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2. Paraître aux yeux des autres : attentes, obligations et performance au sein de la

2.1 Le seul à régner : concevoir le pouvoir personnel dans la culture politique

2.2.2 Le tyran et le roi : un discours d’opposition au sein de l’imaginaire politique

La communication diplomatique entre les cités grecques et les souverains hellénistiques s’inspirait de la pensée idéologique, politique et philosophique grecque, notamment à travers les réflexions et les écrits sur la royauté d’intellectuels tels que Xénophon, Platon, Isocrate ou Aristote qui, se questionnant sur la meilleure forme de gouvernement, brossèrent la figure du bon roi et contribuèrent à l’élaboration progressive de l’idéologie royale hellénistique. Les qualités et les vertus des monarques reprenaient un vocabulaire et des concepts grecs qui projetaient l’image royale idéalisée et stéréotypée d’un individu de haute stature morale, tout en fournissant, par le fait même, un cadre de

conduite pour les souverains.257

Les notions sur la royauté résultaient d’une longue réflexion fondée sur l’établissement d’une typologie de différentes formes de constitution qui, dès l’époque classique, se caractérisait par une division tripartite traditionnelle entre la tyrannie, l’oligarchie et la démocratie. Ces constitutions se distinguaient selon le nombre de dirigeants, soit celui qui dirige seul (μοναρχία), ceux qui dirigent à quelques-uns (ἡ τῶν

ὀλίγων δυναστεία) et ceux qui dirigent à plusieurs (ἡ τοῦ πλήτους ἀρχή).258 Chaque

constitution se présentait sous une forme binaire, définie en termes de moralité, qui se déclinait sous un aspect positif et négatif. La royauté (βασίλεια), l’aristocratie (ἀριστοκρατία) et la démocratie (δημοκρατία) s’opposaient ainsi à la tyrannie (τυρρανίς) et

à l’oligarchie (ὀλιγαρχία).259 La représentation du bon roi se révélait, par le biais d’un

discours d’opposition, comme le miroir du portrait du tyran. Selon M. Haake, ces deux

figures opéraient comme deux modèles culturels.260

257 M. Haake, « Writing down the King », p. 169-175, 180-183.

258 Platon, La politique, 291c-292c.

259 Xénophon, Mémorables, IV 6 12; Platon, La politique, 291c-292c.

260 O. Murray, « Philosophy and Monarchy », p. 21-22; P. Cartledge, Ancient Greek Political Thought in Practice, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 4, 21; N. Luraghi, « Ruling Alone », p. 19;

M. H. Hansen, Political Obligations in Ancient Greece and in the Modern World, Copenhagen, The Royal Danish Academy of Sciences and Lettres, 2015, p. 54; M. Haake, « Writing down the King », p. 178.

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La poésie lyrique et élégiaque de l’époque archaïque présentait la figure du tyran (τύραννος) comme l’antithèse du bon gouvernement, car son règne se concevait indissociable de la démesure, de l’ὕβρις. Dans sa quête pour le pouvoir et la richesse, le tyran échouait à protéger et à servir la communauté. Une telle image constituait un outil d’affirmation politique aux mains des démocrates et des oligarches. Ceux-ci promouvaient une conception négative de la tyrannie en vue de prévenir l’avènement d’un chef charismatique qui pouvait, en gagnant le soutien de la communauté civique, devenir tout puissant. Quant au discours démocratique, il soulignait le caractère monocratique du régime tyrannique, où un seul homme possédait la pleine autorité au détriment de l’égalité

politique de tous les citoyens.261 La figure du tyran se cimenta davantage à la suite des

guerres médiques. Le pouvoir personnel, incarné en la personne du Grand Roi perse, détenait un aspect destructeur et mauvais puisqu’il assujettissait et affaiblissait les sujets. Un changement s’opéra toutefois dans le discours et la pensée politique grecque quant à la conception du pouvoir monocratique, alors que les intellectuels grecs procédèrent à une théorisation de la monarchie. Celle-ci se développa alors que le pouvoir royal macédonien se diffusait en Grèce et que d’aucuns s’interrogèrent sur les modèles politiques alternatifs possibles à la démocratie. C’est donc à partir d’un discours sur la tyrannie que les penseurs grecs abordèrent la problématique du pouvoir personnel en promouvant l’image d’un bon roi. 262

Selon Xénophon, la première mention de la notion de bon roi, désigné par le terme

βασιλεύς, serait attribuée à Socrate.263 La construction du dirigeant idéal, fondée sur la

description de ses vertus et de ses qualités, apparaît aussi dans certaines œuvres de Xénophon, notamment au sujet du roi perse Cyrus, du tyran Hiéron et du roi spartiate Agésilas. La figure du gouvernant idéal se distingue aussi dans la République de Platon au sujet du roi philosophe et vertueux, de même que dans un nouveau genre littéraire introduit

261 Celle-ci se caractérisait par l’égalité devant la loi (ἰσονομία), le droit de chacun de prendre la parole

publiquement (ἰσηγορία) et une répartition égale du pouvoir (ἰσοκρατία). Cf. S. Forsdyke, « The Uses and Abuses of Tyranny », p. 236-237.

