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DES « ROMS ROUMAINS » EN FRANCE : UNE CONTRIBUTION A LA SOCIOLOGIE DES

4.5. L A REPUBLIQUE ET L ’ ETHNIE

4.5.1. Une répression ethniquement orientée ?

Les sujets dont nous parlons sont, on l’a dit, pour la plupart en situation irrégulière vis- à-vis du séjour, ce qui les tient en partie à distance de l’Etat social et les conduit à se confronter souvent à l’Etat répressif. La police, qu’elle soit municipale ou nationale (les deux se confondant souvent au regard de nos informateurs), est très présente dans l’expérience de ces étrangers en France. D’une part, elle surveille : aux abords des lieux de vie, autour des décharges lors de l’activité de chine, dans la rue auprès des mendiants, le passage répété des agents, les regards soutenus, parfois quelques échanges verbaux, rappellent à ces personnes qu’elles n’échappent pas à la surveillance des forces de l’ordre et qu’elles seront sanctionnées au premier manquement.

Cette surveillance s’accompagne d’autre part de pratiques d’intimidation, notamment lorsque des menaces sont proférées : la rétention de papiers d’identité - illégale et jamais mise en œuvre -, l’éventualité de la fermeture d’un squat lors même qu’aucun jugement n’a été prononcé, les réveils intempestifs la nuit, sont autant de manière d’affirmer l’omniprésence de l’autorité et l’obligation de soumission à l’ordre qu’elle impose. On ne peut occuper n’importe quel espace, on ne peut dormir sur n’importe quel banc public ni à n’importe quelle heure, on ne peut laisser les enfants vagabonder loin des parents dans la rue, etc. C’est par toute une série de petites conciliations à ces exigences que les personnes manifestent leur acceptation de l’autorité institutionnelle et qu’elles gagnent une quiétude toute relative.

Elles savent également le coût de leurs écarts et les conséquences de la répression policière : les séjours en prison suite à des procès expéditifs en comparution immédiate pour de menus délits (conduite sans permis, bagarres, tapage, outrages…) rappellent que cette surveillance peut à tout moment avoir des effets concrets. Dans les récits, la justice semble arbitraire et n’est pas autre chose que le prolongement de l’activité policière. Généralement, les accusés n’élaboraient pas de stratégie de défense lors des procès ; ils étaient défendus par des avocats commis d’office qu’ils ne comprenaient pas ou très partiellement ; les traducteurs officiels étaient laconiques et ne rapportaient que ce qu’ils estimaient essentiel aux prévenus.

Le sentiment d’être discriminé dans un système dont on ne saisit pas les arcanes est souvent apparu lors des conversations. A titre d’illustration, à l’automne 2015, un homme d’une quarantaine d’années et son père ont été condamnés à quatre mois de prison suite à une bagarre. Selon leurs proches, ces derniers se seraient fait agresser par deux Tsiganes issus d’une autre région de Roumanie, pour avoir chiné sur le territoire qu’ils estimaient être leur. Les forces de l’ordre les ont arrêtés tous les quatre et ce sont finalement les agressés qui ont été condamnés. Lorsque je demandais une explication, cherchant à savoir si les agresseurs

avaient été mieux défendus, l’épouse du condamné expliqua, sous les approbations de la dizaine de personnes présentes : « Non, les autres n’avaient pas d’avocat, comme eux ; mais

le juge n’en a rien à faire. Il s’en fiche, puisque c’est des Tsiganes, il dit « mettez-en deux en prison », il s’en fiche de ce qui s’est passé, de qui a battu qui. Il n’écoute personne. Ce n’est que des Tsiganes, c’est pas du travail pour lui »118. En ce sens, il s’agit moins de justice à leurs yeux que d’une autorité qui s’exerce de manière arbitraire lorsqu’elle traite des Tsiganes.

Une autre activité policière consiste à encadrer les évacuations de camps ou de squats. Ce sont en effet des CRS en uniforme, amenés par cars entiers, armés, protégés de leurs gilets pare-balle et de leur casque anti-émeute qui mettent à exécution les décisions d’évacuations ordonnées par la justice. En présence du préfet ou de l’un de ses représentants, l’activité de délogement est hautement symbolique : l’Etat exerce, dans une mise en scène impressionnante, la puissance de son pouvoir et sa capacité contraignante sur la vie des individus. Souvent, les habitants des bidonvilles restent sur les lieux jusqu’à la dernière minute et observent, en silence, la destruction au buldozers de cabanes qu’ils ont non seulement construites mais également décorées, agrémentées de tentures, de photos, faisant de celles-ci plus que des abris, des foyers (Illustration 7). La rudesse des conditions de vie et l’incertitude économique sont des éléments contre lesquels les personnes tentent de lutter ; la violence de l’Etat est en revanche une donnée qui ne connaît pas de résistance frontale. Sa suprématie n’est pas discutée, les tentatives de résistances sont tout à fait exceptionnelles. Seule la persévérance semble répondre à ces exactions : on part à la recherche d’un nouveau squat, on reconstruit secrètement de nouvelles cabanes et l’on tente, après chaque évacuation, de faire à nouveau preuve de suffisamment de discrétion pour être tolérés quelques temps.

