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Incapacité à communiquer ce qui est par la nature du langage

III. Une ontologie contradictoire et éclatée : la destruction du monde

2) Incapacité à communiquer ce qui est par la nature du langage

Mais la destruction du lien entre langage et être dont nous venons de montrer l'importance par rapport au problème qui nous concerne, se fait non seulement à travers une critique de l'être et du monde mais également, du côté de la nature du langage, à travers une critique qui porte sur l'incapacité du langage à dire l'être, à transmettre la connaissance que nous aurions de celui-ci. La séparation qui désarticule l'être et le langage n'est donc pas simplement la conséquence d'une certaine conception de l'ontologie mais aussi d'une certaine conception du langage.

2.1 L'hermétisme du langage de Gorgias

Il est donc temps d'étudier la troisième thèse du Traité du Non-être. Rappelons- la : « que même si quelque chose peut être saisie, elle est cependant inexprimable et inexplicable, même au proche. » L'être ou plutôt la connaissance que nous avons de l'être, n'est donc pas communicable, ou explicable. L'être n'est donc pas exprimable si l'on comprend exprimer comme le fait de rendre exactement l'être, tel qu'il est, dans le langage, c'est-à-dire comme le fait d'établir entre le discours énoncé et la réception de celui-ci exactement le même rapport qu'entre la perception directe et la connaissance. Écouter un discours sur l'être n'est pas la même chose que percevoir l'être, produire ce discours ne revient pas à présenter l'être lui-même et donc transmettre la connaissance de l'être n'équivaut pas à rendre l'être connaissable.

C'est l'idée que Gorgias formule avec un argument physique :

« Si, en effet, les étants […], sont visibles, audibles et, de manière générale, sensibles, et que parmi eux les visibles soient appréhendés par la vue et les audibles par l'ouïe, mais non l'inverse, comment donc ces étants pourraient-ils être révélés à quelqu'un d'autre ? Le moyen par lequel, en effet, nous révélons est le discours or le discours n'est ni les choses subsistantes hors de nous ni les étants ; par conséquent nous ne révélons pas les étants […] mais le discours

qui est autre chose [...]»80

Tout comme on ne perçoit pas les sons et on n'entend pas les couleurs, le langage n'exprime pas l'être. Ici nous avons plus qu'une simple analogie81

. Ce que Gorgias montre c'est qu'il y a une impuissance du langage à transmettre ce qui est, impuissance due à sa nature. La perception et le langage sont hétérogènes, il faut les concevoir comme deux domaines distincts qui ne peuvent pas interagir entre eux. Dire n'est donc pas montrer, c'est bien ce que Dherbey clarifie avec l'exemple de l'aveugle : « Parler des couleurs à un aveugle ne l'instruit en rien.»82. On pourrait penser qu'étant donné que le

langage se transmet par l'ouïe en tant que discours ou par la vue en tant que texte, il est en rapport avec l'être puisqu'il est quelque chose de perçu mais cela n'est pas ce que dit Gorgias, car ce que l'on perçoit dans ces cas-là par l'ouïe ou par la vue ce sont les sons ou la calligraphie de l'émetteur et non pas le contenu de ces sons, l'être auquel renvoient ces symboles. C'est pourquoi on pourrait dire pour rendre cet écart encore plus évident que même dans le cas de l'onomatopée, terme qui a pour unique fonction de rendre un bruit, qui est censé être une imitation du bruit lui-même, l'adéquation pleine entre discours et chose n'est jamais atteinte : on ne dit jamais un bruit exactement tel qu'il est. La différence entre l'onomatopée et le bruit étant ce rapport éloigné propre au langage, cette scission entre l'être et sa représentation. Ainsi, « celui qui dit ne dit pas un bruit, ni une couleur, mais un discours»83

. Le langage, bien qu'un élément physique du monde ne présente pas le monde, il ne peut se présenter que lui-même. C'est en ce sens qu'Aubenque nous dit que pour Gorgias, « le discours ne renvoie donc à rien d'autre qu'à lui- même. Chose parmi les autres choses, son rapport avec les choses n'est pas de l'ordre de la

signification »84 Le langage est certes un phénomène mais qui ne rend pas accessibles les

autres phénomènes du monde. Il y a entre phénomènes du monde une sorte d'étanchéité épistémique qui semble naturelle par rapport aux sens et que Gorgias transpose dans le domaine du langage. On comprend dès lors en quoi consiste l'hermétisme de Gorgias : chaque domaine de sensation est distinct et il est impossible de le mélanger avec les autres, c'est pourquoi il existe entre le langage et la perception en général, le même écart

80 "Gorgias de Léontinoi", Fragment 41 (83): Sextus Empiricus, Contre les Professeus VII 65-87, (Pradeau, 2009)

81 Il s'agit également d'une analogie, d'une équivalence de rapports, mais pas uniquement car Gorgias supprime en quelque sorte la distance entre les différents termes propre à l'analogie en posant plus qu'une égalité de rapports, une équivalence de nature.

