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3. PERSPECTIVES : REFLEXIONS SUR LE PARADIGME TRANSNATIONALISTE

3.5. O RIENTATION THEORIQUE ET TRAVAUX A VENIR

Ainsi donc, mes travaux se situent dans une approche critique du transnationalisme, qui s’est elle-même étoffée au cours de mes recherches. Si, en début de carrière, j’ai un temps été quelque peu absorbée par la « vulgate transnationale », j’ai pris, dans la suite de mes

26 Voir par exemple le programme commun MSH-Telecom ParisTech sur Le migrant connecté dirigé par Dana

travaux, une certaine distance par rapport aux présupposés que ce courant véhicule. Retravailler la question de la domination et du rôle joué par les étrangers dans le cadre d’économies devenues transnationales m’a permis de montrer que la figure du migrant émancipé à l’ère de la globalisation n’était pas le reflet d’une évolution générale du statut des migrants tout en soulignant que ces derniers prenaient pleinement part aux transformations du monde du travail dans les économies capitalistes. J’ai mis en évidence, avec d’autres, le fait que la mobilité croissante des franges les plus basses du salariat n’était pas forcément synonyme d’une plus grande autonomie des acteurs. En même temps, porter une attention aux formes de sociabilité, aux projets et aux enjeux dans lesquels s’impliquent les migrants à une échelle transnationale a également permis de ne pas se satisfaire de l’image du migrant comme acteur totalement dominé et soumis à des déterminismes sur lesquels il n’aurait aucune marge de manœuvre. Travailler simultanément sur plusieurs espaces sociaux investis de façon différente par des acteurs dont les rôles eux-mêmes évoluent selon les circonstances, permet de saisir le sens, les motivations et les stratégies des sujets en les replaçant dans leurs environnements sociaux.

L’approche transnationale et l’attention de ce courant aux pratiques des acteurs permettent en outre de sortir des oppositions classiques entre échelles d’analyse : le niveau micro, celui du terrain ethnographique, n’est plus confiné à un espace local mais se lit simultanément dans des mondes multiples et s’inscrit dans des logiques sociales qui ne se comprennent qu’à une échelle plus large. Ce regard invite dès lors à lire les activités observées dans le cadre de processus plus globaux. Les mobilités en et vers l’Europe, même appréhendées au niveau des acteurs, ne peuvent se lire en dehors de la construction européenne, de ses politiques migratoires envers les Etats tiers, des transformations subies par l’économie et de la redistribution des zones d’activité à l’échelle du globe. C’est donc en combinant diverses échelles d’analyse, depuis la sphère des relations internationales jusqu’à celle des interactions quotidiennes, que l’on parvient à saisir la continuité (et les ruptures) de vastes dynamiques sociales. Cette perspective offre la possibilité d’analyser comment un phénomène aussi flou que celui que l’on nomme « la mondialisation » se traduit et prend racine dans des pratiques situées d’acteurs.

Les débats qui se développent aujourd’hui autour du « dépassement du nationalisme méthodologique », qui est en quelque sorte une version épurée du transnationalisme, me paraissent en ce sens ouvrir de nouvelles voies. En effet, étant acquise l’idée que l’activité migratoire ne consiste pas à passer d’un ordre national à un autre mais qu’elle met en relation, en permanence, des espaces sociaux différenciés, on peut alors reconsidérer certaines

thématiques jusque-là examinées dans des sociétés perçues comme indépendantes les unes des autres.

