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Le racisme et la relégation comme éléments fédérateurs

DES « ROMS ROUMAINS » EN FRANCE : UNE CONTRIBUTION A LA SOCIOLOGIE DES

4.4. E THNICITE , GROUPALITE ET PERMEABILITE DES FRONTIERES

4.4.2. Le racisme et la relégation comme éléments fédérateurs

Durant les nombreuses heures passées dans les lieux de vie, on ne m’a jamais conté LA grande histoire des Tsiganes, ce qui fait sa fierté ; on ne m’a pas décrit la chaleur des rassemblements et des rituels ni les pratiques de solidarité spontanée de cette ethnie dont s’enorgueillissent les leaders du mouvement rom. Lors de nos échanges, quand elle ne servait pas à expliquer les manquements de pairs en recourant à des stéréotypes éculés, la désignation « Tsigane » rappelait souvent l’âpreté de l’existence des membres de la catégorie. Le terme était très souvent associé à une complainte quant aux conditions de vie perçues comme imposées de l’extérieur. L’habitat insalubre, les évacuations dans la violence, les difficultés à trouver un emploi, la peur de l’expulsion ou de mauvais traitements infligés aux enfants, étaient autant d’occasions de faire référence à sa tsiganité et à la quasi-impossibilité de combattre une situation socialement déterminée. « Tu sais que pour les Tsiganes y’a pas de

travail, que les poubelles »83 ou bien « Ils donnent les appartements à tout le monde, à des

pauvres qui veulent pas travailler, à des Arabes, mais pas aux Tsiganes »84 ou encore, confronté à la destruction des baraques du bidonville, « Ils cassent tout, c’est pas grave, c’est

les maisons des Tsiganes » 85 illustrent, parmi mille autres phrases, ce sentiment d’ostracisation associé à leur ethnicité86. Dans la rhétorique des sujets étudiés, se dire Tsigane c’est avant tout se présenter comme étant maintenu aux confins de la société dominante ; être Tsigane, c’est être sujet à un traitement de défaveur.

Tout comme fonctionnent, dans la société dominante, les stéréotypes naturalisant certains traits stigmatisants, les Tsiganes perçoivent dans la plupart des attitudes des majoritaires une réaction à leur propre ethnicité. Lorsque l’on détruit leurs habitations, qu’on ne prend pas en compte leurs besoins sociaux élémentaires, leur principale clé de lecture relève de la discrimination ethnique. Ces réactions révèlent la primauté de l’ethnicité dans l’intelligibilité des situations et la valeur de statut social qui est conférée à cette ethnicité. Dans les propos recueillis, « nous les Tsiganes » désigne forcément des personnes pauvres, mal logées et étrangères, qui sont perçues de façon dévalorisantes par le monde des Gadjé. Bien entendu, on sait que DES Tsiganes peuvent être mieux lotis, mais lorsque l’on fait référence à sa catégorie d’appartenance, l’ethnicité tsigane et la condition misérable se confondent et font, dans un lot commun, l’objet du rejet de la société dominante.

Pourtant, les cas d’habitants du camp, roumains-non-tsiganes qui sont intégrés au groupe, laissent même penser que le partage de la condition sociale est prépondérante dans la définition du Nous. La jeune femme citée disait ainsi « ils ne sont pas comme nous » avant de préciser qu’elle-même n’était pas tsigane. Si le collectif de référence est systématiquement associé à la tsiganité, l’observation de la vie quotidienne et de l’usage du terme incite à conclure que ce qui identifie collectivement les Tsiganes dans la bouche de nos interlocuteurs ce n’est pas la race (= une ethnicité biologique) mais une condition commune qui passe avant tout par un sentiment de domination et de mise à l’écart par les Gadjé.

Cette conception d’une position sociale discriminée ne prévient pas tout espoir d’amélioration : le voyage en France prend notamment son sens dans la volonté de s’extraire, non pas de son appartenance ethnique, mais des limites que celle-ci impose à l’ascension sociale. La discrimination est pensée comme moins virulente en Europe occidentale. Pourtant,

83 Conversation avec Titi, octobre 2014. 84 Conversation avec Ana-Maria, février 2015.

85 Conversation avec Corina lors de la destruction du camp des berges, avril 2015.

86 Cette tendance fut probablement accentuée du fait de l’enquête dans la mesure où l’auteure, blanche et

appartenant à la société dominante, prêtait une oreille attentive à ces plaintes. Elles n’en révèlent pas moins un ressenti profond.

le sentiment d’être objet de racisme intervient quotidiennement dans l’activité sociale des personnes étudiées. Il affecte profondément les sujets et pèse sur les représentations qu’ils ont d’eux-mêmes, mais il est géré comme un aspect habituel des relations sociales : c’est la norme de se sentir déprécié, perçu de façon négative voire représentant un danger par tout interlocuteur. Les deux situations brièvement décrites ci-dessous l’illustrent :

