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Devoir de mémoire et droit à la mémoire

Si l’on retiendra avec un grand intérêt les deux premières occurrences du terme en 1972, les usages de l’expression semblent s’installer véritablement dans les années 1980. Ce néologisme n’est pas pour autant la formule consacrée des années 1990 pour évoquer principalement les conflits du XXe siècle. Il s’agit plutôt d’une expression parmi d’autres, employée par des locuteurs provenant des élites culturelles pour se référer à divers sujets. Sa

588 « Chasseurs de son », France Culture, 13 novembre 1988, source INA.

589 Voir la présentation de l’émission sur le programme du Bulletin Information Presse n°46 (source INA) du 13

novembre 1988, et sur le programme radio de l’hebdomadaire Télérama n°2026, semaine du 12 au 18 novembre 1988, p. 173.

590 Sergio Luzzatto, Il Terrore ricordato. Memoria e tradizione dell’sesperianza rivoluzionaria, Gênes, Marietti,

1988.

591 S. Luzzatto, Mémoire de la terreur. Vieux montagnards et jeunes républicains au XIXe siècle, trad. de l’italien

par Simone Carpentari-Messina, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1991, p. 179.

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fréquence reste faible et dispersée. Ainsi retracée, le commencement de la trajectoire de devoir de mémoire, au cours des années 1970-1980, correspond à une période que l’on qualifiera rétrospectivement d’émergence. Analysant la notion de « généalogie » chez

Nietzsche, Foucault désigne l’émergence (entstehung) comme un « point de

surgissement593 ». Cependant, prévient-il, « on aurait tort de rendre compte de l’émergence par le point final » en « plaçant le présent à l’origine » et ainsi faire « croire au travail obscure d’une destination qui chercherait à se faire jour dès le premier moment594 ». Il paraît indispensable, de fait, de veiller à restituer toute sa contingence à la trajectoire de devoir de

mémoire au cours de ces années595. Pour Foucault encore, « l’émergence, c’est donc l’entrée

en scène des forces », « un lieu d’affrontement » qui « se produit toujours dans l’interstice ». De fait, d’autres nouvelles expressions dont la construction sémantique est proche, émergent parallèlement et viennent s’affronter. Dans cette perspective, celle de droit à la mémoire apparaît alors comme sa principale concurrente.

1. Droit à la mémoire, une expression concurrente

L’expression droit à la mémoire est signalée pour la première fois au même moment que

devoir de mémoire, soit au début des années 1970596. Elle est attestée pour la traduction du

titre d’un poème de l’écrivain soviétique Tvardovski, proposée par Michel Slavinsky, dans un livre qu’il publie en 1970 : « Rien ne saurait sans doute mieux rendre l’atmosphère, dans laquelle était née et avait grandi la jeune génération à l’époque maudite, que le poème de Tvardovsky Le droit à la mémoire597 ». Les références du titre de ce poème, écrit en 1968, connaît, depuis, d’autres traductions : « Droit de mémoire » dans l’encyclopédie Larousse, « Les droits de la mémoire » dans l’encyclopedia Universalis.

Plusieurs occurrences du terme sont ensuite attestées à la fin des années 1970 et au cours des années 1980 servant à exprimer différents thèmes.

. La notion de patrimoine culturel en contexte postcolonial

Dans le contexte postcolonial, l’expression droit à la mémoire est employée par des organismes internationaux pour soutenir les pays anciennement colonisés dans leur volonté de récupérer leur patrimoine culturel.

593 Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire ». Texte paru initialement dans Hommage à Jean

Hyppolite, Paris, PUF, 1971, p. 147-172, et repris dans Jean-François Balaudé et Patrick Wotling (dir.), Lectures de Nietzsche, op.cit., p. 111.

594 Ibid., p. 111-112.

595 Voir S. Ledoux, « Les lieux d’origine du devoir de mémoire », op.cit.

596 La recherche des occurrences de droit à la mémoire a été menée avec les moteurs de recherche ngramsviewer

pour les livres et revues, europresse.com pour la presse, INA pour la radio-télévision.

