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2. Paraître aux yeux des autres : attentes, obligations et performance au sein de la

2.1 Le seul à régner : concevoir le pouvoir personnel dans la culture politique

2.1.1 Le pouvoir d’un seul homme dans le monde et l’imaginaire grec

Pour les cités grecques, l’établissement des royaumes hellénistiques ne constituait pas les premières relations avec des puissances royales dont le système politique limitait le pouvoir aux mains d’un seul individu. Aux franges du monde grec vivaient des communautés, tels que les Macédoniens ou les Épirotes, gouvernées par des régimes monarchiques et considérés légitimes aux yeux des sujets, à l’instar de celles qui évoluaient en Méditerranée orientale comme les Perses ou les Égyptiens. Le passé grec, héroïque et historique, comptait diverses manifestations de pouvoir monocratique. On peut penser à la civilisation mycénienne, guidée par un wanax, à la société homérique, dont l’univers politique était dominé par un roi (βασιλεύς) et des nobles (βασιλεῖς) constitutifs de son conseil ou aux régimes tyranniques de l’époque archaïque. Quant aux πόλεις, qui

émergèrent dès le VIIIe s. a.C., aucune ne fut gouvernée par un dirigeant unique et légitime,

et ce, jusqu’à leur intégration au sein de structures politiques bien plus vastes comme

l’empire perse, dans le cas des cités d’Asie Mineure, ou les royaumes hellénistiques.244

Bien que les systèmes monocratiques ne constituassent pas un phénomène usuel dans la pratique politique grecque, la notion du dirigeant unique et de son pouvoir frappa

l’imaginaire grec.245

La conceptualisation du pouvoir se développa par le biais d’une grande variété de sources littéraires, telles que les épopées homériques, la poésie lyrique, les œuvres

244 Il y eut tout de même la tyrannie pour certaines. Cf. note 248.

245 M. Haake, « Writing down the King », p. 169-170;N. Luraghi, « One-Man Government. The Greeks

and Monarchy », dans H. Beck (éd.), A Companion to Ancient Greek Government, Chichester, Wiley- Blackwell, 2013, p. 131-132; N. Luraghi, « Ruling Alone », p. 11-17; S. Forsdyke, « The Uses and Abuses of Tyranny », dans R. K. Balot (éd.), A Companion to Greek and Roman Political Thought, Malden, Blackwell Publishing, 2013, p. 231-233.

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tragiques, historiques ou philosophiques. La langue grecque comprenait plusieurs mots, d’usages variés, et de sens parfois complexe ou interchangeable, pour désigner un individu qui régnait seul, notamment βασιλεύς, ἄναξ (utilisé plus rarement), τύραννος ou μόναρχος. Ce dernier est le seul à provenir du grec. Les termes de βασιλεύς et d’ἄναξ se réfèrent respectivement, dans le dialecte épique, au chef suprême d’une communauté ou aux dieux, à certains dirigeants, de même qu’au maître d’un domaine et d’animaux. Ils dérivent tous deux de qasireu et de wanaks du Linéaire B de l’époque mycénienne, mais seraient originaires d’un langage local plus ancien. Quant à τύραννος, dont les premières

attestations remontent au VIIe s. a.C., il semble dériver d’un mot anatolien, tarwanis, qui

désignerait le titre ou l’épithète d’un personnage de haut rang, qualifié de juste et de

vertueux.246 Son sens grec devint rapidement péjoratif et désigna un individu au pouvoir

unique et illégitime, que certains Grecs considérèrent comme des monarques. Largement influencée par les épopées homériques, qui brillaient de prestige et d’autorité, la tradition grecque conserva davantage le terme de βασιλεύς pour définir le gouvernant royal et légitime des royautés étrangères, comme les Achéménides ou les Macédoniens, bien que

τύραννος et βασιλεύς furent parfois interchangés.247 C’est également le titre que les

Diadoques adoptèrent lors de la prise de la titulature royale à partir de 306 a.C, ce qui

marquait la naissance des monarchies hellénistiques.248

Devant ce constat lexical, où un seul mot d’origine grecque définissait celui qui

gouvernait seul, N. Luraghi souligna que la monarchie, démunie d’une réelle idéologie

monarchique en Grèce antique, représentait le cas d’asymétrie le plus radical dans le