Extraits 1. J’ai rejoint Denisa, son mari et leur fille de six ans pour les accompagner à un rendez-vous avec une assistante sociale. Tous les trois ont pris soin de leur apparence pour faire bonne figure lors de cette rencontre. Je suis moi-même accompagnée de ma fille de 11 ans. Nous descendons ensemble une des grandes avenues de la ville, en discutant de choses et d’autres. Une voiture de police s’arrête à une vingtaine de mètres derrière nous et m’interpelle. Je ne comprends pas tout de suite que le « Madame ! » s’adresse à moi ; c’est Denisa qui me prévient que la police m’appelle. Je m’éloigne du groupe pour m’approcher des deux agents ; notre échange ne dure pas plus d’une minute. Ils me demandent à voix basse si j’ai un problème, si j’ai besoin d’eux. Face à mon incompréhension, ils me demandent si je connais les gens qui sont avec moi et s’ils me posent problème. Je réponds simplement « Non » et retourne vers le groupe qui n’a pas pu entendre cet échange très bref. Je suis troublée, gênée, mais ne fait aucun commentaire. Denisa intervient en riant :

Denisa : Et oui mon amie, tu dois pas rester avec les Tsiganes, c’est dangereux !

C’est pas normal ça, une française qui se promène avec des Tsiganes. Swanie : C’est des … C’est incroyable ! Denisa : C’est comme ça Madame, la police, c’est raciste. (Rires) Journal de terrain, Novembre 2014. Extrait 2. Je suis tombée par hasard sur Irina, que je connais depuis plus d’un an, en sortant de la fac à midi. Après quelques minutes de conversation, je lui propose de venir déjeuner avec moi à mon snack habituel. En faisant la queue, nous discutons en roumain. Au moment de passer commande, le serveur, habituellement très cordial, ne sourit pas et s’exprime peu ; il procède de même avec mon invitée. Tandis que nous passons à la caisse, Irina me dit, en roumain :

Swanie : Peut-être qu’il est juste fatigué.

Irina : Non, il a entendu qu’on parle en roumain ; il ne m’aime pas. Il veut pas de

Tsiganes ici. Il veut te dire « N’amène plus de Tsiganes dans mon restaurant ».

Sans oser le dire, j’avais fait la même analyse qu’elle. Journal de terrain 11 juin 2015.

Ce que soulignent ces deux extraits, c’est la banalité du ressenti raciste et la routinisation de sa gestion. N’étant pas, moi-même, habituée à subir ce racisme ordinaire, j’étais déstabilisée par ces interactions et, à chaque fois que cela s’est produit (dans les cafés, face à des travailleurs sociaux, des agents municipaux, dans les transports en commun, etc.) je n’ai pas été satisfaite de ma propre réaction, m’interrogeant longtemps sur la « bonne » attitude à adopter. Mes informatrices (ce fut souvent des femmes) étaient toujours dans des dispositions très différentes. Non que cela ne fût pas vécu comme des humiliations, mais il s’agissait pour elles d’une situation attendue, qui ne présentait pas une rupture dans le déroulement normal de l’interaction.

La potentialité de l’expression raciste (ou ressentie comme telle) est intégrée à la définition de la situation et, par là-même, perd son caractère choquant ou révoltant. Ainsi, en ma présence, ce sont les personnes racisées qui neutralisaient la situation, soit, comme dans les exemples cités, par un humour ironique soit en minimisant la gravité de l’acte, « c’est pas

grave ». L’accommodement passe par une acceptation de cette donnée : les Gadjé sont perçus

comme potentiellement racistes et cela se vérifie plusieurs fois par jour, il faut donc prendre cette disposition en compte pour gérer son activité sociale. Cela passe d’une part par une grande attention à l’expression du racisme. La communication non verbale, les expressions faciales ou corporelles, la rigidité d’un guichetier, la simple absence de politesse ou un regard dans un espace public sont difficiles à interpréter. Il m’est impossible de savoir si les sujets étudiés sur ou sous-évaluaient le racisme de leurs interlocuteurs mais dans les situations que j’ai pu observer, je n’ai jamais identifié de « tendance à la paranoïa » en ce sens (De Rudder, Poiret, Vourc’h, 2000, p. 145). A chaque fois que l’on me pointait un comportement discriminant, cela semblait plausible.

Or, l’évaluation d’une attitude raciste implique, dans un deuxième temps, une adaptation à la situation qui, elle aussi, devient routinière. Si, pour moi, chaque situation faisait l’objet d’une réflexion plusieurs jours durant, pour mes informateurs la réponse était immédiate. Selon le type d’interaction, cela pouvait aller de l’indifférence à l’évitement en passant par la moquerie. Dans les cafés notamment, les mimiques contrites des serveurs

faisaient souvent l’objet de plaisanteries et il arrivait que ceux-ci soient directement interpelés : « Ne vous inquiétez pas monsieur, on est tsigane mais on va payer »87. D’autres fois, la nécessité d’aboutir à ses fins implique une autre gestion de l’interlocuteur raciste. Ainsi un jour où j’intervenais comme traductrice à la CPAM pour une dame qui voulait faire prendre en charge le traitement médicamenteux de son mari par sa propre AME, celle-ci me dit en roumain, après seulement quelques échanges basiques avec l’agent préposé « Termine.

