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2. Paraître aux yeux des autres : attentes, obligations et performance au sein de la

2.2 Consentir aux rôles attendus : réputation, prestige et légitimité royale

2.2.4 Le bienfaiteur : source de richesse et de prospérité

Les principales caractéristiques de l’idéologie monarchique se fondaient sur la victoire charismatique des rois, preuve de leur mérite et de la protection divine, et sur la richesse qui, symbole de la prospérité et de la fertilité du royaume, devait se manifester par une généreuse distribution de bienfaits. Ces éléments contribuaient à conforter la

légitimation monarchique aux yeux des sujets grecs et à gagner leur loyauté. L’association

entre le pouvoir royal et la prospérité du royaume ne constituait pas une nouveauté dans la pensée grecque de l’époque hellénistique, ni ne se limitait uniquement au monde grec, comme elle apparaissait déjà dans l’œuvre homérique et dans le monde oriental. Un passage de l’Odyssée met en évidence, par les propos d’Ulysse, le lien qui unissait la

fécondité royale à celle de la terre, des individus et des animaux.329 Cette générosité royale,

que célèbrent les inscriptions, se manifestait de bien des façons et s’inscrivait au sein d’un

rapport et d’un langage évergétique entre les cités et les souverains.330

La générosité royale devait s’appliquer à l’ensemble des communautés, tout spécialement grecques, de même qu’aux partisans des rois et à leurs forces armées. La figure du bon roi, opposée à celle du tyran, correspond aussi à celle, comme l’exprima

Polybe, d’un bienfaiteur.331 Au lendemain de la libération de Téos de la domination attalide

par Antiochos III, la cité reconnut dans un décret honorifique que le roi séleucide avait atteint cet idéal en ayant agi comme l’évergète commun de tous les Grecs et de tous les

hommes.332 Certains auteurs antiques associèrent la richesse, dont résultaient les gestes de

bienveillance, à l’acquisition de la dignité royale. Pour Strabon, les souverains usaient de

l’évergésie à des fins de persuasion au lieu de la force des armes.333 Son argumentation

s’appuyait davantage sur les conditions matérielles de la royauté que sur les traits moraux des personnages royaux. Le poète Théocrite, qui composa un hymne en l’honneur de Ptolémée II Philadelphe, chanta la générosité du Lagide, qui concéda des dons aux dieux,

329 Homère, Odyssée, XIX, 106-122.

330 Cl. Préaux, « L’image du roi », p. 63; Ph. Gauthier, Les cités grecques et leurs bienfaiteurs, p. 39-41. 331 Polybe, V, 11, 6.

332 J. Ma, Antiochos III, 17, l. 6-8. 333 Strabon, IX, 2, 40.

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aux rois alliés, à ses loyaux compagnons et aux cités grecques.334 Quant à l’historien

Polybe, il mentionna dans son éloge funèbre en l’honneur d’Attale Ier que la richesse, la

moralité et les victoires militaires face aux Galates valurent au roi l’accès à la royauté.335

Destinée essentiellement au monde des cités grecques, l’εὐεργεσία des souverains validait et confortait, à travers l’édification d’inscriptions et de monuments honorifiques et commémoratifs, leur essence royale aux yeux des sujets grecs. Le système évergétique qui liait les personnages royaux aux cités façonnait des attentes de la part des deux

protagonistes historiques, ainsi que des normes à respecter et des rôles à assumer.336

En quête de fidélité, d’obéissance et de reconnaissance, les rois, philhellènes et bienfaiteurs, devaient répondre aux attentes des communautés civiques, bien que chaque concession, loin d’être désintéressée, dissimulât un objectif politique. En ce sens, leurs activités prenaient de formes variées. La manifestation du pouvoir royal, de même que sa richesse dont devait ultimement bénéficier ses partisans, ses armées et ses sujets, se révélait