246 La figure du tyran, le τύραννος, apparaît pour la première fois durant la période archaïque, comme

première manifestation d’un pouvoir détenu par une seule personne. Son apparition résultait peut-être d’un contact avec la Méditerranée orientale et le Proche-Orient, où régissaient des systèmes monarchiques, et qui caractérisa le climat culturel du VIIe s. a.C. Le terme τύραννος dérivait peut-être

d’un mot anatolien. Jusqu’au milieu du Ve s. a.C, bien des cités avaient été dirigées par un τύραννος et,

parfois, par une brève dynastie. Le régime tyrannique se raréfia cependant durant l’époque classique, notamment en Grèce continentale, pour réapparaître au IIIe s. a.C. Cf. N. Luraghi, « Ruling Alone »,

p. 11-23.

247 Pour de plus ambles informations sur les termes d’un pouvoir monocratique, voir N. Luraghi, « Ruling

Alone », p. 11-23; N. Luraghi, « One-Man Government », p. 131-136.

248 Ph. Gauthier, « Histoire grecque et monarchie », dans D. Rousset (éd.), Études d’histoire et d’institutions grecques : choix d’écrits, Genève, Droz, 2011, p. 286-287 (article initialement publié en

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partage du pouvoir politique dans la pensée grecque. Devenue l’unité politique prédominante, la cité grecque classique se caractérisait par une culture politique qui s’opposait, de manière idéologique, aux diverses formes de pouvoir personnel, comme la tyrannie et la monarchie. Celles-ci évoquaient l’altérité. Le discours de Démosthène à l’encontre de Philippe II de Macédoine illustre bien ce principe, comme l’orateur situa le roi macédonien à l’extérieur du monde des πόλεις en sa qualité de souverain barbare et

d’ennemi naturel des communautés civiques.249 La culture politique grecque se distinguait

par des valeurs et des normes auxquelles se heurtait la notion d’un pouvoir individuel, démuni de légitimité aux yeux des Grecs. Le gouvernement d’un seul homme contrevenait à l’environnement idéologique d’une πόλις libre et autonome par la création d’une hiérarchisation définie de la société. Cela s’opposait en principe à la communauté solidaire et égalitaire des citoyens, qui partageait des intérêts communs et qui participait au processus décisionnel collectif et public. Les citoyens intervenaient ainsi dans la gestion des affaires communes, ce qui constituait, chez Aristote, l’un des aspects soulignant la dichotomie entre la monarchie et la πόλις. Celle-ci favorisait la fonction du citoyen plutôt que son statut personnel. Dans cette optique, des décisions prises de manière individuelle, au nom d’une communauté politique, et à l’insu de l’opinion publique, devenaient dès lors doublement inadmissibles. Comme le précisa Ph. Gauthier, un système politique qui supprimait ou suspendait la participation civique se révélait comme un régime d’esclaves et

non celui d’hommes libres.250

La guerre du Péloponnèse favorisa l’émergence d’une pensée politique plus favorable au pouvoir monocratique, suscitée par l’affrontement entre puissances démocratiques et oligarchiques aux prétentions hégémoniques. Des intellectuels grecs comme Xénophon, Platon, Isocrate et Aristote conçurent la monarchie comme une bonne forme de gouvernement. Ils ne la percevaient cependant pas comme un nouvel État grec où un pouvoir personnel et universel, instauré par Philippe II ou Alexandre le Grand, soumettait

249 Démosthène, Harangues, III, 16-17, 24.

250 Ph. Gauthier, « Histoire grecque et monarchie », p. 273; J. Ma, Antiochos III, p. 18; M. Haake,

« Writing down the King », p. 178-179; N. Luraghi, « Ruling Alone », p. 11-23; N. Luraghi, « One- Man Government », p. 131; A. Erskine, « Rhetoric and Persuasion », p. 278.

