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Un dépassement de la logique sans négation

II. Pouvoir tout dire: le dépassement logique

3) Structure du langage, structure du monde: une vraie négation de la logique?

3.1 Un dépassement de la logique sans négation

En réalité ni Protagoras ni Gorgias nient la logique ou ses principes.

Nous avons dit que Protagoras semblait nier le principe de non-contradiction, mais il est facile de voir que cela n'est pas le cas. D'abord parce que si cela était le cas, on ne comprendrait pas comment il pourrait parler de "discours opposés". En effet, si la contradiction n'existe pas, il ne dirait pas qu'il y a deux discours opposés mais il suffirait de rester à la thèse qui soutient qu'on ne peut pas dire le faux. Du moment que Protagoras dit qu'il y a deux discours opposés, il reconnaît l'existence de la possibilité d'opposer, de contredire et donc la légitimité du principe à l'origine de cette possibilité. C'est pourquoi Dupréel interprète la position protagoréenne des antilogies comme une façon de penser le principe de non-contradiction avant le temps. Avec la théorie des discours opposés on ne remet pas ce principe en question mais au contraire, on pose ses fondements.

Ensuite, pour nier ce principe il serait nécessaire de dire d'une même chose tout et son contraire. Or, Protagoras ne dit jamais que les deux discours portent sur la même chose. Reprenons la thèse de l'homme-mesure pour essayer de clarifier la portée de celle des antilogies. La thèse de l'homme-mesure, nous dit que toute perception est vraie. Or, nous avons vu en étudiant l'interprétation que Platon fait de cette thèse dans le Théétète que cela ne signifie pas tellement que la chose est par elle-même de différentes façons, voire de façons contraires mais qu'une même chose peut être d'une façon pour une

personne et de la façon contraire pour une autre. C'est dans le rapport entre sujet et

chose que s'établit la différence et non pas dans la nature de la chose elle-même. Selon l'interprétation d'Aristote et de Sextus Empiricus pourtant, Protagoras aurait effectivement rejetté le principe de non-contradiction puisqu'il pose que toutes les perceptions sont vraies absolument et non pas par rapport à un certain point de vue.51

Or, il semblerait que Protagoras ait soutenu quelque chose qui ressemble plus à l'interprétation platonicienne qu'aristotélicienne.

Regardons pour bien étudier ce point un texte dont on n'a pas pu déterminer la provenance mais qui semble être d'inspiration protagoréenne selon les experts52

. Il s'agit

51 cf. la différence que nous avons déjà posée en I,1.1 et l'article de Burnyeat (janvier, 1976)

52 Presque tous les experts semblent coincider sur ce point cf. introduction de L-A. Dorion (Pradeau, 2009) et Dupréel (1948). Le point le plus débattu est celui de savoir si cet extrait est également

de l'extrait intitulé dissoi logoi. Dans ce fragment, on trouve des exemples de la technique rhétorique et de la thèse protagoréenne des antilogies. En effet, les six premiers chapitres présentent des antilogies sur la question du bien et du mal, le beau et le laid, le juste et l'injuste, la vérité et l'erreur, la sagesse et la folie, la possibilité d'enseigner ou non la vertu. L'auteur défend tour à tour dans chaque cas l'idée qu'une même chose peut être bonne, juste, belle ou vrai depuis un certain point de vue et mauvaise, injuste, laide et fausse d'un autre point de vue. Tout ce traité a pour but de montrer et d'exemplifier comment et pourquoi on peut tenir aussi bien une thèse que la thèse contraire. À chaque fois nous voyons que le choix de l'une plutôt que de l'autre varie selon la perspective dans laquelle on se situe. C'est bien ce qui est présenté au tout début du traité:

"Des arguments opposés sur le bien et le mal sont avancés, en Grèce, par ceux qui philosophent: les uns affirment que le bien est une chose, le mal une autre; d'autres affirment qu'ils sont la même chose et que la même chose est bonne pour les uns, mauvaise pour d'autres, et que pour le même homme elle est tantôt bonne, tantôt mauvaise. En ce qui me concerne je me range avec ces derniers"53

Nous avons ensuite toute une série d'exemples qui viennent illustrer ce point comme celui qui suit:

"La maladie est un mal pour les malades mais un bien pour les médecins"54

Puis, l'auteur arrive enfin au point fondamental de son argumentation qui est une réponse à une objection qu'on pourrait lui faire et qui nous permet de mieux comprendre sur quoi se base le relativisme de Protagoras: si toute chose est bonne et mauvaise en même temps, alors le bien et le mal sont une seule et même chose. À cette critique il répond ainsi:

"Je ne dis pas ce qu'est le bien, mais j'essaie plutôt d'expliquer que ce n'est pas la même

chose qui est bonne et mauvaise, mais que chacun est différent de l'autre."

d'inspiration gorgienne ou non mais cela ne nous concerne pas ici. En réalité cet extrait semble être inspiré par l'ensemble de la tradition sophistique puisqu'on a également trouvé des références à Hippias (Pradeau, 2009)