à travers le zèle (σπουδή) et l’enthousiasme royal dans l’octroi de bienfaits matériels.337 Les

rois accordaient des dons de blé et d’argent aux cités, que ces dernières sollicitèrent ou reçurent à la suite d’un tremblement de terre, d’une guerre ou d’une famine. Cela supposait aussi une protection militaire des routes commerciales, ce qui devait constituer l’une des visées royales. En cas de conflit militaire, une cité pouvait recevoir également un soutien armé de la part des rois, comme ce fut le cas pour Rhodes qui, alors assiégée par Démétrios

Poliorcète (305-304 a.C.), reçut des mercenaires et du grain de la part de Ptolémée Ier, de

Cassandre et de Lysimaque.338 Les rois offraient aussi des dons de terre, tant aux cités qu’à

leurs φίλοι,339 de l’huile pour les gymnases340, des offrandes somptueuses aux sanctuaires,

comme manifestation de leur piété envers les dieux mais aussi de leur présence sur une

334 Théocrite, Idylls XVII, l. 110-111. 335 Polybe, XVIII, 41, 1-3; 5-7.

336 Cl. Préaux, « L’image du roi », p. 63; F. W. Walbank, « Monarchies », p. 84; Ph. Gauthier, Les cités grecques et leurs bienfaiteurs, p. 39-41; K. Bringmann, « The King as Benefactor », p. 8-9; J. Ma, Antiochos III, p. 134-136; I. Savalli-Lestrade, Les philoi royaux, p. 329-332.

337 Milet, I, 3, 139, l. 28-32. 338 Diodore, XX, 100, 3.

339 Milet, I, 3, 139, l. 30; I. Ilion, 33-34. 340 J. Ma, Antiochos III, 3, l. 3-6.

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échelle bien plus large, voire panhellénique.341 Ils reconnaissaient l’asylie tant à un

sanctuaire qu’à une cité342, protégeaient contre toute forme de menace, rétablissaient des

lois, octroyaient ou restauraient l’autonomie et la liberté aux cités, qu’ils devaient préserver

aux côtés de la démocratie et de la concorde, réintégraient la constitution des ancêtres343 et

réduisaient les taxes.344

Soucieux de prestige et de gloire, les rois finançaient également des constructions ou des restaurations de structures urbaines, fondaient des instituts de recherche et des bibliothèques, organisaient des fêtes et des processions. La visibilité et la manifestation de la richesse royale symbolisaient la magnificence et le pouvoir des autorités monarchiques, valorisant de ce fait l’éclat de l’image publique des dynasties hellénistiques. Sous les Lagides, et plus particulièrement dès le règne de Ptolémée II, la démonstration de la richesse s’intégrait au sein de leur propagande politique à des fins de légitimation

monarchique. Lors de grandes processions, nommées les Πτολέμαια

d’Alexandrie (279/8 a.C.), auxquelles furent conviés le monde grec et les possessions lagides, Philadelphe recourut à de nombreuses images afin d’exalter sa richesse, sa

puissance militaire et le prestige de sa lignée dynastique.345 La présence de la statue

colossale de Priape, dieu de la fertilité, et celle de son père, Dionysos, dieu du vin et des excès, fondateur ancestral de la dynastie lagide, renvoyaient au concept de τρυφή, soit à l’opulence, à la splendeur et à la richesse, qui caractérisèrent l’idéologie ptolémaïque. L’association à ces figures divines visait à transmettre un message à tous ceux souhaitant bénéficier de la générosité du roi, qui promettait abondance, bienfaits et prospérité aux sujets du royaume. Emblème monarchique, la τρυφή se manifestait par les grandes

341 On peut penser aux offrandes royales offertes par Séleucos Ier à Milet en 288-287 a.C. Voir

C. B. Welles, RC 5.

342 I. Smyrna, 573, l. 11-12; J. Ma, Antiochos III, 17, l. 18. 343 I. Erythrai, 504, l. 14-18.

344 F. W. Walbank, « Monarchies », p. 71-72, 84; K. Bringmann, « The King as Benefactor », p. 7-9, 13-

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345 Les Πτολέμαια étaient des fêtes officielles organisées par l’État lagide et élevées à la grandeur des jeux

panhelléniques à l’instar des prestigieux concours olympiques, pythiques, isthmiques et néméens. Dès la période hellénistique, les panégyries se multiplièrent sous l’impulsion des souverains pour rappeler à l’ensemble des πόλεις leur bienveillance à leur égard. Cf. A. Giovannini, Les relations entre États, p. 52-55.