Ainsi, dans l’expérience de ces derniers, l’existence de l’Etat s’exprime de façon flagrante à travers l’activité policière -et par extension celle des tribunaux- qui rappelle à cette population son illégitimité à vivre sur le territoire français. Dans la bouche des sujets, l’acceptation de cette situation n’est pas seulement liée au droit qu’ils enfreignent. Leur lecture repose également sur une analyse de leur situation en termes socio-ethniques. Un jour où j’assistais à la destruction d’un camp, un peu désemparée, un jeune père s’approche de moi et me dit « Tu vois ce qu’on fait aux maisons des Tsiganes ? Nos maisons, ça compte pour

rien. C’est comme ça les Tsiganes, ici, en Roumanie, partout, on compte pour rien, quand ils veulent nous écraser, ils nous écrasent »119. Le sentiment de domination est intimement lié à l’appartenance à un groupe dénué de pouvoir, qui ne peut que subir les décisions de la société

118 Propos de Maria lors d’une discussion collective sur le camp, 4 décembre 2015, traduit du roumain. 119 Commentaire de Mirko lors de l’évacuation du camp du Var, 23 avril 2014.

dominante, incarnée dans ce ils abstrait. La référence ethnique renvoie à une position dans la structure sociale : il ne s’agit pas tant d’une identité culturelle ni seulement d’une condition sociale inférieure, ce qui est pointé c’est l’impossibilité de faire valoir ses intérêts dans une société où les Tsiganes ne font pas partie de la communauté défendue par l’Etat, qu’il soit roumain ou français. L’expression « exclusion sociale », souvent employée pour désigner la disqualification, prend ici tout son sens : ce qu’expriment les sujets, c’est l’impression de ne pas appartenir au groupe dominant, d’être soumis à une autorité violente parce qu’ils sont Tsiganes et qu’il est convenu que l’Etat peut agir envers ceux-ci de façon discriminatoire. L’identité collective et le statut individuel sont en cela intimement liés, le premier étant transmis par l'intermédiaire de modèles institutionnalisés d’interaction culturelle (Fraser, 2005).

Peu importe que cette définition de la situation soit partagée ou non par les autres acteurs, notamment les policiers qui, eux, estiment agir aux ordres d’un Etat de droit aveugle aux appartenances ethniques. Elle fait écho à une conception de la tsiganité plus explicite en Roumanie qu’en France : les Tsiganes, descendants des esclaves, ne sont officiellement représentés dans les instances de pouvoir que depuis les années quatre-vingt-dix120. Cette ethnie bénéficie de la citoyenneté mais n’appartient pas à la nation roumaine, tenante du pouvoir politique, composée jusqu’alors à peu près exclusivement de descendants supposés des Géto-Daces. Dans l’imaginaire collectif, celui des Tsiganes mais pas uniquement, l’Etat roumain n’est pas le protecteur des Tsiganes, il a plus souvent servi leur asservissement ou, à minima, leur ostracisation. Les récents travaux d’Alexandra Clavé-Mercier sur la production des Tsiganes par l’école en Roumanie témoignent de l’actualité de cette conception (Clavé- Mercier, 2012).

La lecture que font les migrants de l’activité policière en France s’appuie dès lors sur une grille d’analyse construite en Roumanie, et que leur expérience dans l’hexagone ne vient pas démentir. Dans les propos de nos interlocuteurs, les forces de l’ordre françaises n’interpellent pas simplement des individus ayant des pratiques qui contreviennent à la loi, elles s’adressent à une entité Tsigane, objet d’un traitement de défaveur. A leurs yeux, l’activité policière est ethniquement orientée et s’exerce sur eux avec plus de virulence que sur aucun autre groupe social.

Mais si la soumission à l’Etat répressif est une composante incontournable de l’expérience de ces migrants en France, elle ne couvre pas, loin s’en faut, la totalité des

120 La constitution de 1991 prévoyait une représentation de différents groupes ethniques à l’assemblée : 2

relations avec les institutions françaises. Dans la suite du texte, on s’arrête plus longuement sur deux processus qui relèvent davantage de la main gauche de l’Etat : il s’agit d’une part d’observer son action auprès des enfants, notamment à travers une campagne de scolarisation et, d’autre part, de s’intéresser à un programme d’hébergement créé à destination exclusive de notre population d’étude.

4.5.2. La scolarisation : construire des Français de classe moyenne ou