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1 Un débat lourd d’arrière pensées politiques

L’article 13 du Code civil fonde une institution nouvelle, grâce à laquelle l’étranger peut jouir d’une situation intermédiaire entre celle du Français et celle de l’étranger, qui s’est fixé en France avec l’autorisation du gouvernement. En vertu de cet article 13, l’étranger a la jouissance des droits dont l’étranger ordinaire est privé. De nombreuses voix s’élèvent alors au Tribunat contre l’adoption de cet article 13 du Code civil. En effet, tandis qu’aux termes de l’article 3 de la Constitution de l’an VIII, le gouvernement n’intervient que pour recevoir la déclaration de l’étranger que les dix ans de résidence rendent de plein droit Français, l’article 13 du Code civil tend à faire du Chef de l’État seul maitre de conférer la naturalisation. Se pose alors la question de savoir si l’on peut concilier la disposition de l’article 13 avec celle relative à la naturalisation, contenue à l’article 3 de la Constitution de l’an VIII ?

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La nécessité d’obtenir l’autorisation du gouvernement remplace-t-elle la simple déclaration exigée par la Constitution de l’an VIII pour faire courir le stage politique de dix ans ?

Lorsqu’en date du 29 frimaire an X (20 décembre 1801), s’ouvre au Tribunat la discussion sur le projet de l’article 13 du Code civil de 1804, adversaires (A) et partisans du projet (B) s’opposent.

A. La doctrine de l’opposition : une conception objective de la naturalisation

Les adversaires du projet contestent la constitutionnalité de l’article 13 du Code civil qui vient ajouter une condition subjective à celles prévues par la Constitution de l’an VIII. En effet, d’après eux, la naturalisation des étrangers est réglée par l’article 3 de la Constitution de l’an VIII qui dispose : « Tout étranger devient citoyen Français, lorsque, après avoir atteint l’âge de 21 ans accomplis et avoir déclaré l’intention de se fixer en France, il y a résidé pendant dix années consécutives ». Cette constitution dit le tribun Ganilh : « était encore plus favorable aux étrangers que celles de 1791 et de l’an III, puisqu’elle ne leur a imposé ni la condition d’acquérir un immeuble ou d’épouser une Française, ou de former un établissement de commerce ou d’industrie, et de prêter le serment civique ; elle s’est contentée d’une simple déclaration de volonté de devenir citoyens français, et d’une résidence de dix années »526

. Dans ces conditions, il ne peut être question d’après lui de subordonner l’accès à la nationalité française à une autorisation gouvernementale. En effet, dit-il : « L’intention bien manifestée par la Constitution de l’an VIII et par les constitutions précédentes, de favoriser l’établissement des étrangers en France, n’a pas été respectée par le projet de loi. Il ajoute, ces constitutions n’avaient demandé à l’étranger que la manifestation de sa volonté d’être Français, et sa persévérance pendant un certain temps ; et le projet de loi veut que cette volonté n’ait d’effet qu’avec le concours du gouvernement »527

. Il estime que : « Le projet de loi est en opposition manifeste avec la Constitution, il en détruit l’effet, et annihile une de ses dispositions les plus importantes »528. Pour lui, l’admission des étrangers au titre de citoyen français, n’incombe pas au gouvernement529

. Saint-Aubin, quant à lui s’exprime ainsi : « Le projet de loi, loin d’y remédier, rendrait le mal incurable (…) Mais je soutiens qu’excepté le cas d’une révolution, il ne peut jamais y avoir d’inconvénient grave à accorder la jouissance des droits civils, dans un pays quelconque, aux étrangers qui y viennent résider, et à plus forte