262 P. Cartledge, Ancient Greek, p. 97-98; N. Luraghi, « Ruling Alone », p. 17-21; S. Forsdyke, « The

Uses and Abuses of Tyranny », p. 236-241.

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par Aristote. Celui-ci composa un traité Sur la royauté (Περὶ Βασίλειαs)264 dédié à son

pupille Alexandre III de Macédoine, que d’autres, comme Isocrate, imitèrent sous forme de

lettres ou de discours en assumant le rôle de conseilleurs ou de tuteurs des souverains.265

Les idées développées dans ce courant de pensée favorable à la royauté préfiguraient, en quelque sorte, les notions caractéristiques du pouvoir monarchique de l’époque hellénistique, qui exaltaient l’homme exceptionnel et providentiel. L’image du bon roi dépeignait cependant un personnage imaginaire dans un environnement théorique, plutôt que de s’inscrire au sein d’un régime politique durable et souhaitable. Les intellectuels grecs se penchèrent davantage sur une description psychologique du bon roi par l’élaboration de ses vertus et attitudes, en plus de miser sur les formes d’interaction entre les cités grecques et les rois. Alors qu’il imaginait la conquête de l’Asie sous la conduite de

Philippe II de Macédoine, Isocrate266 incita ce dernier à demeurer un roi pour les

Macédoniens, à devenir un bienfaiteur pour les Grecs et un maître pour les Barbares.267

La description du roi valorisée par les traités Sur la royauté s’appuyait sur la moralité grecque traditionnelle plutôt que sur l’exaltation de la victoire militaire, source de légitimation du pouvoir royal. Contrairement au tyran, le bon roi régnait selon les lois et en

264 Diogène Laërce, Vite e dottrine dei più celebri filosofi, V, Aristote, 22. Quant aux réflexions d’Aristote

sur la royauté, voir aussi Aristote,Politiques, 1279a22-b10; 1284b35-1288b6.

265 Les traités Sur la royauté se développèrent à partir de l’époque hellénistique en réponse à une nouvelle

réalité politique, celle de la présence et de l’influence de souverains dans le monde civique. Ces écrits semblent respecter trois phases de production. Les philosophes Aristote, Xénocrate et Anaxarque adressèrent les premiers des traités Sur la royauté à Alexandre le Grand. H. Sidebottom attribua cependant la création des traités Sur la royauté à Isocrate, et ce, malgré l’absence de l’appellation Περὶ Βασίλειαs dans le titre de son discours intitulé À Nicoclès. Cf. H. Sidebottom, « Dio Chrysostom and the Development of on Kingship Literature », dans D. Spencer et E. Theodorakopoulos (éd.), Advice

and its Rhetoric in Greece and Rome, Bari, Levante Editori, 2006, p. 117-131. Le genre littéraire des

traités Sur la Royauté refit surface peu après la prise de la titulature royale par les Diadoques, notamment sous la plume du péripatétique Théophraste qui composa au moins quatre ouvrages Sur la

royauté. Issu de la même école philosophique, Straton de Lampsaque lui emboîta le pas, de même

qu’Épicure, le mégarien Euphante d’Olynthe et les stoïciens Cléanthe, Sphéros, Persaios de Kition et Zénon. Trois autres auteurs, dits pythagoriciens, auraient composé des traités Sur la royauté, mais la datation de ces écrits demeure incertaine. Il s’agit d’Ecphante, de Diotogène et de Sthenidas. Cf. L. Delatte, Les traités de la royauté d’Ecphante, Diotogène et Sthenidas, Liège, Faculté de philosophie et lettres, 1942, p. 5-47, 123-282. Le genre se poursuivit également sous l’empire romain. Sur les traités, consulter O. Murray, « Philosophy and Monarchy », p. 17-27; M. Haake, « Writing down the King », p. 168-187.