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Un colloque, organisé par l’Unesco à Palerme en décembre 1978, est intitulé « Le droit à la mémoire culturelle ». Réunissant des journalistes, des directeurs de musées, des archéologues et des historiens de l’art du monde entier, le colloque pose le principe du droit au retour dans leur pays d’origine d’objets faisant partie de leur patrimoine culturel. Le directeur de l’Unesco, Amadou-Mahtar M’Bow, plaide pour le retour d’objets d’art « appartenant à un patrimoine culturel irremplaçable598 ». M. Eyo (directeur du musée national du Nigéria) et M. Haque (directeur du musée national du Bangladesh), demandent, lors de ce rassemblement, que les objets les plus caractéristiques du passé de leurs pays respectifs leur reviennent. Un compte-rendu de ce colloque est écrit par la journaliste Yvonne Rebeyrol dans Le Monde. L’article est intitulé « Le droit à la mémoire599 ».

En 1982, une journaliste utilise également le « droit à la mémoire culturelle » dans un article du Monde diplomatique. Il s’agit, cette fois, de la question du droit pour l’Algérie indépendante de récupérer des archives qui sont toujours en France : « Pour écrire son histoire, vingt ans après son indépendance, l’Algérie veut s’en donner les moyens par la récupération de ses archives en plaidant le droit à la mémoire culturelle600 ». Ce droit s’appuie sur un texte de 1976 de l’UNESCO stipulant que « Les archives forment une part essentielle du patrimoine de toute communauté nationale601 ».

. Expression des luttes pour la reconnaissance des identités

À partir de la fin des années 1970, droit à la mémoire est employé dans le cadre de revendications identitaires concernant différents groupes « minoritaires ». La demande de reconnaissance dans l’espace public d’une « mémoire » spécifique est perçue comme un élément essentiel de la construction d’une identité collective dans laquelle des personnes se reconnaissent. Un tel usage de l’expression fait directement écho à l’évolution décrite par Pierre Nora en 1984 dans l’introduction des Lieux de mémoire : « Le passage de l’histoire à la mémoire a fait de chaque groupe l’obligation de redéfinir son identité par la revitalisation de sa propre histoire. Le devoir de mémoire fait de chacun l’historien de soi »602. Si Pierre Nora, en observateur, emploie plutôt devoir de mémoire pour formuler une analyse du processus engagé, les militants de la mémoire privilégient, quant à eux, l’expression droit à la mémoire.

598 Le Monde, 30 décembre 1978, p. 2, cité dans Objets chers et funestes. Dimensions matérielles de

l’impérialisme et de l’aliénation culturels, sous la direction de l’équipe des cahiers de l’Institut universitaire

d’études du développement, Paris, PUF, 1979, p. 65.

599 Ibid.

600 Nabil Bouaita, « La nécessaire récupération des archives nationales », Le Monde diplomatique, juillet 1982, p.

2.

601

UNESCO, doc. CC/76/US, 9 avril 1976.

173 . Mémoire et identité juive

Dans un texte qui évoque la résistance culturelle des Juifs face au pouvoir soviétique en URSS, l’écrivain Elie Wiesel emploie l’expression en 1977 pour affirmer la fierté d’être Juif et l’affirmation assumée de cette identité :

« Depuis que, à Moscou et à Léningrad, je vous ai entendus chanter et clamer à plein poumons “Am Israel Haiˮ - le peuple juif vit et vivra- la situation a changé […]. Vous avez atteint le point d’où nul retour n’est possible, nous aussi. Il n’y a plus de “Juifs du silenceˮ. De Brooklyn à Kiev, de Paris à Oslo à Bruxelles à Jérusalem, c’est partout le même juif qui réclame pour ses frères – juifs et non-juifs- le droit à la parole, le droit à la mémoire, le droit à la dignité et à la fierté, oui, à la fierté603 ».

L’expression accompagne l’affirmation d’une identité juive, autour, notamment, de la mémoire de l’holocauste, telle que l’écrivain l’appelait de ses vœux, déjà en 1967, à New- York604. Ce thème de la mémoire est au cœur des réflexions d’Elie Wiesel pour qui « revendiquer la mémoire signifie s’insérer dans une mémoire plus vaste, plus profonde […] Sans elle, l’individu demeure isolé et son destin inachevé605 ».

