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L’enquête : caractérisation sociale et prisme genré

DES « ROMS ROUMAINS » EN FRANCE : UNE CONTRIBUTION A LA SOCIOLOGIE DES

4.3. L ES T SIGANES DE N ICE : UN OBJET SOCIOLOGIQUE COHERENT ?

4.3.1. L’enquête : caractérisation sociale et prisme genré

Comme le fait remarquer Dominique Vidal, présenter sa démarche de recherche est toujours un « travail de reconstruction à posteriori » et ne rend que difficilement compte des vicissitudes d’un cheminement intellectuel (2007, p. 21). J’ai pour ma part longtemps tâtonné sur mon terrain ; je n’étais d’ailleurs pas sûre au départ d’en faire un matériau d’enquête. Arrivée là par le militantisme, sans même y être rompue, ce n’est qu’après plusieurs semaines que j’envisageais de faire entrer ces observations dans une démarche de recherche qui ne s’est construite que progressivement. C’est simultanément une perspective inductive à partir de ma présence sur le terrain et la multiplication de lectures plus théoriques, souvent éloignées de la tsiganologie, qui m’ont conduite à élaborer mes questionnements. Il me paraît donc nécessaire de revenir brièvement sur les conditions de recueil des données pour comprendre le prisme avec lequel celles-ci ont été saisies et la mesure dans laquelle celui-ci a orienté l’analyse.

Une première dimension tient à la définition de ma population d’étude : comment désigner les personnes auprès desquelles j’ai enquêté durant presque trois années si ce n’est en les renvoyant à la catégorie la plus explicite à laquelle elles sont assignées par la société dominante ? Car ce sont bien « Les Roms » que j’ai été invitée à aller rencontrer, par un petit groupe de militants de la société civile, lors même de mon adhésion à la Ligue des Droits de l’Homme, pour servir d’interprète du fait de mes connaissances en roumain. J’ai été introduite à cette fin, un matin de printemps 2013, sur « le camp rom », le long du fleuve qui borde l’extrémité ouest de la ville. Le lieu rappelait des images vues à la télé : des baraques faites de bois et de bâches disséminées par petits groupes ; des adultes, hommes et femmes, agités par notre présence, s’exprimant dans un français approximatif ; des enfants peu soignés mais joyeux jouant çà et là et, un peu partout, des tas de ce qui me semblait alors être des déchets (et que j’apprendrai par la suite être la matière première de la principale activité lucrative). C’était donc ça, « Les Roms ».

La nécessité de définir cette population au-delà de ce simple ethnonyme, avant d’être un impératif de la démarche sociologique, me semblait être un moyen d’entrer en relation avec ces Autres : je ne m’étais jusque-là intéressée que très marginalement aux travaux des tsiganologues et les spécificités culturelles de ces populations m’étaient totalement étrangères.

En revanche, je partageais avec mes interlocuteurs la connaissance de la Roumanie, dont on pouvait s’entretenir en roumain et, pour avoir souvent enquêté auprès de migrants économiques, j’avais certaines prédispositions à entendre les récits de leurs aventures, le sens qu’ils leur donnaient, les stratégies qu’ils mettaient en œuvre, les difficultés qu’ils rencontraient, etc. Revenant alors moi-même de deux années en Tunisie, à tenter de recueillir la parole de villageois peu enclins à s’ouvrir à une femme étrangère, je me sentais particulièrement à l’aise auprès d’informateurs avec lesquels il me semblait pouvoir partager une grande intercompréhension et même une certaine réciprocité des perspectives, au-delà de nos différences sociales évidentes.

Plus je retournais sur le camp et les squats, plus je sympathisais avec des familles et partageais des moments de vie avec elles, moins ces Roms me semblaient Roms. Leurs pratiques quotidiennes me paraissaient bien davantage marquées par la faiblesse des ressources matérielles à leur disposition et les stratégies de survie développées dans ce contexte, que par une culture, des rites, des sociabilités ou des façons de faire liées à leur tsiganité. Mes lectures sur « la question rom »65, mes entretiens, mes observations et les heures passées auprès des habitants du camp, n’ont eu de cesse de retirer à mes yeux toute substance culturaliste à cette désignation ethnique.

Pourtant, ce travail de recherche entend le montrer, il serait vain de vouloir passer outre la caractérisation ethnico-raciale de cette population. Même si elle n’est pas unique, cette dimension est centrale dans la vie des personnes ; on ne peut toutefois s’en contenter pour définir le groupe sur lequel porte la recherche.

Ne sachant au départ s’il s’agissait d’une communauté fortement liée, comme il est habituel de l’entendre, ou d’un groupe social plus diffus, j’ai choisi de m’intéresser aux personnes qui faisaient l’objet d’une mobilisation militante se réclamant de la défense des Roms. Dans un deuxième temps, me présentant moi-même comme une bénévole parmi d’autres (sans faire secret de mon travail de recherche, qui intéressait toutefois peu mes interlocuteurs), je me suis insérée progressivement dans ce qui m’est apparu être un réseau social dont une majorité de membres se disaient « Tsiganes » mais qui était également ouvert à des non-Tsiganes.