Il ne nous donnera rien, lui, il n’aime pas les tsiganes. On reviendra, on verra quelqu’un d’autre, on ne fait pas le dossier avec lui »88. Nous avions attendu plus d’une heure pour cette rencontre mais elle estimait manifestement qu’elle n’obtiendrait pas gain de cause avec cet agent et préférait y mettre un terme pour se réserver la possibilité d’une rencontre plus favorable à la prochaine occasion.

Ce genre d’analyse et d’adaptation comportementale organise les interactions entre nos informateurs et la société majoritaire. La réaction spontanée d’Irina laisse penser que la possibilité d’une hostilité n’est jamais improbable dans les échanges avec les Gadjé et que l’on doit se préparer à y réagir. En ce sens, le racisme est une composante ordinaire de l’activité sociale qui implique pour les sujets racisés une capacité à saisir et comprendre l’événement raciste (Essed, 1991). Les effets de ce racisme quotidien s’étendent au-delà de leur expression ponctuelle. Lorsqu’il ne s’exprime pas, il n’est pas inexistant pour autant ; il est absent mais peut resurgir à tout moment. Sa potentialité marque continuellement l’altérité qui caractérise la condition des Tsiganes. L’éventualité de voir émerger des comportements racistes rappelle ainsi la permanence de la frontière entre Tsiganes et Gadjé, même lorsqu’elle ne se donne pas à voir.

Il ne s’agit pas de prétendre ici que c’est le racisme seul qui constitue la catégorie « Tsigane », ni que les Tsiganes n’existent que dans le regard du majoritaire, cela reviendrait à nier une identification évidente des sujets étudiés et vraisemblablement, bien qu’on les ait peu observées, des pratiques liées à cette identité. Mais l’on sait depuis Frederick Barth que la compréhension de l’existence et du maintien des groupes ethniques tire davantage profit de l’étude de leurs frontières que de celle d’une essence difficilement objectivable (Barth, 1969). Dans le cas qui nous intéresse, lorsque l’on se penche sur les expressions de la tsiganité des membres de la catégorie, cette frontière apparaît, plus comme un moyen de définir un nous collectif, que comme une contrainte entretenue par la société majoritaire qui clôture elle- même l’accès à ses ressources. A quelque distance des discours portés par les entrepreneurs

87 Nicù à la terrasse d’un café place de la Libération, nov. 2014. 88 Journal de terrain, Irina et sa famille à la CPAM, janvier 2015.

d’identité, la conscience d’appartenir à une catégorie « Tsigane » en France semble reposer sur le sentiment d’être collectivement infériorisé et tenu à l’extérieur du groupe majoritaire et de ses privilèges.

Les travaux de Dominique Vidal montrent, dans le contexte fortement inégalitaire de la société brésilienne, que « les comportements dédaigneux ou emprunts de méfiance » ne sont pas l’apanage des rapports raciaux mais peuvent être ressentis comme l’expression violente des inégalités de classes. Ils sont en cela une mise en saillance de frontières sociales aiguisées : « [ceux qui se trouvent en situation dominée] se sentent alors rejetés dans une

altérité radicale qui, plus que l’inégalité de positions, leur rappelle combien on les tient pour des individus à la marge de la bonne société » (Vidal, 2015). Dans notre cas d’étude, la

référence ethnique affleurant dans la majorité des situations, ce dédain est perçu par nos interlocuteurs sous les traits du racisme et le rapport racial les maintiendrait à la marge de la

bonne société. Cela ne doit pas occulter aux yeux du sociologue que ce racisme intervient

dans le cadre d’un rapport de domination qui déborde largement l’ethnicité et qui contribue à maintenir une distance entre ces migrants et la population majoritaire française. Les personnes ainsi stigmatisées sont pauvres, étrangères, sans-papiers et issues d’un des derniers pays ayant rejoint l’UE, dont le PIB par habitant est le plus faible de l’Union89. C’est tout cela que l’on retrouve dans le regard porté sur les Tsiganes au quotidien et c’est également de toutes ces dimensions que se compose l’identité collective de notre population d’étude.

Ses références identitaires sont certes loin de la narration autour de la culture, la langue et l’histoire européenne transnationale défendue par le projet politique rom, mais l’on retrouve les thématiques de la ségrégation et de la discrimination qui sont au fondement de la constitution de ce mouvement.

4.4.3. Quand l’ethnicité d’en haut rencontre celle d’en bas : le projet rom