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L'impossibilité de parler sur un monde détruit

III. Une ontologie contradictoire et éclatée : la destruction du monde

1) L'être insaisissable ou l'impuissance du langage à dire ce qui est

1.3 L'impossibilité de parler sur un monde détruit

Il reste à présent à comprendre en quoi cette déconstruction de la réalité qui s'opère à travers une négation de l'existence de l'être est une condition pour donner du pouvoir au langage. Or, cela semble maintenant clair : que l'on se situe dans le monde fluctuant de Protagoras ou dans celui anéanti de Gorgias, ce qui est évident c'est que la normativité du monde est démolie. Des deux alternatives présentées dans le Poème par Parménide77 entre les deux types de science, celle qui cherche l'être et celle qui nie

l'être, c'est celle qui est considérée comme n'ayant pas de valeur par l'éléate, la deuxième voie, que nos deux sophistes vont choisir. Si l'être n'est pas, il ne peut plus être ni objectif ni critère de légitimité de l'existence du langage. En ce sens, on pourrait dire que c'est le pouvoir accordé au langage qui est à l'origine de la critique ontologique.

En effet, d'une part, l'être ne sera plus dit dans le langage, il ne sera plus l'objet du discours. Ce qui est mis en évidence avec l'impossibilité de dire l'être et de décrire sa nature dans le Traité du Non-être c'est précisément la séparation qui doit s'opérer entre être, pensée et langage. C'est parce que le monde ontologique est déconstruit, c'est par la conception que nos sophistes se font de la réalité que l'être est non seulement impensable mais indicible. Le langage ne se limite plus dès lors à être un discours

77 "Parménide", Parménide B II, Proclus, Commentaire sur le Timée de Platon, I, 345, 18 (Dumont,1988): "Viens, je vais t'indiquer- retiens bien les paroles/ Que je vais prononcer- quelles sont donc les seules/ Et concevables voiees s'offrant à la recherche./ La première, à savoir qu'il est et qu'il ne peut/ Non être, c'est la voie de la persuasion, Chemin digne de foi qui suit la vérité;/ La seconde, à savoir qu'il n'est pas, et qu'il est/ Nécessairement au surplus qu'existe le non-être,/ C'est là, je te l'assure, un sentier incertain/ Et même inexplorable: en effet le non-être/ (Lui qui ne mène à rien) demeure inconnaissable/ Et reste inexprimable."

puis "Parménide", Parménide B VIII, Fragment restitués v.1-2 et 28-35 (Dumont,1988): "Mais il ne reste plus à présent qu'une voie/ Dont on puisse parler: c'est celle du "il est [...] Il est donc notifié, de par nécessité,/Qu'il faut abandonner la voie de l'impensé,/ Que l'on ne peut nommer (car celle-ci n'est pas/ La voie qui conduirait jusqu'à la vérité),/ Et tenir l'autre voie pour la voie authentique,/ Réelle et existante."

référentiel. Cela semble logique car comment se référer à une ontologie qui n'est pas ? Comment parler d'un monde instable et chaotique où l'être n'est jamais un ou d'un monde inexistant où l'être est aussi non-être?

D'autre part, si l'être absolu n'existe pas, le discours n'est pas soumis à des exigences de vérité, il n'est plus légitimé par l'adéquation de son rapport au réel ou comme Dupréel le formule « la possibilité et la valeur du discours[...] ne sont pas fondées sur l’impérieuse nécessité de l'Être »78

. Cela découle directement de ce que nous venons de dire car si l'objet du langage n'est plus l'être, sa validité, qui se mesure par rapport à sa capacité à dire son objet, ne sera plus, elle non plus, mesurée à partir de cet être. En refusant l'existence d'un donné ontologique, le langage ne doit plus exprimer ce donné pour être un orthos logos, un discours cohérent et acceptable. La validité du discours ne dépendra donc plus de la façon dont celui-ci dit les choses qui doivent être pour tout le monde d'une seule et même manière. Sans être absolu, il n'y a pas de discours unique sur l'être et donc il n'y a aucune nécessité de restreindre ou de ramener tout discours au discours vrai. Supprimer l'être c'est supprimer un critère encombrant de la vérité qui limite le pouvoir du langage. C'est bien cela que Sextus tire comme conclusion du

Traité :

« Les difficultés rencontrées chez Gorgias sont donc telles que par elles le critère de la vérité est anéanti ; il ne saurait, en effet y avoir de critère de ce qui n'est pas, de ce qui ne peut être connu »79

Le langage est donc débarrassé de sa fonction d'outil de connaissance, ou plutôt cette fonction va être réaménagée comme nous le verrons par la suite, pour que la puissance du langage ne se voit pas amoindrie. En somme, le langage ne sera pas déterminé par le monde.

Dès lors, une autre conception de la vérité déjà mentionnée lorsque nous parlions de la critique de l'interprétation de Gorgias par Sextus est ici remise en question, celle de la vérité-correspondance. Si être vrai pour un énoncé, c'est être conforme à l'être et que l'être n'est pas, alors il est impossible de poser le vrai. Il faut soit renoncer à ce critère, soit réinventer une autre définition du vrai. Dans ce cadre, considérer que pour le discours dire l'être c'est dire le vrai revient à considérer le vrai

78 p.73 (Dupréel, 1948)

79 "Gorgias de Léontinoi", Fragment 41 (87): Sextus Empiricus, Contre les Professeus VII 65-87, (Pradeau, 2009)

comme inaccessible. Dire l'être adéquatement n'est plus dire la vérité et si cela est le cas, il est impossible de dire le vrai. Donc, avec l'éclatement de l'ontologie, nos deux sophistes détruisent du même coup le rapport du langage à l'être et la normativité de la vérité-correspondance.