Au début, l’activité des militants était centrée sur un lieu, celui d’un camp-bidonville aux marges de la cité puis, progressivement, leurs actions ont porté sur des personnes se

65 Par « question rom », on entend ici le traitement politique et médiatique de la présence en France de

populations dites roms (d’Europe de l’Est) et qui a fait l’objet de nombreuses analyses ou réactions de la part de chercheurs ou d’intellectuels à partir des années 2000. On trouvera une partie de ces références en bibliographie.

situant dans d’autres espaces mais dont les conditions de vie étaient relativement proches des premières. Pour ma part, mes connaissances en roumain et ma disponibilité à aider les uns ou les autres m’ont permis de rencontrer des individus situés aux quatre coins de la ville. J’ai tenté de ne pas sélectionner parmi les gens qui me contactaient et l’effet boule de neige m’a rapidement placée au cœur d’un réseau aux limites floues mais dont les membres partageaient un certain nombre de critères sociaux. J’ai rencontré certaines personnes via des militants, d’autres fois il s’agissait d’amis ou de proches de personnes avec lesquelles j’étais en contact. Il m’est arrivé quelque fois de lancer la conversation avec des individus squattant un parking ou discutant dans la rue. A deux reprises, ce sont des personnes qui m’étaient inconnues qui se sont adressées à moi dans des lieux publics en m’entendant parler roumain avec d’autres. De même, il est arrivé que des personnels de l’éducation nationale avec lesquels j’avais été en contact me demandent de faire la médiation avec de nouvelles familles qui fréquentaient leur école. Ces procédés m’ont permis de sortir du cercle étroit de mes premières relations et de développer des liens avec d’autres sous-parties du réseau. C’est parfois après plusieurs mois que j’apprenais que des personnes que je côtoyais séparément se connaissaient entre elles.

Je n’ai pas eu pour objectif de circonscrire l’intégralité du réseau composé de quelques centaines de personnes, lors de l’enquête : la tâche eut été impossible du fait même de la particularité de cette forme sociale. Pour reprendre le vocabulaire de la sociologie des réseaux, autour des familles nucléaires qui constituent l’unité de base, on peut y reconnaître différentes cliques au sein desquelles tous les individus ont des liens redondants (Boissevain, 1972). Il s’agit en général de personnes qui partagent un même lieu de vie en France et qui peuvent, ou pas, être issus d’un même village d’origine. Ces cliques sont elles-mêmes liées entre elles par un ensemble de liens mais tous les individus d’une clique ne fréquentent pas ou même ne connaissent pas tous les individus d’une autre clique. Ainsi, on dit que l’on a entendu parlé de telle personne ou bien on sait qu’elle vit avec telle autre que l’on a déjà eu l’occasion de côtoyer dans un autre lieu de vie, ou qui est en lien avec un membre de la famille étendue, etc. Dans la ville étudiée, même si les schémas relationnels sont complexes, on perçoit au sein du réseau deux grandes centralités : celle qui tourne autour des personnes issues du village d’Urziceni, proche de Bucarest, et celle liée à la petite ville de Blaj, en Transylvanie. On trouve en effet davantage de relations entre les personnes issues d’un même espace d’origine mais cela n’est pas exclusif et tend à évoluer au cours de la carrière des individus et de leurs expériences en France.

Auprès de toutes ces personnes, j’ai rarement conduit des entretiens enregistrés, qui me semblaient peu à même de traiter le fond des questions que je souhaitais aborder. Lorsque

je posais des questions formelles avec prise de note explicite, c’était essentiellement pour retracer des parcours de vie, définir le milieu social d’appartenance, les conditions de départ ou toute autre donnée de cadrage. Pour saisir ce qui se jouait en terme de relations sociales, d’ethnicité, de ressenti en situation de face à face, j’ai bien davantage pris le temps d’observer, d’engager des conversations informelles et de multiplier les rencontres sur le temps long. Pour éviter les discours créés pour la circonstance en fonction des attentes supposées de l’interviewer, j’ai choisi de retenir, comme le suggère Michèle Lamont, des « situations

naturelles » afin de saisir au plus près « le traçage des frontières comme phénomène social »

(2009, p. 440).

Durant plus de deux ans, j’ai consacré au minimum deux journées par semaine à cette activité. Vivant dans la ville étudiée, ce temps était bien souvent fragmenté tout au long de la semaine, week-end compris. Au cours de la troisième année, j’ai continué à entretenir mes relations amicales et à accompagner parfois des personnes dans leurs démarches administratives, mais j’étais moins présente sur les lieux de vie.