266 Isocrate, Philippe, 154.

267 Ph. Gauthier, « Histoire grecque et monarchie », p. 277-278; N. Luraghi, « Ruling Alone », p. 17, 19;

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fonction des intérêts de ses sujets. Il est possible de discerner dans les sources épigraphiques la représentation de la monarchie comme l’antithèse de la tyrannie, notamment à travers les évocations de la préoccupation royale envers la promotion des intérêts des cités. La lettre de Lysimaque à la cité de Priène mentionne son souci de prendre

soin de ses citoyens, de manière collective ou individuelle.268 À la demande des

ambassadeurs d’Érythrées, qui firent valoir la bienveillance et la gratitude de la cité envers

l’autorité royale, Antiochos Ier ou II accepta de soutenir les intérêts civiques en matière de

gloire et d’honneur (τιμή καὶ δόξα).269 Quant au roi Séleucos II, il souligna dans une lettre

aux Milésiens son intention de contribuer à l’élévation de la cité à un état plus illustre et

d’en augmenter les privilèges.270 L’aspect du roi qui veille aux intérêts communs se

retrouvait déjà dans les épopées homériques, qui agissaient comme élément d’inspiration et de justification au sein de l’idéologie royale hellénistique grâce au prestige et à l’autorité qu’elles possédaient dans les sphères politique, sociale et religieuse de la vie grecque. Comme l’avança R. A. Billows, la représentation du roi homérique en tant que « berger de son troupeau » influença largement le principe philosophique grec du vrai roi qui régnait conformément aux intérêts communs. Cette association apparaît déjà sous la plume de Platon et d’Aristote, mais devint une condition constante chez les auteurs des traités Sur la

royauté. Si le souverain n’agissait pas en fonction des intérêts communs, au bénéfice des

autres, mais plutôt en fonction de ses propres intérêts ou de ceux d’un plus petit nombre

d’individus, alors il revêtait l’étoffe d’un tyran auquel il était nécessaire de s’opposer.271

Cette caractéristique du roi qui veille aux intérêts communs le situait également par rapport à la loi, à la justice et à l’administration. Comme la tradition civique grecque accordait une grande importance à la loi, il n’est pas étonnant de constater les interrogations philosophiques quant à la position du roi vis-à-vis la loi, s’il y était lié ou s’il se plaçait au- dessus d’elle. Au sein de leurs royaumes, les rois possédaient la capacité de créer et d’interpréter la loi, contribuant de ce fait au développement d’une image où le roi se

268 C. B. Welles, RC 6, l. 16-17. 269 I. Erythrai, 31, l. 10-12. 270 C. B. Welles, RC 22, l. 15-17.

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dressait comme l’incarnation de la loi. Les personnages royaux émettaient des édits et des régulations, supervisaient la création des codes de loi dans les cités qu’ils fondaient, désignaient des juges régionaux et agissaient eux-mêmes en tant que juges dans des situations d’arbitrage. Dans ce contexte, il était attendu du roi qu’il fasse preuve de modération et de responsabilité, qualités applaudies par les citoyens de l’époque classique,

tout comme il devait se montrer juste.272 Cette dernière caractéristique constituait l’une des

vertus prédominantes de la tradition grecque, comme la justice représentait l’une des compétences du citoyen, du magistrat et de l’arbitre. Elle désignait l’amour de la vérité et,

par conséquent, signifiait que le souverain devait se montrer attentif à ses sujets.273

L’imaginaire politique grec tenait un discours standardisé du τύραννος. Ce dernier correspondait à un personnage dominé par de nombreux vices, tels que la cruauté, l’avidité, la ruse, l’incapacité à tolérer le discours public, la méfiance et la suspicion envers les autres, notamment les amis, ou bien par des habitudes de vie luxueuse ou des mœurs sexuelles débridées. Le tyran serait méprisé et craint de ses sujets et, ultimement, détesté des dieux. Dans son traitement de la tyrannie, Xénophon, qui met en scène le tyran Hiéron de Syracuse et le poète et conseiller Simonidès, illustre la transformation d’un τύραννος en βασιλεύς. D’après le poète, le tyran pourrait devenir heureux et apprécié s’il exerçait son

272 Une coloration juridique transparaissait à l’occasion dans le discours des décrets honorifiques. Un

décret d’Ilion en l’honneur d’un Antiochos, nouvellement roi, précisa à deux reprises la juste (δικαία) entreprise menée par le Séleucide, qui se chargea de restaurer la paix (εἰρήνη) et la prospérité (εὐδαιμονία) aux cités de la Séleucide, soit celles situées au nord de la Syrie et agitées par des rébellions, et de récupérer les possessions ancestrales. Cf. I. Ilion, 32 l. 7-8. Memnon d’Héraclée précisa toutefois que la rébellion nécessita de nombreuses guerres, remportées de justesse, qui se clôturèrent par des pertes territoriales. À ce sujet, voir l’extrait dans Photius, Bibliothèque, IV, codex 224, 227a-228a; Éd. Will, Histoire politique, p. 139-142. Quelques incertitudes demeurent concernant l’identité du roi et la date de production du décret. Certains modernes optèrent pour une datation basse sous Antiochos III. On peut se référer à A. Mastrocinque, « “Guerra di successione” e prima guerra di Celesiria », Anc. Soc., 24 (1993), p. 27-39 et à F. Piejko, « Antiochos III and Ilion », APF, 37 (1991), p. 9-50; d’autres penchèrent plutôt vers une datation haute sous Antiochos Ier durant les dix premières

années de son règne. Voir Ch. P. Jones, « The Decree of Ilion in Honor of a King Antiochus », GRBS, 34 (1993), p. 73-92 qui propose une datation entre 278-274/3 a.C.; J. Ma, « Autour du décret d’Ilion en l’honneur d’un roi Antiochos (OGI 19/ I. Ilion 32) », ZPE, 124 (1999), p. 81-88; J. Ma, Antiochos III, p. 254-259.