On retrouve l’expression en 1989 en intertitre d’un article du journaliste Antoine Spire dans la revue l’Arche606. Celui-ci fait le compte-rendu du dialogue publié entre Théo Klein, président du CRIF, et Hamadi Essid, chef de la mission de la Ligue arabe à Paris, à propos du conflit israélo-palestinien607. L’expression ne se trouve pas sous la plume d’Antoine Spire mais illustre, sous la forme d’un intertitre, « Le droit à la mémoire », ce passage de l’article : « Jean-Pierre Langellier qui introduit le livre et conduit le débat, semble s’étonner de la place du passé, chez chacun des protagonistes. Pourtant il rappelle que Haïm Weizmann, qui fut le premier président de l’État d’Israël, avait autrefois affirmé que la mémoire est un droit. Pour tous, arabes comme juifs. Lorsque Théo Klein a, pour la première fois depuis 1967, pu effleurer le Mur […], il eut l’impression que sa main était saisie par une autre main fraternelle qui traversait le Mur et les siècles, le liait irrévocablement au passé de son peuple ».

603 Elie Wiesel, « Lettre à un jeune juif en Russie soviétique » dans Un juif, aujourd’hui. Récits, essais,

dialogues, Paris, Seuil, 1977, p. 119.

604 Lors d’un symposium annuel de la revue Judaism, organisé à New-York le 26 mars 1967 sur le thème

« Jewish values in the Post-Holocaust values », Elie Wiesel déclarait : « Pourquoi est-il admis que nous pensions à l’Holocauste avec honte ? Pourquoi ne le revendiquons pas comme un chapitre glorieux de notre histoire éternelle ? », cité par J.-M. Chaumont, La Concurrence des victimes, op.cit, p. 112.

605 E. Wiesel, préface, Guy Suarès, La Mémoire oubliée, Paris, Stock, 1979, p. 15. 606

L’Arche, n° 380, janvier 1989, p. 84.

174 . Affirmation des mémoires postcoloniales

Plusieurs occurrences de l’expression sont utilisées par des locuteurs originaires de pays anciennement colonisés par la France pour revendiquer le droit de construire une identité collective et une histoire propre dans l’espace hexagonal.

Une revue universitaire, créée en novembre 1984, porte comme titre « Horizons maghrébins - Le droit à la mémoire ». Cette revue est fondée par des étudiants issus du Maghreb à l’Université Toulouse le Mirail et animée par l’écrivain marocain Abdelhak Serkhane608. Leur entreprise provient d’un constat : des centaines de thèses soutenues par les étudiants du Maghreb ne sont jamais publiées et « dorment dans les bibliothèques où un véritable silence tombal les entoure609 ». « Notre revue est née d’une urgence, celle de refuser la dispersion intellectuelle […] Des étudiants maghrébins de l’université Toulouse le Mirail ont senti la nécessité de jeter un pont entre Marocains, Algériens et Tunisiens. Ce pont, nous l’avons baptisé : “Horizons maghrébins- Le droit à la mémoireˮ » expliquent-ils en 1985. La revue se donne ainsi pour ambition de faire connaître les travaux universitaires des étudiants maghrébins, favoriser les rencontres avec les écrivains, les hommes de sciences, dont les travaux s’intéressent aux problèmes du Maghreb. Leurs fondateurs souhaitent faire de la revue « le lieu de rencontre ou s’élaborerait une pensée véritablement maghrébine ». L’expression en titre de revue est ainsi utilisée dans le projet d’une construction et d’une affirmation identitaire –l’identité maghrébine.

. Mémoire des traites et de l’esclavage

L’expression est également utilisée pour revendiquer la reconnaissance d’une mémoire des traites et de l’esclavage. Dans son livre publié en 1987, l’auteur, Paul Louis, lance un appel pour la création d’un Mémorial noir de la déportation et de l’esclavage610. Né en 1928, se présentant lui-même comme l’arrière-petit-fils d’un de ces esclaves africains déportés en Guadeloupe, il estime que la création d’un Mémorial noire de la déportation et de l’esclavage a pour but de « récupérer notre mémoire collective en partie perdue » et « faire se perpétuer la mémoire de nos ancêtres, lesquels nous ont légué l’héritage de leurs souffrances611 ». S’interrogeant pour savoir si son appel est politique, l’auteur répond :

« Mais si le droit à la mémoire est synonyme de droit à la vie- comme je le pense puisque les deux sont liés- et que ce droit est légitime et naturel pour tout un chacun,

608 La revue existe toujours aujourd’hui. 609 Grand Maghreb, n° 40, 13 juin 1985, p. 244.

610 Paul Louis, Appel à la création du Mémorial noir de la déportation et de l’esclavage, Paris, publié à compte

d’auteur, 1987.

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alors notre symbole ne peut pas être politique car sa finalité est de nous aider à exister à travers lui et de ne plus être des objets de ce monde mais des sujets responsables de notre devenir612 ».

