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I. Refonder le réel, refonder le langage: rétablir la possibilité de parler

2) Le discours n'est pas tellement un contenu comme un acte

2.3. Parler du monde

Cette conception qui pense le langage comme un acte qui nous permet de poser des êtres, nous permet de répondre à une question fondamentale: de quoi parle le sophiste lorsqu'il parle du monde? Certes il ne dit pas l'être absolu mais il semble exprimer tout de même une certaine forme d'être. Cette question nous amène à penser sur ce sur quoi se base le sujet pour poser des êtres dans son langage.

C'est une question que l'on peut se poser notamment par rapport à Protagoras car s'il nie l'être absolu et le monde, que dit-il lorsqu'il soutient que "le vent est frais"136

?

135 p.102 (Aubenque, 2013) cf. également sur ce point pp. 98-106, surtout p. 100: "les sophistes[...] ne semblent pas avoir eu l'idée que le langage pût avoir une certaine profondeur, qu'il pût renvoyer à autre chose que lui-même: leurs théories sont, pourrait-on dire, des théories immanentistes du langage, le langage est pour eux une réalité en soi, qui fait corps avec ce qu'elle exprime, et non un signe qu'il faudrait dépasser vers un signifié, non pas un donné, mais problématique-ce qui supposerait une certaine distance entre le signe et la chose signifiée". Aristote aurait été le premier à théoriser cet écart entre le mot et la chose et donc le premier à créer une vraie théorie de la signification. Théorie qui attribue au langage le rôle de symbole.

Qu'est-ce que cet "objet" qu'exprime le langage? Comment poser de l'être ou de la prédication dans un monde sans repères ontologiques? La réponse est en réalité simple, le langage n'exprime pas tellement l'être absolu comme notre rapport aux choses, comme un apparaître. Un apparaître au sens large puisqu'on ne parle pas uniquement en se référant aux choses physiques. Ainsi, lorsque je dis que "l'homme est la mesure de toutes les choses" je dis également un apparaître137

. On dit des choses qui ne sont jamais vraiment en soi mais uniquement par rapport à notre perception, à notre point de vue. Donc le langage énonce des rapports qui sont toujours subjectifs et en ce faisant, il pose une certaine forme d'être, un être relatif. D'ailleurs, ce n'est pas tellement un être mais une construction épistémique du sujet en rapport avec son objet de connaissance. En ce sens, le langage du sophiste est détaché de toute forme de vérité, il exprime constamment la relativité de l'être et de la connaissance mais cela est une conséquence du relativisme de Protagoras. Dès lors, parler du monde c'est parler d'un rapport à celui- ci et non pas "parler sur" les choses du monde.

Ainsi, si le langage n'a plus pour rôle d'exprimer l'être mais un rapport, on comprend pourquoi pour Protagoras le lien entre le mot et la chose semble être conventionnel.138 Si l'être n'est pas le même pour tous les sujets, s'il n'est pas tout

simplement, il est donc compréhensible qu'il n'y ait entre le signe et la chose aucune affinité de nature. C'est parce que le mot n'est pas un reflet de l'être mais une cause de l'existence de celui-ci que le mot et la chose ne gardent aucun rapport essentiel. Ainsi, nous pouvons proposer une autre interprétation de l'orthoepeia protagoréenne. Dans le

Phèdre 267c4-7 Socrate soutient que les principes de Protagoras "portaient sur la justesse du langage" et dans les Réfutations sophistiques139

, Aristote nous dit:

"Si "colère" (mênis) et casque (pelex) sont masculins, ainsi que Protagoras l'affirmait, celui qui qualifie la colère de "destructrice" (sulomenen) commet un solécisme d'après Protagoras, mais il ne le semble pas aux autres, alors que celui qui la qualifie de "destructeur" (sulomenon) semble faire un solécisme, mais d'après Protagoras il n'en commet pas".

Il semblerait donc que Protagoras ait développé une théorie sur la justesse des termes

137 Pour une brève étude sur les différents sens à donner au terme apparaître cf. Burnyeat (1976) 138 Nous suivons sur ce point la lecture de Dupréel que nous considérons la plus cohérente avec

l'ensemble des thèses défendues par Protagoras, notamment par rapport à la nature de la réalité. Mais ça reste un point controversé car les témoignages qui nous sont parvenus et que nous citons ici, peuvent être interprétés également dans le sens contraire. Pour une lecture opposée cf. Kerferd p.128- 129 (Kerferd, 1999)

employés. Ainsi, selon lui, on peut changer le genre des termes, précisément parce que le mot n'est pas tenu d'exprimer l'essence d'une chose qui aurait une nature particulière. Le mot serait juste par convention et non pas parce qu'il exprime l'être de façon cohérente. Il prend une forme ou une autre en fonction du rapport que l'on entretient avec la chose.

Donc on peut bien parler du monde mais d'un monde constitué d'êtres et de phénomènes que nous posons dans le langage en nous basant sur notre rapport au devenir du monde.

Nous avons donc ainsi, dans ce deuxième temps, rétablit la possibilité d'abord de parler, en montrant que la parole peut aussi exister et avoir de la valeur en tant qu'acte et ensuite, de parler du monde en tant que cet acte pose la référence qui est moins un être qu'un rapport entre un sujet et un objet. De cette réhabilitation du sens et de la valeur du

logos qui suppose la performativité du langage, nous allons déduire une forme de

puissance du langage. Si nous avons montré que le langage peut exister et signifier sans se rapporter à la réalité, il faut montrer à présent quelles sont les formes d'expression de cette performativité.