cas ne pas l’être sans perdre son pouvoir), et qu’il n’exerce son effet propre qu’à condition d’être reconnu comme tel […] il doit être prononcé par la personne légitimée à le prononcer, le détenteur du skeptron », Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, rééd., Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2001, p. 166-167.

106

Esther Benbassa est directrice d’études à l’École Pratique des Hautes Etudes, titulaire de la chaire « Histoire du judaïsme moderne ».

107 Voir Yosef HayimYerushalmi, Zakhor. Histoire juive et mémoire juive, trad. de l’anglais par Éric Vigne,

rééd., Paris, coll. « TEL », Gallimard, 1991 [1984].

108

Voir Pierre Birnbaum (dir.), Histoire politique des juifs de France. Entre universalisme et particularisme, Paris, Presses de Sciences Po, 1990.

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public comme l’une des grandes spécialistes de la mémoire de la Shoah. Interrogée par une journaliste du site d’information Rue 89 sur ce que pouvait recouvrir l’expression devoir de mémoire à propos du procès d’anciens Khmers au Cambodge, l’historienne rendait compte de sa chronologie :

« Cette expression s’est popularisée en France jusqu’à devenir comme un slogan avec le procès Barbie, en 1987. Elle existait certes avant, et était notamment utilisée par les déportés pour évoquer ceux qui étaient morts dans les camps. Puis l’expression est devenue une sorte de slogan, recouvrant tout et son contraire, un fourre-tout109 ». Portant spontanément crédit à cette affirmation, il restait à découvrir quelles étaient les sources qui fondaient cette chronologie. Bien que la déportation juive ne soit pas explicitement évoquée par l’auteur dans sa réponse, le domaine de recherche de l’historienne dans le champ historiographique venait implicitement l’associer aux origines de devoir de mémoire.

2. L’autorité morale

Le dernier discours d’autorité indiquant une origine consubstantielle de devoir de mémoire à la Shoah provenait, cette fois, de lectures antérieures, et en particulier de celle de Primo Levi. La découverte de Si c’est un homme à la fin des années de lycée, période classique de la construction d’une conscience citoyenne, avait été profondément marquante. Cette lecture était survenue dans un contexte particulier où les témoins du génocide des Juifs en France apparaissaient dans l’espace public par le biais de médiations artistiques et médiatiques rencontrant une audience importante. Le film Shoah de Claude Lanzmann était diffusé pour la première fois à la télévision en juin-juillet 1987, et le film Au revoir les enfants de Louis Malle sortait sur les écrans de cinéma quelques mois plus tard110. La publication en 1995 d’un livre d’entretiens de Primo Levi intitulé Le Devoir de mémoire111, à la fin des études en histoire, avait retenu notre attention.

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Entretien d’Annette Wieviorka, 1er janvier 2009, Rue 89, lien url : http://www.rue89.com/2009/01/01/annette- wieviorka-au-cambodge-on-attend-trop-de-la-justice, consulté le 27 mars 2012.

110 Diffusé sur TF1 entre le 29 juin et le 2 juillet 1987, le film Shoah est regardé par plus de cinq millions de

téléspectateurs, voir Le Monde, 2 juillet 1987, p. 23. Sorti dans les salles de cinéma le 7 octobre 1987, Au revoir

les enfants fait 3,5 millions d’entrées. Pour Shoah, et dans l’attente de la publication de sa thèse « La mise en

récit de Shoah » soutenue en mars 2012 à l’EHESS, voir la communication de Rémy Besson, « Le rôle des médias généralistes dans le devenir référence de Shoah (1985-1987) », présentée sur culturevisuelle.org, lien consulté le 11 mai 2012 : http://culturevisuelle.org/cinemadoc/2012/01/28/le-devenir-reference-de-shoah-1985- 1987/.

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C’est entouré de ces discours d’autorité, appréhendés comme autant d’indices, que l’objet -ainsi subjectivé- de recherche a pris forme, conduisant à débusquer la trace originelle de devoir de mémoire dans le discours des porteurs de mémoire de l’holocauste.