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célébrations publiques mais aussi à travers le corps royal, notamment par les rondeurs

corporelles qu’adoptèrent les Lagides au lieu d’une représentation héroïque et virile.346

Ainsi, dans l’optique lagide, le corps royal, gros et gras, symbolisait la prospérité du

royaume.347

L’image royale s’accompagnait d’attributs qui soulignaient le pouvoir monarchique comme dispensateur de bienfaits et d’opulence, tels que la double corne d’abondance débordante de fruits que l’on peut voir sur un octadrachme d’or d’Arsinoé II, sœur-épouse

de Ptolémée II (fig. 6).348 Ces éléments iconographiques renvoyaient à l’abondance et à la

prospérité dont se portaient garants la reine et la maison royale. La vertu de la générosité, étroitement liée à la richesse royale, s’harmonisait avec d’autres concepts moraux dans la représentation des rois, comme ceux de philanthropie, de magnanimité, de modération, d’humanité, de miséricorde ou de justice. Les rois se présentaient donc et étaient honorés ainsi, comme libérateurs, sauveurs et bienfaiteurs, ce qui, en retour, appelait à la bonne volonté des cités à reconnaître la souveraineté royale, à payer les taxes et à fournir une aide militaire. L’image royale résultait du charisme personnel des souverains, de leurs succès militaires, diplomatiques et administratifs, de la générosité manifeste, tout en s’ancrant dans une rhétorique généalogique qui légitimait et honorait le roi régnant, sa famille, ses

successeurs et ses ancêtres.349

346 On peut penser à Ptolémée III Évergète qui fut représenté avec les attributs dionysiaques et un visage

adipeux, des traits féminins et mous et un double menton. Le portrait de sa femme, Bérénice II, reprend des traits similaires. Un autre exemple, plus tardif cependant, et rapporté par Athénée, The

Deipnosophists, XII, 549e, est celui de Ptolémée VIII Évergète II, dit le bouffi. Son corps avait été

détruit par la τρυφή tant il était gros. La dimension de son ventre rendait difficile de l’entourer de ses bras. Voir aussi Fr. Queyrel, « Le corps royal hellénistique », dans F. Prost et J. Wilgaux (éd.), Penser

et représenter le corps dans l’Antiquité, Rennes, PUR, 2006, p. 364-376.

347 H. Heinen, « Aspects et problèmes de la monarchie ptolémaïque », Ktema, 3 (1978), p. 188.

348 Les cornes apparaissent aussi lors de la procession des Πτολέμαια, aux côtés de fruits, de la vaisselle

d’or et d’argent débordant des chariots, d’objets et d’animaux rares et précieux, tels que le bois d’ébène, les éléphants, les lions, les léopards, etc. Une description de la procession se retrouve dans un extrait fragmentaire de Callixène de Rhodes, rédigé vraisemblablement à la fin du IIIe s. a.C., que

reprit ensuite Athénée, The Deipnosophists, V, 197c-203b. On peut cependant se référer à E. E. Rice,

The Grand Procession of Ptolemy Philadelphus, London, Oxford University Press, 1983, p. 7-133, qui

en fait une traduction et une analyse.

349 Cl. Préaux, « L’image du roi », p. 63-70; F. W. Walbank, « Monarchies », p. 71-72, 93-94;

K. Bringmann, « The King as Benefactor », p. 8-9; J. Ma, Antiochos III, p. 134-135, 137-138, 142-143, 145, 149-150, 161; A. Giovannini, Les relations entre États, p. 73-75; B. Virgilio, Le roi écrit, p. 32- 33; R. Strootman, « Kings and Cities », p. 145; M. Lianou, « The Role of the Argeadai in the

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