82 p. 39 (Dherbey, 2002)

83 "Gorgias de Léontinoi", Fragment 42 (22): Anonyme, Sur Mélissos, Xénophane et Gorgias, 979a12- 980b21 [U B3bis] (Pradeau, 2009)

qui sépare les différents sens. Le discours ne montre en aucun cas l'être du monde ou, comme Sextus l'exprime, « la multitude des choses subsistantes »85

.

Donc à travers cette troisième thèse du Traité, ce qui est remis en question c'est le rapport entre expression linguistique et être, du point de vue de l'expérience sensible. La question posée est celle de savoir si le contenu du langage peut être l'être lui-même ou une imitation valable de celui-ci, donc c'est la question de la possibilité d'exprimer la vérité : Peut-on dire ce qui est ? Pour Gorgias, il semble clair que cela est impossible car le dire en tant qu'être ne partage pas la même nature avec tous les autres êtres. Dès lors, comme le langage est incapable d'exprimer l'être, ou plutôt d'être un autre être que lui- même, lui, il est par nature trompeur ou, du moins, inexact et donc il est incapable d'exprimer la vérité, d’établir une correspondance tout à fait adéquate entre le dire et l'être. C'est cela que Gorgias présente comme la tragédie de Palamède dans sa Défense.

« Si donc il était possible que, par l'entremise des discours, la vérité des actes devienne limpide et évidente pour les auditeurs, à la suite de mes propos la décision serait aisée ; puisqu'il n'en est pas ainsi, protégez ma personne[...] »86

Même dans le cas le plus extrême, où l'honneur est en péril et la vérité de notre côté, on est incapable de présenter les faits dans le discours de façon « limpide et évidente», on est incapable d'exprimer un rapport tout à fait adéquat à l'être et donc de montrer la vérité ou comme le formule Kerferd : « un tel pourvoi ne saurait avoir pour effet d'éliminer le caractère irrémédiablement trompeur du logos, car le logos ne peut jamais tout à fait être la réalité qu'il a la prétention d'énoncer.»87 Le langage ne peut pas présenter ce qui a eu lieu,

ni ce qui a lieu de façon exacte et nous rendre ainsi témoins de la situation. Il existe donc un fossé infranchissable entre être et langage qui est la conséquence aussi bien de l'inexistence de celui-là que de la nature trompeuse de celui-ci. Dès lors, « la vérité ne peut pas s'incarner dans le logos »88

2.2 Protagoras : un langage simple pour un monde complexe

85 "Gorgias de Léontinoi", Fragment 41 (86): Sextus Empiricus, Contre les Professeus VII 65-87, (Pradeau, 2009)

86 "Gorgias de Léontinoi", Fragment 53 (35): La Défense de Palamède, [DK et U B11a] (Pradeau, 2009) 87 cf. p.137 Kerferd (C'est Kerferd qui souligne).

88 cf. p.216 (Untersteiner, 1954) Pour Untersteiner, dans la proposition protagoréen de l'homme mesure on doit traduire le terme "mesure" par "domination". L'homme domine toutes les expériences parce qu'il décide de ce qui doit et ne doit pas être, ainsi que de la façon dont ça doit être.

