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2.4. E XPATRIATION EN T UNISIE : UN DOUBLE DECENTREMENT

2.4.1. La Tunisie, un espace migratoire en mutation

2.4.1.3. Migration, développement et dépendance

Le discours international portant sur la « bonne gestion des migrations » prône, simultanément au contrôle des mobilités, leur mobilisation en tant qu’instrument de développement (Pécoud, 2014). Cette rhétorique est totalement inopérante lorsqu’il s’agit des migrations entre l’Est et l’Ouest de l’Europe mais est un véritable leitmotiv dès lors que l’on traite de migrations venues de pays anciennement colonisés. Cette particularité invitait à interroger plus avant la notion même de développement et son lien avec la migration, tant en termes de rhétorique politique qu’en analysant les pratiques socio-économiques des agents concernés.

Les instances européennes et les organisations internationales telles que l’Office international des migrations (OIM) mettent en avant le « partenariat gagnant-gagnant » des migrations temporaires très encadrées. Elles sont supposées permettre aux pays d’arrivée de bénéficier d’une main-d’œuvre immigrée ponctuelle, sans vider les Etats tiers de leurs ressources humaines et en garantissant des transferts importants de la part de migrants dont on prévoit qu’ils investiront davantage dans une région d’origine où ils vivent encore une partie de l’année. La mobilité pendulaire, comme celle des saisonniers agricoles, est ainsi perçue comme une forme aboutie de co-développement, le “Nord” soutenant, via les salaires des ouvriers migrants, des investissements dans les pays du “Sud”, tout en dynamisant sa propre économie (Courtin, 2007).

Au-delà des approches plus classiques mettant en relation le différentiel économique entre pays et les montants des transferts de fonds (De Haas, 2010; Mainbo, Ratha, 2005; Taylor, 1999), des enquêtes dans la région d’origine des saisonniers agricoles de France nous ont permis d’aborder concrètement l’impact des migrations sur la situation locale. D’après plusieurs représentants des autorités, la migration était une manne pour la région qui ne bénéficiait pas des aides au développement de l’Etat tunisien, au motif même que la migration suffisait à développer le governorat. S’il est apparu que les salaires gagnés en France permettaient à une partie de la population de vivre relativement confortablement malgré la pauvreté de la région, ils ne semblaient pas avoir impulsé de dynamique économique autonome. L’économie locale, notamment les secteurs du bâtiment et de l’ameublement, était certes soutenue par les projets de construction des migrants, assurant par là une certaine redistribution, mais ces transferts n’engendraient pas de grands projets, supports d’emplois ou d’investissements économiques. Les quelques magasins, boulangeries, drogueries ou épiceries ouverts grâce aux transferts des revenus de l’étranger apportaient une ressource continue à

quelques membres de familles de migrants, mais ils ne prenaient guère d’ampleur et avaient souvent besoin d’apports complémentaires pour se maintenir.

D’autre part, les entretiens avec d’anciens migrants indiquaient une autre tendance : les économies engendrées par des années de labeur en France permettaient de financer le départ d’un membre de la génération suivante. Ainsi, une part non négligeable de l’argent ramené des campagnes françaises était directement investie dans la vaste économie de la migration. En ce sens, dans le village étudié, la migration temporaire n’impulsait pas un développement local pérenne, au contraire elle tendait à installer dans la durée un système de dépendance envers un dispositif précaire duquel certains étaient parfois exclus, les plongeant alors dans la pauvreté avec toute leur famille. J’ai exposé cela dans un article paru dans

Hommes et migrations en 2013 (Potot, 2013a).

Cette enquête de terrain explicite la logique qui préside aux discours sur le co- développement par la migration. On remet à des individus la responsabilité de « faire du développement » là où les Etats ne mobilisent pas de moyens structurels ; le non- interventionnisme tenant lieu de politique publique. La consécration récente de l’expression « pays du Sud » en remplacement de « pays en développement », elle-même ayant remplacé le « tiers-monde », parvient fort mal à masquer les rapports dissymétriques entre Etats et l’enjeu que représentent les migrations dans ce contexte. La notion même de développement n’est jamais clairement définie, mais elle repose sur un certain nombre de présupposés. D’une part, la perspective développementiste met en exergue les différences de niveau atteint dans une évolution pensée comme linéaire et unique à l’échelle du monde, plaçant les pays occidentaux en tête. D’autre part, elle soutient l’idée que les Etats pauvres, « en développement », seraient engagés dans un processus vertueux, tendant vers un mieux-être à venir, qui permet de mieux supporter le présent et incite à suivre les directives des pays qui ont atteint un état de développement supposé stable (puisque « développés ») (Geiger, Pécoud, 2010). Selon cette représentation, la situation de pauvreté, la dépendance envers des pays plus riches ne seraient que temporaire, en attendant que le retard soit rattrapé. Ces derniers étant plus avancés, ils peuvent légitimement professer des conseils, édicter des objectifs à atteindre ou définir ce qu’est la bonne gouvernance pour guider ceux restés en arrière.

Dans cette logique, la migration, pont entre un monde avancé et un monde reculé, serait susceptible de contribuer à combler ce retard. Toutefois, les migrations « bien managées » par les pays industrialisés, en fonction de leur propres besoins mais avec le soutien des pays d’origine, seraient plus porteuses de développement que les mobilités plus

autonomes, voire informelles. Aucune recherche ne permet d’étayer de telles hypothèses mais ce discours est plus conforme à la pensée évolutionniste des colonisateurs du dix-huitième siècle, que celui dénonçant « l’utilitarisme migratoire » (Morice, 2004) sur lequel repose encore la croissance des pays occidentaux. Il ne s’agit pas ici de considérer que les relations internationales sont figées sur le mode de l’exploitation du Sud par le Nord une fois pour toutes ; mais de souligner que ce discours hégémonique sur le développement tend à masquer la persistance et la reproduction d’inégalités et de rapports de domination à l’échelle du monde15.

Ceci étant posé, quel regard porter sur les migrations ? Sont-elles des réactions autonomes transgressives à cet ordre mondial, comme le suggèrent un certain nombre d’auteurs contemporains (Glick Schiller, Basch, Szanton Blanc, 1997; Portes, 1999; Tarrius, 1993) ? Ou bien doivent-elles être lues comme « le coût humain de la mondialisation » (Bauman, 1999) ? La réponse est sans conteste une affaire de point de vue, dépendante de la distance à laquelle on place la focale ; mais l’exemple tunisien vu depuis la Tunisie pré et postrévolutionnaire conduit à douter de la vertu émancipatrice que l’approche transnationale prête parfois à la migration. Si les individus exercent en effet une capacité d’initiative en se mettant en route, souvent contre l’injonction des Etats, pour résister à leur situation défavorisée, ils ne remettent nullement en cause l’ordre mondial qui l’a produite et, à terme, tendent à renforcer ses liens de dépendance.