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Structure du langage, structure du monde

II. Pouvoir tout dire: le dépassement logique

3) Structure du langage, structure du monde: une vraie négation de la logique?

3.2 Structure du langage, structure du monde

En réalité, que ce soit chez Grogias ou chez Protagoras ce qui est ultimement remis en question à travers la critique du statut normatif de la logique, ce n'est pas tellement la logique elle-même comme un certain rapport à l'être. Le problème logique vient en réalité d'une conception stricte de l'être. Comme nous l'avons vu, chez Protagoras c'est en tant que l'on considère qu'un même sujet grammatical renvoie

forcément toujours à une même réalité du monde que l'on peut dire que le principe de non contradiction est nié. C'est par rapport à une ontologie fermée et stricte qu'Aristote interprète la théorie de l'homme-mesure comme une façon de nier le principe de non- contradiction. Or, nous avons vu que le monde de Protagoras ne peut pas être compris d'une façon exclusive et unique, en un seul sens, il doit forcément être un monde pluriel que le langage ne peut pas cerner s'il est limité par les contraintes d'une logique comme critère du vrai. On pourrait dire que la structure logique du langage ne correspond pas à la structure du monde, qu'elle ne s'adapte pas dans son unicité à un monde contradictoire. Dès lors, il va falloir adapter la structure du monde à celle du langage et non pas l'inverse. De même, c'est lorsque l'on considère que le terme est forcément lié à une seule et même chose toujours que le sophisme apparaît comme problème logique. Donc l'idée que Gorgias refuserait la logique vient de la volonté de limiter la signification et de la ramener à l'être. Dans les deux cas il peut y avoir un problème logique si on part d'une conception rigide du langage et de son rapport au monde ainsi que de la structure de ce dernier. Donc ce qui est interrogé ultimement à travers la logique c'est un certain rapport à l'être.

Donc, le but des sophistes lorsqu'ils remettent en question la logique n'est pas tellement de nier la logique et son utilité mais de bien cerner sa nature et sa fonction épistémique et pratique. Dès lors, ce qui est vraiment critiqué c'est le statut de la logique comme critère normatif au service du vrai et, de façon secondaire, un certain rapport entre langage et être.

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Nous avons vu ici deux approches différentes pour remettre en question le statut normatif de la logique et libérer ainsi le langage de l'exigence de la vérité-cohérence.

D'une part, avec Protagoras, nous avons pu examiner en quel sens tout discours est valable à travers l'argument des antilogies que nous avons expliqué dans le contexte relativiste propre à la conception de l'Abdéritain. En ce faisant, nous avons avec Aristote posé l'idée que l'antilogie pouvait être comprise comme une anti-logique qui ne limitait pas les possibilités du discours les unes par rapport aux autres et qui en ce sens, libérait le discours, le rendait puissant. Par la suite, nous avons distingué entre refus de logique et critique d'une certaine conception de celle-ci en montrant qu'à travers les

antilogies ce que Protagoras rejette n'est pas tellement la logique dans son ensemble, ni le principe de non-contradiction comme l'idée que ce principe permet d'exclure la légitimité d'un certain logos par rapport à un autre. La question soulevée alors était celle de savoir comment ces deux positions étaient tenables: il existe des discours contraires et en même temps on ne peut pas dire que l'un exclu l'autre. Comment comprendre que la contradiction n'est pas exclusion? Cela nous a amené à changer de niveau d'analyse et à distinguer la contradiction ontologique de la contradiction logique. Les discours peuvent être opposés, contraires et ne pas s'exclure car ils ne parlent pas de la même chose, de la même réalité même s'ils le font avec les mêmes mots. Donc ce n'est pas tant la possibilité de contredire qui est ainsi réfutée comme les limites que celle-ci pose par rapport au logos, ce n'est pas tant la logique qui est niée comme sa normativité.

D'autre part, avec Gorgias, nous avons traité des sophismes comme d'une autre forme de dépassement logique. Nous avons vu que le sophisme est précisément ce phénomène caractérisé par une domination de la logique par la sémantique et donc le phénomène qui, par excellence, montrait le pouvoir du langage. Or, nous avons également vu que ce dépassement de la signification, que cette anomalie logique ne posait problème que par rapport à une certaine conception linguistique, ontologique et logique à laquelle il faut renoncer. Ainsi, nous avons montré que Gorgias ne nie pas la logique par la logique qu'il maîtrise à la perfection et dont il se sert mais que, tout comme Protagoras, il refuse d'accorder à celle-ci le statut de critère de vérité, un rôle normatif et donc le pouvoir d'exclure un certain logos. Dès lors, le discours n'est plus vrai ou valable parce qu'il suit un raisonnement logique.

À travers ces deux types de dépassement de la logique comme critère de vérité, nous avons pu attribuer au langage une plus grande puissance en ce que la logique ne limite plus l'expression et ne définit pas le domaine de validité du logos. Tous les discours sont potentiellement acceptables ou du moins la logique n'est pas une limite du dire. On peut parler indépendamment de la logique, de ses restrictions et le discours ne perdera pas sa légitimité, mais pour que cela soit possible, il va falloir refonder d'autres critères, poser une autre conception du langage. Sinon, le seul pouvoir du langage sera celui de réduire l'adversaire au silence.

Enfin, de cette analyse de la position de nos deux sophistes par rapport à la logique, nous avons vu que ce n'est pas tellement celle-ci qui est citiquée et remise en question comme un certain rapport du langage au monde ou plutôt que la logique est critiquée dans une certaine perspective ontologique et linguistique. Que ce soit dans le

cas des sophismes ou dans le cas des antilogies, ce qui rend les conceptions logiques de nos deux penseurs problématiques est qu'elles sont pensées par rapport à un contexte ontologique et langagier qui n'est pas l'adéquat. C'est en tant que la logique est soumise à une certaine conception de la vérité qui se construit par rapport à l'être que le sophisme et l'analogie peuvent être conçus comme des négations de la logique. Il va donc falloir repenser la nature du monde et le rapport que le langage entretient avec celle-ci. Il est donc temps à présent de s'attaquer au dernier bastion et sûrement le plus important d'un point de vue stratégique du critère de vérité: la réalité.