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3. PERSPECTIVES : REFLEXIONS SUR LE PARADIGME TRANSNATIONALISTE

3.3. U NE TROISIEME VOIE : LE TRAVAILLEUR TRANSNATIONAL

Pour ce qui concerne mes observations en Europe, j’ai pu constater que l’ouvrier- immigré ne tendait pas à se muer en commerçant-circulant. Alain Tarrius lui-même reconnaît qu’il travaille sur des groupes qui ne sont pas majoritaires parmi les migrants. Cela n’enlève rien à la pertinence de ses travaux, mais invite à ne pas laisser de côté les autres migrants ou, pire, à considérer qu’ils ne sont que les reliquats d’une époque révolue, ou que les commerçants seraient l’avant-garde du monde migrant. Au contraire, les travailleurs étrangers sont aujourd’hui largement insérés dans des processus de production ou de service dans lesquels ils occupent une position salariée ou équivalente24. Les conditions d’emploi des étrangers sont au cœur des mutations du monde du travail en Occident et sont susceptibles, en cela, d’éclairer les évolutions profondes de la société. Dans leur grande majorité, les migrants restent au service des entreprises des pays dans lesquels ils travaillent, même temporairement, et l’on ne peut pas considérer que la mondialisation les ait sortis de leur condition de prolétaire. Si ce terme appartient à une autre époque, il a le mérite de rappeler que le monde du travail est construit autour de rapports de production inégalitaires et de tensions. Creuser les questions d’autonomie des migrants, leur capacité à saisir des opportunités, percevoir leur mobilité et leurs ancrages multiples comme des formes de résistance, n’interdit pas de reconnaître qu’ils sont simultanément des agents économiques pris dans des hiérarchies au sein lesquelles ils occupent les places les plus basses. C’est en abordant ces deux dimensions de façon concomitantes que j’ai tenté de saisir l’évolution de la réalité sociale. Aborder les effets de la mondialisation sur les migrations revient ainsi à traiter simultanément les contraintes nouvelles qui pèsent sur les structures qui emploient les étrangers, la mesure dans laquelle cela redéfinit leurs conditions de travail, tout en examinant les possibilités nouvelles qui s’offrent à ces derniers pour atténuer les effets de leur domination.

24 Les nouveaux statuts de travailleur indépendant ou lié à la sous-traitance remplacent une partie du salariat

L’évolution du capitalisme, le libre-échange porté par les institutions internationales (OMC, UE, ALENA, etc.), la mise en concurrence de presque toutes les productions à l’échelle de la planète - y compris des services - ont profondément modifié le fonctionnement des entreprises et, par voie de conséquence, le marché du travail des pays occidentaux. Comme je l’ai observé dans le projet ANR sur les ouvriers agricoles, le travail précaire, non permanent, sous forme de détachement ou en sous-traitance s’y est largement répandu, notamment parmi les emplois des catégories socioprofessionnelles les plus basses. Dans ce contexte, Claude-Valentin Marie, Emmanuel Terray, Yann Moulier Boutang et d’autres ont souligné le rôle pionnier joué par les migrants (Marie, 1997; Moulier-Boutang, 1998; Terray, 1999). Mes publications, dont une partie en collaboration avec Alain Morice, ont tenté de montrer qu’ils n’étaient pas simplement précurseurs d’une tendance qui engloberait une large partie des travailleurs du bas de l’échelle sociale, mais qu’ils contribuaient également à maintenir d’autres formes d’emploi en permettant aux entreprises occidentales de s’adapter aux nouvelles contraintes du capitalisme global. Le rôle des étrangers dans ces entreprises est rendu possible par les politiques migratoires contemporaines, faites de restrictions et de tolérance, accentuant par là-même la flexibilité des migrants.

Ce qui distingue peut-être mon approche de celle des sociologues cités est que je ne perçois pas ces sujets comme totalement dominés par les forces contraignantes du système productif et des Etats qui le soutiennent. J’ai essayé de montrer, dans le prolongement de l’approche développée dans ma thèse, que les formes migratoires liées au travail salarié s’étaient profondément transformées. Il ne s’agit plus, ou rarement, de noria ou de chaînes migratoires : les travailleurs migrants sont entrés dans des processus de circulation migratoire tout aussi mouvants que ceux des commerçants. La mobilité les affecte même doublement dans la mesure où, au cours de leurs carrières migratoires, beaucoup passent d’un secteur d’emploi à un autre, cumulant parfois des activités salariées avec une activité commerciale complémentaire. Une partie d’entre eux au moins réussit, grâce à ses réseaux sociaux transnationaux, à ne pas être captive d’un employeur ou d’un secteur d’emploi en saisissant des opportunités d’embauche de part et d’autre de l’Europe et en les mettant, en quelque sorte, en concurrence.

