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L’absence [du narrateur] est absolue, mais la présence a ses degrés.

- Gérard Genette, Figures III

Enonciation égale interlocution.

- Paul Ricœur, Soi-même comme un autre

Ce sont en grande partie les réponses à Booth qui fournissent les premières études de ce qui fut vite appelé une « littérature à la deuxième personne » - c’est-à-dire, des textes comportant à la fois un « you » protagoniste et dépourvus de la présence explicite d’un je-narrateur. L’étude de Booth, publiée quatre ans après que Michel Butor eut prolongé la formule de Hawthorne dans un roman, ne traite de La

Modification que comme un bref addendum à ses recherches. La position de Booth

sur le phénomène d’un « you » protagoniste, était que le « vous » était vite perçu et ensuite lu par le lecteur comme un « je » ou comme un « il ».1 La substitution du « you » n’était que la mise en évidence explicite de la compassion (« sympathy ») de la part de l’auteur pour son protagoniste et par conséquent n’était que la substitution superficielle d’un pronom, sans implication profonde : c’était, au plus, la clarification d’un processus déjà présent dans les autres récits qu’il avait examinés.2

Néanmoins, le protagoniste à la deuxième personne construit par Butor est plus animé que celui de Hawthorne ou de Melville – il marche, il boit, il voyage – même si à la fin du roman ses actions n’ont réellement pas plus d’effet sur le cours du récit que le « you » des auteurs américains du 19ème siècle. Butor, comme Melville et Hawthorne, a limité les actions de son protagoniste presque complétement aux pensées et observations. Presque tout action diégétique est passive, interne. L’acte de

1 Booth a utilisé cet argument pour étayer son idée que le lecteur compatit toujours à la vision d’un « je » (ou d’un « il » ou d’un « elle ») qui est le personnage focalisant.

modification qui donne le titre au texte est lui-même un acte purement psychologique. Son jumeau américain, le protagoniste de Bright Lights, Big City de James McInerney, est non seulement plus animé physiquement, mais est capable de changer sa situation initiale, même si la conclusion de son histoire, elle aussi, indique que le « you » est en fait l’auteur.

Françoise Van Rossum-Guyon fut une des premières à contredire Booth longuement, en argumentant contre l’idée que l’emploi de la deuxième personne «n’a aucune importance »1 en dehors de la mise à nu d’un processus déjà présent dans tout récit, soit-il à la première personne ou à la troisième. D’abord elle a souligné l’importance non seulement de la fonction de la personne dans les récits à la deuxième personne, mais aussi de celle du temps, notant que le je-héros et le narrateur dans un « récit à la deuxième personne » existent parallèlement dans les textes au passé, mais que dans les textes au présent ils fusionnent2. Son argument était compliqué par le fait que Butor emploie de longues sections au passé dans La Modification, mais elle avance finalement deux théories sur l’emploi de la deuxième personne dans le roman, qui nous semblent sommairement opposées : « La voix qui dit ‘vous’ peut être interprétée comme ‘la voix de sa conscience [celle du protagoniste, Léon].’ »3 Elle cite Erica Honisch (Das gefangene Ich), qui a déjà avancé cette hypothèse, puis proteste que « ... cette hypothèse ne permet pas … de rendre compte intégralement de la composition du roman sur le plan esthétique. »4 Elle examine d’autres exemples de monologue intérieur (Edouard Dujardin, Les lauriers sont coupés à la première personne ; Valery Larbaud, Mon plus secret conseil, à l’infinitif ; James Joyce,

1 Van Rossum-Guyon 1970.

2 Van Rossum-Guyon 1970 : 134.

3 Ibid., p. 137.

Ulysses, avec ses chevauchements entre la troisième et la première personne), notant

que les chevauchements de personne et de temps « ont … l’inconvénient d’interrompre la continuité du courant de conscience et d’occulter son intimité. Les actes et les objets, décrits de l’extérieur, ne sont pas sur le même plan que les pensées ou les sentiments. »1 Le « vous » de Butor est alors une amélioration (s’il peut être considéré comme monologue intérieur), car « Avec le ‘vous’ ... le monde et la conscience sont donnés d’un même coup. »2

« ... le ‘vous’ avait pour effet de dédoubler la perspective narrative: le ‘vous’ fonctionne comme un ‘il,’ substitut de la personne dont on parle et renvoie à un ‘je’ dans la mesure où il implique une personne qui parle. Or, ce décalage entre l’observé et l’observateur, entre l’acteur et le narrateur, permet en particulier de décrire les objets extérieurs sans interrompre la continuité du courant de conscience. »3

Formule stylistique, donc, pour atténuer les problèmes du monologue intérieur.4 L’étude de Van Rossum-Guyon est importante pour les raisons suivantes : 1) elle montre l’inconfort de la critique à dénier l’existence d’un narrateur – même dans une période qui a déjà vu le « stream of consciousness » des modernistes; 2) elle montre la difficulté à concevoir fusionnés le narrateur et le narrataire dans un unique centre déictique. Le protagoniste, soit-il celui de La Modification ou de Bright Lights,

Big City, parle enfin à lui-même. Mais par son acte d’énonciation, le héros se divise

1 Van Rossum-Guyon : 158.

2 Ibid., p. 158

3 Op. cit., p. 156.

4 Aujourd’hui, l’idée d’un texte littéraire sans narrateur (même implicite) n’est plus guère acceptée par la plupart des narratalogues, mais en 1970, la division de la personne derrière une voix de monologue intérieur en deux actants, narrateur et narrataire, comprises dans un unique acteur, était une nouveauté. Van Rossum-Guyon note en outre l’existence de ce qu’elle appelle un « je implicite » dans La