. Mémoire du 17 octobre 1961

En octobre 1991, un article du Monde décrit la manifestation qui s’est déroulée à Paris, à l’occasion du trentième anniversaire de la répression du 17 octobre 1961 à Paris, faisant environ 200 morts613. Le journaliste Philippe Bernard mentionne une banderole tenue par les manifestants en début de cortège : « Entre le quai de Jemmapes, au bord du canal Saint- Martin, et le boulevard Poissonnière, ils ont marché silencieusement derrière une banderole proclamant en lettres blanches sur fond noir : “Non au racisme, non à l’oubli. Pour le droit à la mémoireˮ614 ». Le cortège est conduit ce jour-là par l’association « Au nom de la mémoire », composée de descendants de colonisés. La manifestation est organisée par SOS Racisme et la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), accompagnée de la Ligue de l’enseignement.

. Mémoires postcommunistes

Dans le compte-rendu d’un livre sur la mémoire des pays d’Europe de l’Est après l’effondrement des régimes communistes615, le journaliste du Monde fait ainsi usage de l’expression :

« Les événements de l’année passée ont imposé, entre autres revendications, celle du “droit à la mémoireˮ. Dès la fin des années 70 en Union soviétique, des écrivains, des créateurs, et non plus les seuls dissidents, commençaient à en faire le thème de leurs œuvres; ils osaient “explorer les taches blanches de leur histoireˮ. C’est maintenant, et pour tous, que l’heure est à la mémoire - cet “océan sans rivagesˮ. Le passé revient par élargissements successifs, par vagues qui se contrarient et se mélangent, qui entraînent des recompositions changeantes. On aperçoit malgré tout ce qui est en jeu. Et, tout d’abord, une thérapie ou, mieux, une catharsis par laquelle la société se libère d’un passé oppressant, marque la fin du temps de la soumission et de l’oubli. C’est, ensuite, une reconquête mise au service du rétablissement d’une identité et d’une généalogie collective altérées par le stalinisme, une entreprise nécessaire au refaçonnage du lien social. La mémoire apparaît ainsi comme la reprise d’un “acquisˮ et la condition de l’action616 ».

612 Ibid., p. 39. 613

Pour l’analyse de cette journée, voir Jean-Luc Einaudi, Octobre 1961. Un massacre à Paris, Paris, Fayard, 2001.

614 Le Monde, 19 octobre 1991, p. 12.

615 Alain Brossat, Sonia Combe, Jean-Yves Potel et Jean-Charles Szurek (dir.), A l'est la mémoire retrouvée,

Paris, La Découverte, 1990.

176 . Le cas spécifique du génocide des Arméniens

Une relation particulière s’est nouée entre l’expression droit à la mémoire et la reconnaissance de la mémoire du génocide des Arméniens617. En effet, les occurrences sont récurrentes pour exiger une reconnaissance de ce crime, au cours des années 1980.

En avril 1984, la revue Esprit propose en titre de son numéro : « Arménie : le droit à la mémoire »618. Les différents contributeurs affirment la nécessité impérieuse de ne pas laisser dans l’oubli le génocide des Arméniens, au nom de l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. Dans son introduction, le chercheur et militant de la mémoire arménienne, Gérard Challiand, écrit : « Pour l’immense majorité des Arméniens d’Occident, il ne s’agit pas de retrouver un territoire perdu et inaccessible, il s’agit du droit de se souvenir, d’être fidèle à un héritage619 ». Le choix de la revue Esprit de consacrer un dossier spécial, intervient à un moment où la « question arménienne »620 est devenue un sujet d’actualité française. Depuis 1975, différents groupes arméniens organisent des attentats ciblés contre des représentants de l’État turc en Europe et au Proche-Orient. La France, qui compte la communauté arménienne la plus importante d’Europe, est également le théâtre d’actions diverses621. L’attentat devant le comptoir de la Turkish Airlines à l’aéroport d’Orly, le 15 juillet 1983, revendiqué par le « groupe Orly » issu de l’ASALA (Armée secrète Arménienne de Libération de l’Arménie), faisant 8 morts et 56 blessés, franchit un nouveau palier. Tout en condamnant cet acte terroriste, le pouvoir français souhaite donner des gestes d’apaisement envers la communauté arménienne. En 1983, le ministre de la culture, Jack Lang, ouvre un Centre de recherche et de Documentation arménienne. Le président François Mitterrand prononce un discours à Vienne le 7 janvier 1984, favorable aux revendications des Arméniens. La cause arménienne, face à la Turquie, trouve également un appui intellectuel. Au moment où la revue Esprit fait paraître son numéro « Arménie : le droit à la mémoire » se tient à la Sorbonne le « Tribunal permanent des peuples », les 13, 14 et 15 avril 1984, sur la question du génocide des Arméniens et de sa négation par la Turquie622. Le Tribunal reconnaît sans équivoque la réalité du génocide des Arméniens à partir de travaux d’historiens, de juristes, de témoignages, et de