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les cités grecques. L’avènement du roi macédonien, de son fils et des βασιλεῖς hellénistiques incita également les Grecs à considérer le pouvoir royal en des termes plus concrets par l’élaboration d’une théorie idéologique du roi afin de justifier l’avènement d’une nouvelle entité politique dominante. Au lieu de procéder à l’éloge d’un réel système

politique, les penseurs du IVe s. a.C. accordèrent une attention particulière à la figure du

dirigeant unique, à ses qualités et à ses vertus, afin d’en exalter le caractère exceptionnel. Cette conception idéalisée permettrait, par la suite, de fournir un cadre politique, idéologique et philosophique où le pouvoir des nouveaux souverains hellénistiques était décrit à partir des principales valeurs grecques. Cela favorisa l’apparition et la production de traités Sur la royauté, lesquels éduquaient les rois et les sujets sur les manières de rendre

le pouvoir royal acceptable.251

Conformément à la tradition et à la pensée grecque, la validation et la légitimation du pouvoir monarchique hellénistique s’appuyaient sur les qualités et les exploits remarquables du souverain. Les tyrans de l’époque archaïque procédèrent d’une manière similaire. La légitimation de leur pouvoir se justifiait par l’adoption d’éléments liés à l’image des βασιλεῖς homériques et à l’aspect charismatique. Celui-ci se traduisait davantage par la justice et l’excellence personnelle, toutes deux constitutives de l’idéologie sociale grecque. La documentation officielle, comme les lettres royales ou les décrets honorifiques, emploie un vocabulaire et une phraséologie idéologique qui déclinent les vertus royales, soit la valeur, le courage, la piété, la générosité ou la bienveillance. L’évocation des qualités royales s’associait à celle de leurs prouesses politiques et militaires des souverains, procédant ainsi à la construction d’une légitimation basée sur le charisme. Cette aura charismatique se fondait sur leur aspect religieux, magique, militaire, politique et psychologique, ce qui laissait suggérer une protection divine, voire une certaine

sacralité.252 Dès le IVe s., les penseurs grecs développèrent la notion de l’homme supérieur,

251 F. W. Walbank, « Monarchies », p. 62-76; Ph. Gauthier, « Histoire grecque et monarchie », p. 277-

278, 286; A. M. Eckstein, « Hellenistic Monarchy », p. 246-248, 253; N. Luraghi, « Ruling Alone », p. 20-21; N. Luraghi, « One-Man Government », p. 139-140.

252 La théorie du règne charismatique fut proposée et développée par M. Weber. Celui-ci identifia trois

types de gouvernement légitimes, qu’il qualifia de rationnel, traditionnel et charismatique. La légitimité charismatique se définit par une proximité au caractère sacré, héroïque ou exemplaire d’un

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en termes d’excellence personnelle, de vertu et de moralité, que prisait et diffusait aussi la littérature épique, et qui s’associa progressivement à la sacralisation ou à la divinisation d’un individu particulier. Aristote stipula, pour sa part, qu’un homme qui se démarquait des autres par sa vertu et ses capacités politiques pouvait être considéré comme un dieu parmi

les hommes.253 De la même manière, Isocrate, dans son discours À Nicoclès254, mentionna

que les détenteurs du pouvoir monarchique étaient tenus égaux aux dieux. L’importance de l’apport charismatique dans l’établissement de la pensée idéologique d’un pouvoir monocratique définit les règnes royaux comme fondamentalement instables, puisque le succès ou l’exceptionnel exploit personnel devenaient des éléments essentiels à la création

et à la pérennité du pouvoir.255

La pensée politique grecque semblait encline à se concilier les manifestations du pouvoir monarchique des royautés hellénistiques grâce au recours d’un cadre défini par les traditions sociales, intellectuelles et idéologiques des communautés civiques. Cette pensée et culture politiques grecques construisaient l’image du bon roi par la description de ses qualités et de ses vertus qui s’établissaient à partir d’une figure opposée, celle du tyran et de

ses vices.256

individu. Elle met par conséquent l’accent sur les qualités extraordinaires de cette personne, traduites par des aspects ou des forces considérés surhumains ou surnaturels, et se révèle par la suite validée par la reconnaissance des sujets. Celle-ci se décrit comme un abandon à l’autorité charismatique que sous- entend une confiance envers le dirigeant. Une telle domination dépend donc du succès militaire, politique et économique de ce dernier. À ce sujet, consulter M. Weber, Économie et société, p. 219- 261.

253 Aristote, Politique, III, 13. 254 Isocrate, À Nicoclès, 5.

255 F. W. Walbank, « Monarchies », p. 75-76, 88-90; M. M. Austin, « Hellenistic Kings », p. 458;

Ph. Gauthier, « Histoire grecque et monarchie », p. 286; N. Luraghi, « Ruling Alone », p. 12, 16-18, 20-21; N. Luraghi, « One-Man Government », p. 134; H.-J. Gehrke, « The Victorious King », p. 76- 77; M. Haake, « Writing down the King », p. 180.

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