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II. L'efficace pratique de la persuasion: Légitimer le discours fort

2) Le meilleur ou le pire: faire de la puissance persuasive un critère

2.1 La persuasion comme critère

En effet, si tous les discours ont la même valeur, aucun n'en aura. La valeur étant précisément ce qui se construit par rapport à une norme, à un critère de différenciation. Elle se pose toujours dans un cadre comparatif. Mais s'il n'y a plus de moyens d'arbitrer la confrontation des discours, cette dernière n'aura plus de fin dans les deux sens du terme. Dès lors, si tous les discours sont également acceptables, personne ne pourra plus parler et imposer son logos, le faire partager. Mais nous voyons bien que cette attitude est incohérente avec la position de nos sophistes qui prétendent pouvoir persuader autrui qu'une thèse, la leur, est la meilleure. Pouvoir persuader suppose pouvoir distinguer. Donc Protagoras et Gorgias devaient bien avoir un critère de différenciation de la valeur des discours tout en niant l'opposition vrai/faux.

Ce critère on le trouve dans la condition même qui nous oblige à le poser: la persuasion. Ainsi, le discours persuasif est un discours qui peut prétendre à une plus grande valeur parce qu'il se pose comme ayant cette valeur. La valeur du logos ne se décide donc plus d'un point de vue théorique mais pratique, non plus externe au discours lui-même mais interne: c'est en tant que le logos est capable de s'imposer qu'il sera fort et il sera capable de s'imposer ou non en fonction de la qualité de sa configuration. La validité du discours se mesure par rapport à son efficace et dépend de la maîtrise technique de celui qui l'énonce. Tout discours ne pourra pas prétendre être au même niveau parce que tout discours ne pourra pas se placer au même niveau, disputer sa valeur avec la même efficacité. Donc c'est bien le logos qui détermine son propre statut par rapport aux autres logos. Nous assistons ici à une sorte d'autonomie du pouvoir du langage qui n'a pas besoin de critères extérieurs pour se poser et se légitimer. C'est en ce sens que Dupréel nous dit "que le discours bien fait possède une force propre qui ne dépend pas toute d'une exacte expression de la vérité".199

Dès lors, le problème que nous avions posé par rapport aux antilogies, à la question de l'être, et de la vérité, le problème

de savoir comment distinguer l'orthos logos parmi tous les logos possibles est ainsi résolu: le discours adéquat sera le discours qui s'impose en persuadant, qui persuade au plus haut point.

Et comme le discours le plus persuasif est celui qui a pour seul but la persuasion et donc le discours du sophiste, les sophistes pourront défendre la légitimité de leur position. Le sophiste a donc un métier respectable non seulement parce qu'il donne un instrument à ses élèves pour qu'ils puissent défendre leur point de vue, mais surtout parce qu'il est le meilleur dans cet art de la persuasion, parce qu'il peut persuader les autres de sa valeur, parce qu'il impose son discours mieux que les autres. Son discours semble avoir plus de valeur que tous les autres en ce qu'il manie à la perfection l'art de la persuasion, la rhétorique, le langage. Mais alors la seule raison qui justifierait le statut de maître respectable que s'attribue le sophiste serait qu'il persuade tous les autres de son talent et de son statut? Il s'agit bien de cela en une certaine mesure mais également du fait que le sophiste est, comme son nom l'indique, sophos, sage. La sagesse de celui- ci étant ce qui lui permet d'avoir un discours plus persuasif. Il faut donc comprendre en quoi consiste alors la sagesse du sophiste. Or, définir ce concept après tout ce que nous avons déjà dit est une affaire facile. La sagesse pour les sophistes ne sera pas, comme plus tard chez Platon ou Aristote, liée à une exigence de vérité. Elle se définit comme savoir-faire, comme maîtrise technique. Regardons la définition que Protagoras nous en donne dans le Théétète:

"Et savoir, ou homme savant, il s’en faut de beaucoup que je ne nie qu’il y en ait. Au contraire, voici celui que j’appelle savant : celui qui, pour l’un quelconque d’entre nous, auquel apparaissent, c’est-à-dire pour lequel sont, des choses mauvaises, en fait, par le changement qu’il opère, apparaître et être de bonnes [...] Et les savants, mon cher Socrate, il s’en faut de beaucoup que je dise que ce sont les grenouilles : mais s’agissant des corps, je dis que ce sont les médecins, s’agissant des plantes, les agriculteurs."200

La sagesse du sophiste ressemble à celle du médecin, elle est la maîtrise d'un certain art. En quoi consiste cet art? Dans la capacité de faire changer les dispositions qui ne sont pas convenables, il fait changer les apparences, il persuade. La sagesse est dès lors cette capacité qu'a le sophiste à parler, à cerner les conditions de parole, le contexte et à rendre le discours efficace pour qu'il puisse opérer le changement vers le meilleur. Le

sage est celui qui a les moyens et les connaissances techniques pour opérer cette transformation. Chez Gorgias, la sagesse est, selon Dherbey,201

la capacité à créer une cohérence mentale, à sortir du tragique du réel, à résoudre l'opposition des contraires, à apaiser l'âme. Or, nous avons vu que ces trois caractéristiques sont précisément le but de la persuasion. C'est la persuasion qui en est la condition. Donc, on peut penser que ce que nous avons dit sur Protagoras s'applique également à Gorgias. La sagesse du sophiste, n'est donc pas une apparence de savoir, comme le suppose Aristote202

, elle n'est qu'apparence de sagesse lorsqu'on se place dans une perspective philosophique d'un point de vue théorique puisqu'il est vrai que, comme nous l'avons déjà indiqué, la persuasion n'a aucune prétention à et n'utilise pas la vérité. C'est donc en tant que le

logos sophistique peut être le plus persuasif parce que le sophiste est sage en ce qu'il

domine la rhétorique que le rôle du sophiste est légitimé.

Sont ainsi sauvées la possibilité de choisir parmi les différents discours et donc la valeur de ceux-ci et la légitimité du métier du sophiste.