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Du langage insignifiant au signifiant sans signifié : la déconstruction du

III. Une ontologie contradictoire et éclatée : la destruction du monde

3.2 Du langage insignifiant au signifiant sans signifié : la déconstruction du

97 cf. Aristote, Métaphysique, Gamma, 5, 1009a16-22. Nous reprenons l'interprétation et la traduction de B. Cassin (1986) et de P. Aubenque (2013)

Pourtant, ce n'est pas uniquement l'utilité du langage en philosophie qui est mise en danger lorsque l'on nie l'existence de l'être mais aussi la possibilité même de faire sens. Or, cela est un problème bien plus grave car parler pour parler n'a peut-être pas d'intérêt mais on garde toujours la possibilité de bavarder sur rien mais de façon cohérente. Ici, on franchit une étape supplémentaire et la critique devient une critique interne, qui porte sur les conditions de possibilité de l'existence du langage comme langage.

En effet, dans une conception classique, le sens se trouve dans l'essence, il se construit donc par rapport à une référence98

. On pense notamment à Aristote qui dans la

Métaphysique99

s'interroge plusieurs fois sur la façon correcte de définir un terme. Or, bien définir pour Aristote c'est exprimer correctement l'essence de la chose, l'unité de l'être, sa substantialité. C'est ainsi qu'il faut comprendre le fait que dire, c'est dire l'être. Cela est une conséquence directe de ce que nous disions ci-dessus, de la conception du langage comme instrument et de l'intérêt philosophique qu'on lui prête dans une certaine visée épistémique. Si on étudie le langage dans un but épistémique, on regarde, au-delà du langage, l'essence à laquelle il renvoie. Ainsi, Aristote soutient que

"[...] ce que la parole signifie immédiatement, ce sont des états de l'âme qui, eux, sont identiques pour tous les hommes; et ce que ces états de l'âme représentent, ce sont des choses, non moins identiques pour tout le monde»100

En disant cela, Aristote fait reposer la signification101

de la parole, du son vocal, sur "les choses" "identiques pour tout le monde" et sur leur connaissance et donc sur cet être et cette forme du connaître que le sophiste refuse radicalement102

. Comme le formule

98 Nous avons ici recours à un vocabulaire qui est celui de la philosophie contemporaine parce que nous pensons qu'il permet d'éclaircir ce point. Bien entendu, l'identification de l'essence et de l'être au concepte fregéen de référence n'est pas tout à fait exacte mais nous nous engageons dans cette démarche, tout comme B. Cassin l'a fait avant nous, par souci de clarté. Ici nous comprenons référence comme la chose en soi, comme l'essence, qu'il faudra distinguer de l'idée et de l'image mentale, et la signification comme l'expression de cette essence.

99 cf. notamment Aristote, Métaphysique, livres Z4-6, 10, 12 et H2, 3, 6 (Pellegrin,2014) 100 Aristote, Sur l'interprétation, Chapitre I, "Principes", 16a3-10. (Pellegrin, 2014)

101 Nous avons choisi de ne pas distinguer sens et signification, pour ne pas rentrer dans des problématiques contemporaines qui ne nous aideraient pas à mieux comprendre ce qui nous concerne à présent. Nous allons donc désigner par signification et sens ce qui fait l'objet de la définition, mais non pas de la définition du dictionnaire, de la définition philosophique qui a pour fonction d'exprimer l'essence. Donc ici, le sens sera toujours compris comme l'expression de l'essence, la référence. 102 Pour un commentaire détaillé du rapport entre la chose, les états de l'âme et le mot cf. p. 107

(Aubenque, 2013). À ce moment de l'analyse Aubenque démontre que le rapport du mot à la chose n'est pas immédiat, que ce qui lie le mot et la chose c'est une relation symbolique et conventionnelle.

Pierre Aubenque, « c'est parce que les choses ont une essence que les mots ont un sens »103

. Le sens des termes est ainsi associé à l'essence de la chose à laquelle ceux-ci renvoient. Aristote fait donc équivaloir signification et être : pour qu'un énoncé dise quelque chose et donc pour qu'il puisse signifier il faut qu'il exprime l'essence de quelque chose. C'est cela que Barbara Cassin nous dit d'une façon bien plus élégante : «Aristoteécrase le sens dans la référence qui le régit. Les choses commandent aux mots [...] ».104

Donc pour parler avec sens il faut référer, se rapporter à l'être.

On commence dès lors à voir apparaître le problème. Si d'une part, signification et référence sont une seule et même chose, si pour qu'un énoncé ou un terme ait du sens il faut qu'il exprime l'essence et que d'autre part, nous avons nié avec nos deux sophistes que l'être était ainsi que la possibilité de connaître, de dire et de penser les essences, alors, le langage dans la conception sophistique n'a plus de sens, il perd sa capacité à signifier. Si le langage des sophistes ne dit pas l'être, alors il ne dit rien. Ce que la destruction de l'ontologie remet en question c'est la possibilité même de référer et avec celle-ci, celle de signifier. Mais alors, qu'exprime le langage ? Comment un langage qui ne peut pas signifier peut-il exister et se rendre utile? Ce qui est ultimement mis en danger c'est la possibilité de parler en un certain sens, c'est la possibilité de donner au discours une certaine consistance signifiante car si le langage ne signifie rien, alors le discours pour le sophiste et du sophiste est un discours absurde, un discours qui ne fait pas sens, un discours de fous, sans valeur ni pouvoir. Dès lors, la meilleure option semble être le silence, plus cohérent que le non-sens. Ainsi, l'implosion de l'ontologie nous mène finalement à l'explosion du langage et la question du pouvoir du langage devient une interrogation sur la possibilité du langage, sur ses capacités.