617

Pour l’histoire du génocide des Arméniens et sa négation, voir notamment les travaux d’Yves Ternon : Les

Arméniens. Histoire d’un génocide, rééd., Paris, Le Seuil, 1996 [1977], Du négationnisme. Mémoire et tabou,

Paris, Desclée de Brouwer, 1998 ; avec Gérard Challiand, 1915. Le génocide des Arméniens, Bruxelles, Complexe, 2006.

618

Dossier « Arménie : le droit à la mémoire », Esprit (88), avril 1984, p.77-127.

619 Ibid., p. 78.

620 Voir Anahide Ter Minassian, La Question arménienne, Roquevaire, Editions Parenthèses, 1983. 621 Les 22 et 24 octobre 1975 sont abattus les ambassadeurs de Turquie à Vienne et à Paris.

622

Créé en 1979 à Bologne à l’initiative du juriste et homme politique italien Lelio Basso, le « Tribunal Permanent des peuples » est un tribunal d’opinion sur le modèle du « Tribunal Russel ».

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documents d’archives présentés pendant ces trois journées. Il condamne le gouvernement ottoman et confirme les responsabilités de la Turquie moderne. Même si l’autorité du Tribunal n’est que morale, ce verdict constitue une victoire symbolique pour les Arméniens. L’expression est aussitôt reprise dans un article du Monde qui relate le verdict du Tribunal, en citant la revue Esprit :

« Tant que l’État turc ne reconnaît pas la réalité des crimes commis par un régime dont il est le continuateur, le déni de justice se perpétue, une communauté est bafouée dans sa dignité de peuple, une communauté est privée de ce que Gérard Chaliand, dans le dernier numéro de la revue Esprit, appelle “le droit à la mémoireˮ 623».

Deux tribunes publiées dans Le Monde font référence au titre de la revue à la suite624. Les différentes interventions entendues lors de la tenue du Tribunal sont publiées juste après625. L’historien Pierre Vidal-Naquet rédige la préface de ce livre. Il reprend l’expression « droit à la mémoire » en faisant explicitement référence au numéro de la revue Esprit : « Avoir subi une tentative de génocide donne “droit à la mémoireˮ626 » écrit-t-il. En conclusion du livre, Gérard Challiand évoque l’inauguration d’une stèle en hommage aux victimes du génocide à Alfortville le 24 avril 1984, dénommée par la presse turque « la stèle de la haine ». L’auteur s’interroge alors ainsi : « Faut-il aussi, après avoir été massacré, se voir reprocher le droit à la mémoire ?627 ».

Au lendemain du vote du Parlement européen, le 18 juin 1987, reconnaissant le génocide des Arméniens, le journaliste Hervé Guéneron écrit dans l’éditorial du quotidien régional Paris Normandie : « C’est un événement : le Parlement européen de Strasbourg a adopté hier une résolution qui reconnaît que les Arméniens ont été victimes d’un génocide en Turquie en 1915. Pour la première fois une grande institution internationale admet donc la revendication morale et historique de tout un peuple: le droit à la mémoire628 ».

L’expression est aussi mobilisée par la communauté scientifique française d’origine arménienne. En 1986, lors d’un colloque consacré aux sociétés multiculturelles, la chercheuse Liliane Daronian analyse l’évolution de la place des Arméniens dans l’espace national

623

« L’État turc en accusation devant le Tribunal des peuples », Le Monde, 19 avril 1984.

624 Le Monde, 11 et 21 mai 1984.

625 Gérard Challiand, Claire Mouradian et Alice Aslanian-Samuelian (dir.), Le Crime de silence. Le génocide des

arméniens, Paris, Flammarion, 1984.

626

Pierre Vidal-Naquet, préface, G. Challiand, Cl. Mouradian et A. Aslanian-Samuelian, Le Crime de silence,