53 "Discours doubles" (1) et (2) Anonyme, vol II (Pradeau 2009) 54 "Discours doubles" (3) 3-4 Anonyme, vol II (Pradeau 2009)

Le bien et le mal ne sont pas la même chose car dans chaque cas on ne dit pas d'une même chose qu'elle est bonne et mauvaise. Comment alors expliquer que ce ne soit pas "la même chose qui est bonne et mauvaise"? La réponse est donnée juste après: "chacun est différent de l'autre". Donc toute l'argumentation de l'auteur des dissoi logoi, repose sur cette idée qu'il ne s'agit pas de la même chose parce qu'il n'y a pas un même rapport entre les différents sujets et objets de connaissance, parce qu'il n'y a pas des choses mais des rapports. C'est l'idée d'un point de vue, d'un perspectivisme qui nous permet de poser deux discours opposés et donc, en ce sens, ils ne sont pas opposés sur la même chose, sur le même rapport. Aristote nous disait lorsqu'il énonçait le principe de non- contradiction dans sa version ontologique qu'« il est impossible que le même appartienne et n’appartienne pas en même temps à la même chose et du même point de

vue»55

. Or, nous avons vu avec les dissoi logoi que précisément il ne s'agit pas du même point de vue. On peut donc supposer qu'il en va de même chez Protagoras étant donné qu'il semble avoir inspiré ces discours.

On pourrait dire que pour ce dernier si tous les discours, même ceux qui sont contraires, sur une chose ont la même prétention à la vérité c'est en tant qu'ils ne sont pas ontologiquement opposés, puisque du côté de l'être il n'y a que des rapports, mais uniquement logiquement, en tant que discours. Dès lors, on ne parle d'une même chose qu'en tant qu'il s'agit du même sujet grammatical auquel se rapportent les deux prédicats opposés qui seront les deux logoi. Ainsi, dans l'exemple du vent chaud ou froid du

Théétète on parle d'une même chose en tant que "vent" est le sujet auquel on rapporte le

prédicat du froid et du chaud mais ces deux affirmations seront toutes deux vraies car elles porteront sur des choses différentes56

. Donc Protagoras n'est pas, comme le prétend Aristote, celui qui n'a pas vu ou qui a rejetté le principe de non-contradiction, c'est l'instigateur de sa découverte.

Donc en soutenant la thèse des antilogies, Protagoras libère le langage de la normativité que suppose une certaine conception de la logique sans pour autant nier celle-ci. Deux discours peuvent donc être contradictoires et vrais en même temps. Dire que deux discours contradictoires sont également valables ce n'est pas tant refuser la logique comme l'idée que celle-ci pourrait décider de la légitimité d'un discours par rapport à un autre.

55 Aristote, Métaphysique, livre Gamma, chap. 3, (1005 b 19-20) (Pellegrin, 2014) 56 On reprend l'argument de Kerferd p. 148-150 (Kerferd, 1999)

De même, ce serait une erreur de penser que Gorgias nie la logique, son utilité ou son existence. On pourrait plutôt penser qu'à travers les sophismes Gorgias prétend étudier la nature de la logique et non pas rejetter son utilité. C'est en tant que logicien expert qu'il s'intéresse aux limites de son art. N'oublions pas que le sophisme fait aussi partie de la logique. D'ailleurs, tout au long du Traité du Non-être, Gorgias nous fait un vrai cours magistral d'argumentation raisonnée, il déploie tout son arsenal logique pour tendre son piège: ainsi nous trouvons des démonstrations par l'absurde (67,1-7), des raisonnements disjonctifs (66,2-6), l'utilisation du principe de non-contradiction (67,7- 11), et toute une série d'autres procédés logiques classiques. À l'exception des jeux de mots, sa façon d'argumenter est on ne peut plus parfaite du point de vue du philosophe. Ce n'est que par un usage excessif de cet art que l'on rentre dans un labyrinthe logique et que l'on s'y perd. On peut donc dire que Gorgias ne refuse pas la logique, ni son utilité en tant qu'il est le premier à l'utiliser. Mais pour lui, celle-ci n'est qu'un formalisme et non pas un critère de vérité surplombant qui réduirait le pouvoir du langage: elle n'est qu'un instrument. C'est en ce sens que Gorgias lui attribue un autre rôle qui n'est pas celui de critère du vrai. Rôle que nous étudierons par la suite et qui est directement liée à sa conception du langage et de son pouvoir.

Donc nos deux sophistes refusent seulement la fonction, le statut que l'on accorde à la logique comme critère de vérité mais il n'y a pas de raison de croire qu'ils avaient l'intention de la détruire ou de nier son utilité. Ce qu'ils prétendent c'est rendre la logique tributaire du langage et non pas à l'envers. Nous avons ici un renversement des valeurs en faveur du langage que nous allons retrouver tout au long de notre étude et qui est fondamental pour cerner la pensée des sophistes d'une part, de l'autre, pour montrer en quel sens le langage a du pouvoir.