526 Ganilh, Tribunat, séance du 1er nivôse an X, Fenet, tome VII, pp : 278-279. 527 Ibid., p. 279.

528 Ganilh, Fenet, tome VII, p : 279. 529

raison dans un pays qui renferme une population de trente-six millions d’habitants, où un millier d’étrangers même, qui arriverait pour y résider, ne ferait pas en temps ordinaire, relativement au repos et à la tranquillité intérieure, l’effet d’une tonne d’eau dissoute dans la rivière. Je dis, excepté le cas d’une révolution ; car vouloir faire entrer dans le Code civil des dispositions législatives relatives à une révolution future, ce serait vouloir imiter l’architecte qui, après avoir construit à grands frais un hôtel en pierres de taille, conseillait à son client d’y ajouter une maison en charpente, parce que disait-il, en cas d’un tremblement de terre ….Oh ! quant à cela, interrompit, son client, nous y songerons quand nous bâtirons au bas Vésuve (…) Ce sont les droits politiques dont on doit être avare envers les étrangers ; et la Constitution de l’an VIII, semblable en cela à celle de l’an III, a si bien senti cette différence, que tout en laissant au législateur l’entière liberté de statuer sur l’admission des étrangers aux droits civils, elle lui ôte cette faculté pour les droits politiques, dont la jouissance ne peut être acquise que par dix années de résidence »530.

Boissy d’Anglas ajoute qu’ : « on paraît craindre qu’il ne soit dangereux d’appeler ainsi tant d’étrangers, et de donner surtout au sujet des gouvernements avec qui nous pourrions être en guerre les moyens et la facilité de venir nous nuire au milieu de nous. (….) Les étrangers que vous appelez par l’abolition du droit d’aubaine ne sont pas ceux qui sont à craindre ; ceux-là sont propriétaires et riches, et vous avez dans leurs propriétés et dans leur intérêt personnel une garantie suffisante. D’ailleurs, vous les liez à votre sol, vous les attachez à votre intérêt, vous les unissez à votre fortune, en leur permettant d’acquérir des biens parmi vous, et de les transmettre à leurs parents531. N’appelez pas les étrangers mais laissez-les venir ; faites qu’ils puissent trouver parmi vous tous les avantages de leur patrie ; considérez-les comme des amis ; encouragez leur industrie ; honorez et favorisez leurs talents ; protégez-les par de bonnes lois, et reposez-vous-en du soin de les attirer sur les avantages sans nombre que leur offriront de toutes parts le climat le plus doux de la terre, le sol le plus fertile, et le peuple le plus hospitalier »532.

Pour Chazal : « Les étrangers sont des hommes à nos yeux. Qu’importe que chez eux on soit barbare envers nos concitoyens : est-ce une raison pour nous d’être barbares envers nos semblables, dont la plupart, esclaves ou sujets, sont innocents des attentats de leurs maîtres ou de leur chefs ? Serait-ce encore une raison d’être insensé, en immolant notre intérêt à une indigne réciprocité de barbarie. Il ajoute, lorsqu’une coutume barbare et insensée existe

530 Saint-Aubin (hostile au projet), Tribunat séance du 9 nivôse an X, Fenet, tome VII, pp : 499-501. 531 Rapp. Boissy d’Anglas (hostile au projet), Tribunat, séance du 29 frimaire an X, Fenet, tome VII, p. 231. 532

universellement, il faut bien que quelqu’un commence par l’abolir. Nous avons pris l’initiative qui appartenait à la nation la plus civilisée, la plus hospitalière, à la grande nation qui sert de modèle aux autres, nous avons aboli la coutume barbare et insensée ; nous ne rétrograderons pas, après douze ans, à la barbarie insensée, en votant l’article 13 du projet »533. Par là même Chazal fait une allusion au droit d’aubaine. Adversaire du projet de loi, il dénonce les vues de Roujoux comme « une fausse crainte »534.

Enfin, Malherbe ajoute qu’ : « on objecte que les étrangers pouvant recueillir chez nous tous les avantages du droit civil, sans même nous en accorder aucun chez eux, on verrait se former un état de choses dans lequel ils profiteraient de ce double avantage, et où la France étant autant le patrimoine des autres peuples que celui des Français, nos propriétés et nos droits deviendraient la proie des étrangers. Si on craint cet effet de la loi qui assurerait aux étrangers les avantages du droit civil, on devrait également le craindre de la réciprocité ; et ceux qui en défendent le principe conviennent tous qu’il est dans l’intérêt de la nation de l’obtenir. (…..) N’est-ce pas ensuite exagérer que de nous offrir le tableau d’une multitude d’étrangers envahissant notre territoire et nos droits ? Quant à nos droits, ils ne pourraient que les partager ; quant au territoire, ils pourraient y commercer, y acquérir des propriétés, en jouir, en disposer par vente ou par don, et les transmettre à leurs héritiers ; mais le fond resterait toujours là où il est. Croit-on, d’ailleurs, que parce que les étrangers seront libres sur notre sol, nous les verrons abandonner le pays qui les a vus naître, leurs relations de famille, d’amitié, d’intérêts, avec une telle affluence que nous serions bientôt obligés de leur céder la place pour aller occuper celle qu’ils auraient abandonnée ? Nous ne pouvons raisonnablement concevoir de telles inquiétudes »535.