J’ai ainsi collaboré, auprès de militants, à la scolarisation d’un certain nombre d’enfants, à la demande de leurs parents, et j’ai dans certains cas été un relai sur le long terme entre l’institution scolaire et ces derniers. J’ai également assisté des personnes dans leur tentative de résistance contre les expulsions ; j’ai aidé à monter des dossiers administratifs de demandes diverses (AME, CAF, etc.), souvent en vain ; j’ai parfois accompagné des personnes dans leur démarche de soins ; j’ai convoyé et participé à des distributions de dons (vêtements, produits d’hygiène, nourriture, fournitures scolaires, etc.). Au début, j’intervenais toujours en complément de militants associatifs, à des moments définis par eux puis, progressivement, je me suis liée davantage avec certaines familles que j’ai alors rencontrées en dehors des actions militantes. Il m’est ainsi arrivé d’être invitée à des anniversaires ou à aller prendre un verre en ville. Ces liens m’ont permis de passer du temps sur les lieux de vie, de boire des cafés avec ceux qui devenaient des amis mais aussi avec ceux qui passaient, ceux qui vivaient à côté ou ceux qui venaient pour me demander un service occasionnel. Au total, j’ai eu des échanges plus ou moins réguliers avec une centaine de personnes au cours de ces trois années.

Bien que ces moments partagés furent souvent mixtes et que peu d’activités ne furent spécifiquement genrées, mon statut de femme et la préoccupation du monde militant pour les

enfants m’ont conduit à développer davantage de relations avec la population féminine66. Il ne fait nul doute que « faire du terrain au féminin » a une incidence sur le type de données recueillies (Blondet, 2008). C’est l’intimité de la vie familiale que j’ai pu ainsi entrevoir. Sans prétendre à autre chose que ce que ne permet la situation d’enquête (même lorsqu’elle donne lieu à des amitiés sincères), par cette voie, j’ai eu davantage accès à la dimension affective de la vie quotidienne. La question de la honte dans certaines situations de contact, sur laquelle nous reviendrons par la suite, était par exemple relativement facilement abordée par ces femmes en ma présence. A l’inverse de ce que j’ai pu observer auprès de nombreux hommes, elles témoignaient sans colère de ce qu’elles percevaient comme de l’injustice, de l’humiliation ou du racisme, ce qui permettait de pousser plus avant la conversation afin d’en saisir les arcanes. De même, elles faisaient état sans fard de leurs inquiétudes comme de leurs espoirs pour le futur et elles n’hésitaient pas à parler d’expériences malheureuses, de tentatives ratées, de projets avortés. A discuter avec elles, il me semblait que la pression sociale, l’injonction à réussir et tout le travail de représentation que cela implique pour garder

la face (Goffman, 1974) avaient moins d’emprise sur elles (comme probablement sur les

femmes d’une façon générale), ce qui rendaient nos échanges moins difficiles.

Elles parlaient également des sentiments des hommes, de leur difficulté à assumer leur rôle de père ou de chef de famille quand ils ne parvenaient pas à sécuriser le quotidien de leurs proches. Par deux fois, ce sont des femmes qui m’ont appris que leurs époux ou conjoints respectifs étaient dépressifs chroniques, sous traitement médical, et que leurs absences répétées étaient dues à des séjours en institutions. Eux n’avaient rien laissé transparaître de la profondeur de leur mal-être. De même, les relations de couple et leurs aléas, sujet plus facilement abordé « entre femmes », éclairaient sous un jour particulier ce que les conditions sociales d’existence et la migration font à la vie privée. Les jalousies et les relations extra-conjugales en dehors du groupe, comme les plaisanteries entre femmes sur le sujet, sont des indicateurs de règles sociales implicites, du champ des possibles et de ses évolutions en la matière. Nous y reviendrons notamment lorsqu’il sera question des relations de voisinage.

Ce sont également plus souvent -bien que pas exclusivement- les femmes qui s’occupaient de la scolarisation des enfants. Cela m’a permis d’aborder le sujet à de multiples reprises. Ayant moi-même deux enfants scolarisés, il était relativement aisé de dépasser les

66 Etre une chercheuse ne produit pas systématiquement ce type d’ouverture de la sphère féminine. Ainsi, lors de

mon terrain en Tunisie, étant une femme étrangère, j’ai toujours eu bien davantage affaire à des hommes qu’à des femmes, plus centrées sur les relations de proximité.

détails techniques de l’institution scolaire (qui exigeaient ma présence) pour échanger nos impressions et nos préoccupations sur cette thématique. Or, les discours autour des enfants, de leur insertion dans la société française, les espoirs que l’on place en eux, les craintes que l’on a pour eux, les formes de protection qu’on leur apporte, etc. en disent long sur les rapports entretenus avec la société dominante et les stratégies de ces familles. Entre reproduction et évolution sociale, les descendants sont au croisement d’actions privées et publiques qui inscrivent les plus jeunes au cœur de vastes enjeux. La position située de la chercheuse que je suis me permettra de creuser plus avant ces aspects dans la suite du texte67.