Dans les années qui viennent, je souhaite poursuivre ma réflexion dans cette voie. Je crois en effet qu’il reste beaucoup à faire pour décloisonner des contextes nationaux dans lesquels on étudie traditionnellement un certain nombre de thématiques. Le racisme par exemple, a été jusque-là étudié comme un phénomène tout entier contenu dans les sociétés d’accueil et donc sans intérêt direct pour les études transnationales. Au-delà de la comparaison entre nations occidentales, ce qui est régulièrement fait tant par des politologues que des sociologues, il me semble qu’il serait intéressant d’examiner cette thématique dans une perspective transnationale, observant comment certaines formes de xénophobie existent dans les sociétés d’origine, en quoi cela conditionne le regard et l’expérience des migrants dans les lieux où ils sont eux-mêmes victimes de racisme et dans quelle mesure ces présupposés antérieurs à la migration interviennent dans les jeux de frontières en Occident et, par effet de boucle, peuvent évoluer dans l’espace de départ. Quelques observations menées à la marge lors de mon séjour en Tunisie, où le racisme peut prendre différents visages, m’incitent à poursuivre ce type de questionnement.

De même l’étude des mobilisations de migrants qui commencent à voir le jour un peu partout en Europe, mérite sans nul doute d’être mise en relation avec les contextes sociopolitiques connus antérieurement par les individus concernés. Si les mouvements de défense des migrants en Europe, de plus en plus nombreux et structurés, sont bien entendu la cheville ouvrière de ces résistances, il y a sans aucun doute à découvrir en les mettant en relation avec les nombreuses tentatives de reconquête du pouvoir par les peuples que l’on a vu s’exprimer en diverses régions du monde depuis quelques années. Quelques histoires de vie de migrants sub-sahariens ayant traversé (voire participé à) plusieurs conflits au cours de leur longue migration vers le nord laissent penser que l’internationalisation des luttes doit peut- être aussi se lire par les migrations.

C’est en ce sens que le dépassement du nationalisme méthodologie me semble ouvrir une voie prometteuse. Il ne s’agit pas seulement, comme l’ont fait pendant un temps les tenants du transnationalisme, de montrer que les sujets déploient leur activité sociale au-delà des frontières des nations mais bien davantage d’observer comment ces liens, ces engagements multiples, ces expériences multisituées, contribuent à définir les contours de ce que l’Association internationale de sociologie de langue française ose appeler une « société monde » (AISLF, 2001). Dès lors, remettre sur le métier certaines questions classiques de la

sociologie des migrations, en les analysant dans une perspective transnationale, me semble susceptible de porter certaines avancées.

C’est à un tel exercice que je me suis soumise dans le manuscrit inédit qui suit. Il s’agit d’examiner la prégnance et la réactivation d’une frontière ethnico-sociale à l’échelle européenne, à travers la migration de Roumains dits « Roms » vers la France. L’Europe n’y est pas considérée comme une société intégrée, mais comme une composition d’espaces nationaux travaillés par le projet supranational de l’Union européenne. La question de l’ethnicité est alors posée dans une perspective qui articule plusieurs niveaux (locaux, nationaux, européens). L’ethnicité rom existe en Roumanie où elle est le support de certaines relations sociales et se trouve traitée par l’Etat dans certaines modalités. Simultanément, le devenir d’une « communauté rom » discriminée est un sujet dont se sont saisies les institutions européennes depuis plusieurs décennies, instillant toute une activité en direction des Etats et coopérant avec une « société civile transeuropéenne ». Par la mobilité des sujets, la thématique rom devient un sujet politique et sociologique en France au cours des années deux mille, dans un contexte où l’universalisme républicain est en redéfinition. La perspective transnationale nous convie ainsi à saisir comment une question, celle des frontières sociales et ethniques, voyage et dialogue avec différentes sociétés à travers le continent européen. Ce faisant, elle aborde les thématiques de la citoyenneté, du racisme, de la xénophobie, des inégalités et de la domination en les examinant à une échelle qui n’est ni celle de sociétés nationales ni celle du super-Etat que serait l’Union européenne mais en tentant d’observer comment ces différents espaces sociaux interagissent et influencent la vie quotidienne d’acteurs migrants et leurs relations à l’Autre, dans une société européenne en construction. En ce sens, ce manuscrit illustre la perspective dans laquelle je souhaite poursuivre mes travaux à l’avenir.

4.

MANUSCRIT INEDIT : L’ETHNICITE A L’EPREUVE DU