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L'hêttôn logos comme kreittôn logos

III. Du pouvoir du langage au langage du pouvoir: collectivité et force du

2) Kreittôn logos et hêttôn logos: le pouvoir du logos comme autorité

2.2 L'hêttôn logos comme kreittôn logos

Or, ce que nous venons de montrer, limite considérablement l'importance de la persuasion comme critère de détermination de l'orthos logos. Il est vrai que chez Protagoras, comme chez Gorgias les discours doivent être rapportés à des valeurs, ils doivent être réglés par rapport à celles-ci pour être légitimes, mais il est également vrai que ces valeurs peuvent et doivent pouvoir changer. Si cela n'était pas le cas, alors Protagoras ne pourrait pas poser son relativisme et le logos de Gorgias n'aurait pas un pouvoir divin225

. Il faut donc, comprendre comment ce changement est possible, poser la possibilité pour le discours faible de renverser le discours fort. Cela revient à redonner à la puissance du discours, comprise comme capacité d'influence, l'importance qui lui correspond.

224 p.20 (Dupréel, 1948)

225 Il est vrai que chez Gorgias le problème ne se pose pas de la même façon et au même niveau que pour Protagoras, puisqu'on pourrait penser que même si les valeurs sont absolues le langage peut tout de même persuader de la légitimité de la position contraire cf. L'éloge d'Hélène. Mais en réalité la question est tout de même posée car si un discours peut ne pas être considéré comme légitime par rapport à des valeurs figées, ça veut dire qu'on ne peut pas persuader complètement autrui ou soi- même du cas contraire, à savoir qu'il est légitime, et donc le pouvoir de persuasion du langage est limité. En effet, soit on ne peut pas persuader quelqu'un des positions qui vont contre les valeurs données comme par exemple penser qu'il est bon de trahir sa patrie et d'abandonner son mari, et donc la magie des mots n'a pas ce caractère absolu que Gorgias lui attribue et qui est nécessaire pour disculper Hélène, soit on pense que le langage peut persuader de cela et donc il faut accepter que les valeurs puissent changer.

En effet, nous avions déjà vu avec la question des antilogies, que l'une des techniques rhétoriques que Protagoras enseignait à ses élèves consistait à transformer le discours plus faible en discours fort :

« Protagoras dont Eudoxe dit qu'il avait inventé le discours le plus fort et le discours le plus faible et qu'il avait enseigné à ses disciples à rabaisser ou à louer la même personne. »226

Nous trouvons une référence similaire par rapport à Gorgias :

« Et Tisias et Gorgias ? Les laisserons-nous sommeiller eux qui ont vu que la ressemblance méritait plus d'honneur que le vrai ? Par la force de leurs discours, ils font paraître petites les choses grandes et grandes les petites, ils donnent à la nouveauté un ton archaïsant et à son contraire, un ton nouveau. »227

ou encore :

« les orateurs sont en fait les conseillers et […] ils font triompher leur point de vue »228

On voit donc bien que Gorgias comme Protagoras prétendent pouvoir à tout moment renverser le logos le plus évident ou le plus accepté par un logos moins partagé, ils peuvent renverser notre façon de voir les choses. Ainsi, ils ont un pouvoir absolu sur les apparences : peu importe ce que l'orateur dit, il triomphera, c'est bien ce que la troisième citation met en évidence. Des deux autres références, on retient d'abord l'idée que le renversement est radical, que nous passons d'une croyance à la croyance contraire, en supprimant toute objectivité. Point que nous avons déjà suffisamment développé. Ensuite, le fait que les sophistes transforment non seulement les opinions qui relèvent d'une analyse subjective comme le grand et le petit mais aussi les référents partagés comme les critères qui définissent les modes : « il donnent à la nouveauté un ton archaïsant. Ils ont donc bien un pouvoir sur la collectivité. Enfin, on peut interpréter la référence à Gorgias que l'on trouve dans le Phèdre de Platon non pas tellement comme supposant que le sophiste altère l'apparence du petit et du grand, du nouveau et de

226 "Protagoras d'Abdère" Fragment 41.b Étienne de Byzance, entrée Abdère [DK et U A21] (Pradeau, 2009)

227 Platon, Phèdre, 267a6-10 (Brisson, 2011) 228 Platon, Gorgias, 456a3-4 (Brisson, 2011)

l'archaïque, qu'il change notre rapport à la chose. Ce que le sophiste modifie c'est simplement le critère lui-même, la valeur, la définition de ces notions. Or, si tous les discours peuvent devenir forts, aucun logos n'aura un statut particulier.

Il y a donc certes un discours fort qui est le discours majoritaire mais on ne peut pas garantir l'exclusivité absolue de ce discours, puisqu'il peut à tout moment être renversé par un discours plus faible, par le discours d'un individu ou d'un collectif qui au départ avait moins de soutien, du moment que le discours nouveau réussit à faire basculer la majorité de son côté. C'est finalement ce qu'il faut comprendre derrière la précision de Protagoras dans l'extrait du Théétète que nous avons commenté à plusieurs reprises : « à chaque cité, paraissent justes et belles, ce sont celles-là qui le sont pour elle, aussi

longtemps qu’elle le décrète”. Tout discours a un règne de légitimité temporellement limité, parce qu'il existe une puissance d'auto-détermination de la cité qui dépend des volontés particulières et de leur capacité à se faire entendre. On retrouve donc bien ici la base du fonctionnement démocratique.