À partir des brefs fragments qui nous sont parvenus de Protagoras, on peut déduire une attitude similaire par rapport à l'incapacité du langage à exprimer l'être, même si moins critique et moins dramatique que celle de Gorgias. Pour Protagoras, l'écart entre langage et monde serait causé par l'écart qui existerait entre un langage qui tend à décrire l'être d'une certaine façon et la réalité de l'être qui est une indétermination absolue. On pourrait penser que pour lui non seulement l'être n'existe pas en soi, de façon absolue et stable et donc qu'il n'y a pas de discours proprement ontologique mais aussi que même si l'on considère l'existence d'un devenir, comme le font les héraclitéens, le langage ne serait jamais adapté à le dire. En effet, le langage brise irrémédiablement le monde en opposés parce qu'il ne peut que dire des choses figées et unes, il ne peut pas exprimer la pluralité du monde et des points de vue en même temps. C'est pourquoi le seul discours qui exprimerait vraiment le monde tel qu'il est, serait l'antilogie, donc non pas un discours mais deux discours contradictoires et par là même, insoutenables sur une même chose. L'antilogie montre donc l'impossibilité de poser l'exclusivité des caractéristiques de l'être nécessaire à la vérité. Elle met en échec la possibilité d'une ontologie cohérente et en évidence le fait que l'on ne peut soutenir qu'un discours unique sur l'être à la fois opposé à un autre aussi valable. Il faudrait donc un langage multiple et pluriel qui dirait le tout et son contraire si on voulait dire le monde tel qu'il est, c'est-à-dire un devenir. On pense ainsi aux formulations héraclitéennes qui tentent de rendre l'essence du monde dans une présentation des choses par couples d'opposés et sans utiliser le verbe être.89

Donc parler dans le monde de Protagoras avec ce langage qui fige les choses, revient à introduire des délimitations dans l'instabilité de l'être, c'est dire relativement à une perspective et donc c'est ne jamais présenter le devenir tel qu'il est mais une pluralité de points de vue. Donc le langage peut bien exprimer un certain rapport, une certaine opinion sur l'étant mais il n'exprimera jamais l'étant puisqu'il est inexprimable car le langage ne s'adapterait jamais à la pluralité de points de vue dans un même discours.

2.3 L'incapacité du langage à exprimer l'être comme limite du pouvoir du langage ?

89 Fragments X, Pseudo-Aristote (Roussille, 2014): « Embrassements, Touts et non-tous, Accordé et désaccordé, Consonant et dissonant » On remarque comment cet énoncé qui décrit l'ordre de l'univers, est construit avec des couples d'opposés sans qu'il y ait de verbe "être" qui explicite le rapport d'immanence entre le tout et son contraire. Pour une analyse du style héraclitéen cf. Roussille "Introduction aux Fragments" et "Héraclite et l'harmonie".

Nous avons donc vu aussi bien chez Gorgias que chez Protagoras, que même si l'être existait on ne pourrait pas l'exprimer dans le langage. Dans le premier cas c'est parce que le langage ne peut pas présenter ce qui est autre que lui-même, l'être en soi, dans le deuxième cas, c'est en tant que le langage est rigide et exprime un certain rapport à l'être et non pas l'être en tant que tel. Or cela a l'air d'être plus une limite au pouvoir du langage qu'une condition de possibilité de celui-ci. La nature du langage semble donc introduire des limites quant à sa toute puissance : le langage ne pourrait dès lors pas tout dire. Mais alors quel est l'intérêt de soutenir une telle thèse pour des sophistes qui défendent et exemplifient constamment la puissance du langage ?Pourquoi introduire cette troisième thèse qui semble venir limiter la force du langage dans un

Traité qui, comme le soutient Dupréel, est en réalité « une introduction philosophique à

la science du discours »90

qu'il faut opposer à la veine science de l'Être de Parménide ? En réalité cette impuissance du langage à dire l'être n'en est pas vraiment une, elle n'est pas un défaut du langage mais le fruit d'une mauvaise compréhension du rôle de celui-ci. Cette limite qui semble être imposée au langage traduit le rejet d'une croyance dans le besoin de faire du langage, un instrument de connaissance de l'être, et de l'orthos logos, un langage vrai. C'est uniquement dans le cas où l'on considère le langage comme étant soumis à des critères qui lui sont extérieurs, soumis à des critères de vérité et de réalité qu'il est limité.91 Ce qui restreint le pouvoir du langage n'est pas

tellement sa nature comme son utilisation. Ce n'est pas tellement l'écart entre la nature du langage et l'être qui est ici mis en avant comme l'écart entre la nature du langage et son utilisation épistémologique, ce que l'on attend de lui. Le but en montrant que le langage ne peut pas transmettre la connaissance de l'être n'est pas de nier la puissance du langage mais de présenter la nécessité d'un changement de perspective sur le rapport qui lie le langage et l'être.