Mon propos ne consiste pas à trouver une voie intermédiaire entre transnationalisme et analyse en termes de sociologie du travail. Mais plutôt à considérer que la sociologie des travailleurs migrants a tout à gagner à prendre en compte la dimension transnationale des sujets étudiés tout en admettant que leur rapport à la mobilité ne repose pas sur les mêmes dispositions que celles des élites. Non seulement l’analyse de la mondialisation économique

éclaire les dispositifs dans lesquels les migrants sont embauchés, mais le caractère transnational des migrants, à savoir leur capacité à jouer sur plusieurs tableaux en même temps, leurs implications sociales multiples et leur - relative - autonomie par rapport aux Etats conditionnent également les rapports sociaux dans la structure de production. Si les migrants sont plus mobiles, c’est non seulement parce que le contexte de la globalisation le leur permet, mais c’est également parce que toute insertion économique au bas de l’échelle est aujourd’hui extrêmement précaire (Potot, 2013b). Si la mobilité est une ressource, pour la majorité elle intervient pour pallier un défaut de stabilité dans l’emploi. Cela permet de revenir sur l’implicite selon lequel l’accentuation de la mobilité témoignerait d’une émancipation de la part des migrants.

Le cas des travailleurs détachés dont les déplacements sont à l’initiative de l’entreprise qui les emploie est en cela particulièrement saillant : leur mobilité leur permet de rester ancrés dans un certain marché du travail international mais leurs déplacements dépendent uniquement des besoins de ce marché, non d’un libre choix. De même, les saisonniers de l’agriculture, les travailleuses du care ou du sexe, les intérimaires du bâtiment ou les employé- e-s des sociétés de ménages se déplacent souvent, changeant parfois de pays en mobilisant leurs réseaux sociaux pour retrouver un emploi mais ils ne sont pas forcément pour autant dans des carrières ascendantes (Morice, Potot, 2010b). En même temps, cette capacité à partir et à mettre en concurrence des marchés du travail à l’échelle européenne, voire aujourd’hui mondiale, les autorise d’une certaine façon à tirer un meilleur profit de leur force de travail. La possibilité d’aller vendre ses bras ailleurs sans que cela ait un coût social important du fait d’un ancrage faible dans le territoire d’arrivée, est également un moyen de résister en cas de conflit avec des employeurs ou de dégradation des conditions de travail.

Tout en prenant acte de ces opportunités nouvelles, il s’agit donc de reconsidérer le postulat de l’émancipation des migrants, dont la mobilité accrue serait un indicateur, à la lumière des rapports de production contemporains. En ce sens, si l’approche transnationale a beaucoup apporté à ma réflexion au cours de ma carrière elle me semble aujourd’hui être un horizon à dépasser sans pour autant perdre l’essentiel de ses apports, notamment le dépassement du nationalisme méthodologique, l’accent mis sur les sociabilités migrantes et la prise en compte d’un accroissement de la mobilité. Je veux en revanche marquer une distance par rapport à une certaine tendance de ce courant qui suggère, sans l’exprimer de façon aussi explicite, que le néolibéralisme mondialisé aurait joué en faveur d’une fluidification des migrations sous toutes leurs formes et que les appareils d’Etat pèseraient aujourd’hui moins lourd sur le devenir des migrants en général. Au-delà de mes propres travaux, les milliers de

morts annuels en Méditerranée témoignent d’une réalité trop différente pour ne pas remettre en cause ces présupposés. Si l’on veut donner un écho aux voies ouvertes par le courant transnationaliste, il me paraît important de le débarrasser d’une partie de ce que Keucheyan (reprenant Holton) nomme ses « thêmata » ; à savoir une position épistémologique de départ qui n’est jamais dite sur le mode de l’explicite mais qui oriente l’analyse (Keucheyan, 2008). Précisément, si le dépassement du nationalisme méthodologique est d’un très grand apport pour la sociologie des migrations, l’inclination à considérer que l’accroissement de leur mobilité serait le symptôme d’un mieux-être pour les migrants en général nuit, de mon point de vue, à la portée heuristique du concept de transnationalisme.

3.4. T

RANSNATIONALISME ET CONDITIONS DE PRODUCTION DE LA