B. La doctrine du gouvernement : une conception subjective de la naturalisation

D’autres législateurs comme Siméon, soutiennent le contraire : « Ces hommes que nous privons déclare t-il, quand ils sont nos concitoyens, de leurs droits politiques, et même quelquefois de leurs droits civils, parce qu’ils sont étrangers, on les admettrait chez nous sans examen, sans l’attache du gouvernement ? Nous exposerions-nous encore à recevoir le rebut

533 Chazal (hostile au projet), Tribunat, séance du 3 nivôse an X, Fenet, tome VII, pp : 348-350. 534 Ibid., p. 350.

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des nations et cette espèce d’hommes qui accourt au bruit des révolutions récentes, comme des animaux carnassiers qui viennent s’engraisser sur un champ de bataille ! »536

.

Pour les partisans du projet, il est inconcevable que l’acquisition de la nationalité française puisse résulter de simples circonstances et conditions dont la réalisation et l’accomplissement confèrent naturalisation indépendamment de toute intervention du pouvoir exécutif.

Pour eux, l’article 13 apparaît comme le seul moyen de conjurer le mal d’un passé récent. En effet, selon eux, cet article : « donne au gouvernement les moyens de prévenir tous les dangers qui pourraient naître de l’affluence des étrangers suspects »537

. De : « mauvais sujets qui arrivent dans un pays, soit pour y semer la discorde, soit pour profiter des troubles qui y règnent (….), des gens sans feu ni lieu »538

.

Admettre le contraire serait selon Delpierre : « aboutirait à un système déréglé de philanthropie ; lequel est bien plus propre à nous inonder d’aventuriers qu’à nous attirer des capitaux et des gens de bien » dit-il. Il considère que : « La puissance expansive d’une grande nation a besoin peut-être de barrières qui la contiennent, de rivaux qui la fassent veiller sur elle, de craintes extérieures qui neutralisent ses ferments de discordes intestines ; et c’est une question du premier ordre à examiner…. »539.

Pour le tribun Roujoux : “admettre indistinctement au droit de cité“, des individus indignes tels que ‘‘des voleurs, des banqueroutiers, des assassins, des hommes notés d’infamie’’ signifie “prostituer le titre de citoyen“540.

Les législateurs s’accordent à admettre que les troubles civils de la Révolution ont fait affluer en France des individus indignes d’être élevés au rang de citoyens français. Le Tribun Malherbe, hostile au projet résume cette idée par les termes suivants : « Les orateurs qui ont défendu le principe de la réciprocité nous le présentent comme une sauvegarde nécessaire à la tranquillité de la France. Ils nous ont rappelé ces époques malheureuses de la Révolution, dont la politique de nos ennemis s’est emparée, en répandant sur notre sol des hordes vagabondes de ces hommes qui affluent partout où la désorganisation de l’ordre social les appelle par l’appât du pillage et la dévastation. Ils nous ont effrayés par la crainte de voir renouveler ces convulsions douloureuses de l’anarchie, dont ces hommes sans patrie, sans mœurs, sans fortune, ont été les vils instruments »541.

536 Rapport fait par Siméon à l’assemblée à l’assemblée générale au Tribunat sur le chapitre de la jouissance des

droits civils, séance du 25 frimaire an X, Fenet, tome VII, p. 160.

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Malherbe, Fenet, tome VII, p. 401.

538 Saint-Aubin (hostile au projet), Tribunat, séance du 9 nivôse an X, Fenet, tome VII, p. 501. 539 Delpierre (favorable au projet), Tribunat, séance du 29 frimaire an X, Fenet, tome VII, p. 204. 540 Tribunat, séance du 1er nivôse an X, Fenet, tome VII, p. 286.

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