273 F. W. Walbank, « Monarchies », p. 80-81, 83; R. A. Billows, Kings and Colonists, p. 59-62;

Cl. Préaux, Le monde hellénistique. La Grèce et l’Orient de la mort d’Alexandre à la conquête

romaine de la Grèce 232-146 avant J.-C., vol. I, Paris, Presses Universitaires de France, 2002 [5e éd.],

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pouvoir et utilisait sa richesse pour devenir le plus grand bienfaiteur de ses sujets.274

Autrement dit, s’il souhaitait que son autorité soit acceptée aux yeux des Grecs, Hiéron devait se comporter à la manière inverse du tyran. Comme le souligna M. Haake, l’image du souverain ne relevait pas d’une création indépendante, puisqu’elle réfléchissait, au positif, les traits négatifs et traditionnels du tyran. La figure idéale du souverain, exaltée dans les traités Sur la Royauté, se complétait par diverses qualités (ἀρετή), comme la justice (δικαιοσύνη), la philantrophie (φιλανθρωπία) et la générosité (εὐεργεσία) envers les πόλεις du monde grec. Le bon roi se différenciait du tyran aussi par la confiance qu’il manifestait envers son entourage et l’écoute qu’il témoignait à ceux qui lui transmettaient des conseils. Aussi dangereux fût-il, ce droit de parler librement (παρρησία) caractérisait également les privilèges, voire les devoirs, des φίλοι royaux. Diodore le mentionna dans

son œuvre au sujet, notamment, de Ptolémée Ier qui parvint à conforter la bonne disposition

de ses généraux envers lui en leur concédant la παρρησία, au contraire du violent et

despotique Perdiccas.275 En acceptant de recevoir, d’écouter et de tolérer les conseils offerts

par autrui, le roi se montrait donc à l’opposé du tyran et respectueux de la liberté de parole (παρρησία), ce qui constituait, dans la culture politique grecque, un droit

fondamental des citoyens.276

Le droit de parole offrait aussi un élément de propagande royale, que subliment les traités Sur la royauté. Si le souverain accepte de tels écrits des intellectuels, il se montre à l’opposé du tyran, qui ne tolère pas les discours libres et qui nourrit une méfiance envers les autres. Un autre aspect intéressant des traités se distingue par leur influence sur le discours diplomatique entre les cités grecques et les rois hellénistiques. Ils s’avéraient accessibles à la communauté grecque, qui pouvait en faire la lecture, et agissaient en tant que méthode de communication entre les Grecs et leurs dirigeants. Quelques éléments caractéristiques des traités se retrouvaient ainsi dans les décrets civiques et les lettres royales, comme le montre la communication entre les Iasiens et Laodice III, épouse d’Antiochos III (196 a.C.). La

274 Xénophon, Hiéron, XI, 13.

275 Diodore XVIII, 33, 3. I. Savalli-Lestrade, Les philoi royaux, p. 351-353.

276 M. Haake, « Writing down the King », p. 177-178; N. Luraghi, « Ruling Alone », p. 17-21; O. Murray,

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réponse des Iasiens à la lettre de la reine rappelle que le roi séleucide a préservé une politique ancestrale envers tous les Grecs, ainsi qu’apporté la paix à certains, offrant une aide collective et individuelle à d’autres dans le besoin, a sauvé la cité de l’esclavage et lui

a rendu sa liberté.277 Avant qu’Antiochos III ne prenne la cité d’Iasos, celle-ci hébergeait

les troupes de Philippe V de Macédoine. Iasos attribua donc au roi séleucide sa libération

des troupes antigonides et la concession de son statut de cité libre (ἐλευθερία).Cet exemple

démontre bien que les personnages royaux étaient définis selon la manière dont ils

employèrent leur pouvoir, duquel se dessinaient les rôles attendus par les sujets.278

277 J. Ma, Antiochos III, 26, l. 41-47.

278 M. Haake, « Writing down the King », p. 177-184; N. Luraghi, « Ruling Alone », p. 17-21; O. Murray,

« Philosophy and Monarchy », p. 16, 21; I. Savalli-Lestrade, Les philoi royaux, p. 351-353; G. Ramsey, « The Queen and the City », p. 23.

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