Mais si cela est le cas, il y a donc à tout moment le danger d'une violence de l'individu envers la collectivité, d'une domination du collectif par le particulier tout comme auparavant nous avions vu que le particulier était opprimé par le poids de l'unanime. Il existe la possibilité pour tout individu de s'emparer du pouvoir et de l'utiliser comme bon lui semble. En d'autres termes, il existe la possibilité pour tout discours de devenir légitime et d'imposer une certaine légitimité. Cela suppose que le chaos peut à tout moment détruire l'ordre, que le bien et le mal, le juste et l'injuste vont varier selon l'intention de celui qui parle et dépendre, en dernière analyse, de l'habilité de l'orateur. On comprend alors pourquoi Platon comme Socrate s'inquiétaient pour les conséquences qu'une telle conception pourrait entraîner. Tout le dialogue du Gorgias n'est pas tellement destiné à critiquer le sophiste lui-même qui n'oublie pas l'existence de valeurs, l'idée qu'il y a tout de même des façon légitimes d'utiliser la persuasion, mais ses élèves qui eux, font un usage inapproprié de la rhétorique, un usage subversif qui a pour but de déconstruire l'ordre des valeurs. Or, c'est précisément cette instabilité qui permet la libération du sujet. Apprendre l'art de bien parler, apprendre la rhétorique, c'est être capable d'envisager une pluralité de points de vue, d'où l'utilisation des antilogies protagoréennes ou du paideion gorgien229

, de savoir défendre ses intérêts, c'est l'idée de libérer l'homme épistémiquement et politiquement en lui donnant la possibilité d'échapper aux déterminations du discours majoritaire.

« En vérité, Socrate, ce bien est le bien suprême, il est à la fois cause de liberté pour les hommes qui le possèdent et principe du commandement que chaque individu, dans sa cité

exerce sur autrui »230

Dans cet extrait, Gorgias parle du pouvoir de convaincre comme étant une cause de liberté et un outil de commandement, les deux choses étant liées dans une conception de la démocratie telle que nous l'avons décrite. Nous avons d'ailleurs ici ce que l'on pourrait interpréter comme une prise de position politique de Gorgias : on voit que lui aussi se place dans une perspective démocratique pour développer sa théorie du langage.231 Dès lors, on comprend aussi pourquoi les sophistes prétendaient non

seulement enseigner l'art de bien parler mais aussi l'art politique en même temps :

« Mon enseignement porte sur la manière de bien délibérer […] dans les affaires de la cité, savoir comment devenir le plus à même de les traiter, en actes comme en paroles[...] - Tu m'as l'air de parler de l'art politique et de t'engager à faire des hommes de bons citoyens. - C'est tout à fait, Socrate, dit-il, l'engagement que je prends.»232

En effet, les deux arts sont liés car, d'une part et comme nous l'avons déjà vu, celui qui domine la rhétorique domine tous les autres arts233

, d'autre part, le pouvoir du langage trouve son expression maximale dans un cadre politique, lorsqu'il s'adresse à un collectif. Donc celui qui est puissant dans son logos, celui qui peut rendre son logos puissant sera tout aussi puissant socialement et politiquement. Ainsi, si nos sophistes promettaient la gloire et le succès en échange de l'argent qu'ils recevaient,234

c'était parce qu'ils formaient d'excellents orateurs et donc parce qu'ils donnaient la possibilité aux jeunes hommes d'avoir le pouvoir de la parole, non seulement le pouvoir symbolique des démocraties modernes mais un pouvoir réel puisque dans la démocratie athénienne

230 Platon, Gorgias, 452d5-7 (Brisson, 2011). C'est nous qui soulignons.

231 Pour une étude sur le lien historique et idéologique qui existe entre démocratie et sophistique cf. Romilly (1988) ou Untersteiner (1954).

232 Platon, Protagoras, 318e4-319a4 (Brisson, 2011)

233 Platon, Philèbe, 58a6-b2 (Brisson, 2011): "Protarque: Pour ma part, Socrate, j'ai entendu Gorgias dire à de nombreuses reprises que la persuasion l'emporte de beaucoup sur toutes les autres techniques car elle les asservit toutes, volontairement et non par la force, ce qui fait d'elle, de loin la plus éminente des techniques"

234 "Gorgias de Léontinoi" Fragment 6.a. Xénophon, Anabase II, 6, 16 sq. [DK et U A5] : "Proxenos de Béotie désira, dès son adolescence, devenir un homme capable d'accomplir de grandes choses, et en raison de ce désir, il donna de l'argent à Gorgias de Léontinoi"

pouvoir de parole et pouvoir politique sont une seule et même chose. Donc le sophiste est précisément cet homme qui a le pouvoir absolu du changement et qui enseigne aux autres les moyens pour l'acquérir. Nous avons dès lors une deuxième représentation du sophiste qui n'est pas celle de l'homme qui a pour fonction la conservation des valeurs, mais du révolutionnaire qui peut altérer l'ordre des choses.

En ce sens, le pouvoir persuasif du langage est premier par rapport au pouvoir normatif qui n'apparaît que comme conséquence du premier type. Le discours et sa capacité à persuader reste bien le critère ultime de vérité, c'est lui qui statue indépendamment, en un certain sens, de la majorité mais uniquement en tant qu'il peut organiser une majorité car pour qu'il soit efficace, il faut qu'il construise un accord. Donc en une certaine façon tout discours persuasif est légitime tant qu'il réussit à persuader une majorité, tant qu'il est vraiment persuasif. Cela peut facilement être déduit de ce que nous venons de montrer ainsi que de ce que nous avions dit en 1.3. La légitimité du langage sera toujours formellement décidée. La normativité du contenu ne sera que le résultat des effets de la matérialité du discours, elle ne sera qu'un effet du dire, un effet sophistique et en ce sens, elle légitimera le discours de façon secondaire.

2.3 Entre le kreittôn logos et l' hêttôn logos l' agôn : dépasser la violence du discours ou