Modification – non le mot « vous » (c’est elle qui le dit) lu par le lecteur comme renvoyant à un « je »,

mais le personnage derrière la voix qui raconte et qui dit « vous ». Van Rossum-Guyon avance que ce « je implicite », dans une position narratoriale, n’est autre que la « conscience » du protagoniste (et qu’à la fin du roman le protagoniste et sa conscience sont enfin réunis : sa vision est finalement celle d’un récit à la deuxième personne comme comédie psychologique). Van Rossum-Guyon: 164

non en deux rôles actantiels – mais en deux personnages, narrateur et narrataire – qui,

ensemble, et seulement ensemble, forment un unique rôle actantiel.1

Booth propose que le lecteur « sympathise » avec le « vous » comme il aurait « sympathisé » avec ce personnage-héros sous n’importe quel nom. Van Rossum-Guyon introduit l’idée que ce « vous » n’est pas seul, et qu’il est un « vous » justement parce qu’il est adressé par un « autre » sans traits caractéristiques, mais implicite. Le problème qui préoccupe les critiques plus contemporains n’est pas, « comment est-ce que ce ‘vous’ est à la fois un personnage et une adresse ? » mais, quel rapport lie l’adresse, le personnage, et celui qui s’adresse au personnage ?

Barthes fut l’un des premiers à fournir une réponse :

« Je ne crois nullement, pour ma part, que le vouvoiement employé par Butor dans La Modification soit un artifice de forme, une variation astucieuse sur la troisième personne du roman, dont on doive créditer ‘l’avant-garde’; ce vouvoiement me parait littéral: il est celui du créateur à la créature, nommée, constituée, créée dans tous ses actes par un juge et générateur. Cette interpellation est capitale, car elle institue la conscience du héros: c’est à force de s’entendre décrite par un regard que la personne du héros se modifie… »2

Le « vous » est pour Barthes bien différencié du « je implicite » - différencié justement par le « regard » qui vient de ce dernier. Le « je implicite », « voix » sans figuration, est non seulement observateur et énonciateur mais aussi créateur du « vous »-protagoniste. Si « La mort de l’auteur » a ouvert la voie à ce que l’on appelle aujourd’hui la « reader response theory », c’est dans l’extrait cité plus haut que nous

1 Comme définit par Greimas. Plus récemment, cette idée trouve des échos dans la critique contemporaine, où elle a été tempérée. Ce n’est pas une scission aussi complète du héros en deux personnages (ce qu’impliquent les termes « narrateur » et « narrataire »), mais plutôt sa scission en deux fonctions, qui est le plus souvent décrite pour interpréter l’emploi de « vous » : « En se disant …

vous, le personnage devient interrogation (ou juge) aussi bien qu’interrogé (ou accusé). » Struebig

1994 : 36. «[Le protagoniste] … est celui que l’on cherche et celui qui cherche. » Ibid., p.37. Pour Struebig cela n’implique pas un morcellement total : le protagoniste est toujours l’énonciateur et le coénonciateur. Le « je origine » (centre déictique) et sa cible d’énonciation partagent une unique position.

trouvons la semence d’une éventuelle « writer response theory » (ou, à mieux dire, une « implied author response theory ») – en cherchant l’idée qui se fait de « l’auteur » chez le lecteur – puis de là, l’idée du « lecteur » chez cet « auteur » imaginé par le lecteur - le lecteur implicite. 1

Une telle théorie pourrait débuter par un article de Bernard Pingaud, donnant sa réponse aux pronoms dans le texte de Butor ...

« Quand quelqu’un nous fait un aveu, c’est un ‘il’ qui parle. Nous voyons son visage; même si nous sympathisons avec lui, nous nous sentons autre que lui. Mais lorsque le romancier dit ‘je,’ rien ne vient s’interposer entre le lecteur et le narrateur. L’aventure qui nous est contée ne nous est pas arrivée. Mais elle aurait pu nous arriver, elle nous arrive … »2

... et faisant des suppositions sur le choix de pronom de la part de l’auteur : « Le romancier qui dit ‘je’ est celui qui n’ose pas encore dire ‘il.’ »3 Le « vous », chez l’auteur, est un état d’identification entre les deux.

Le débat sur le choix par l’auteur d’un pronom a peut-être été le plus vif entre Dorrit Cohn et Gérard Genette. Pour Cohn, ce choix était le plus fondamental qu’un écrivain dût faire en commencant un texte ; pour Genette, il se faisait plutôt au hasard. Pour Pingaud c’est le degré de l’identification du narrateur au personnage diégétique qui détermine le choix du pronom.

Si un « je » est le signe d’un auteur qui n’arrive pas à un degré de réification suffisant pour « se » mettre à la troisième personne, un « vous », énonciation qui indique l’altérité mais non nécessairement la réification, peut être considéré comme

1 « The (post)structuralist obituary on narrative... conceptualizes narrative by plot. It is only by redefining narrative on the basis of consciousness that its continuing relevance can be maintained. » Fludernik 1996 : 27. Si narration il y a dans La Modification ou Bright Lights, Big City (avec un « je implicite » qui est, enfin, un narrateur implicite) cette narration devrait être vue peut-être à la lumière de la conscience plutôt qu’à celle de l’intrigue {plot}.

2 Pingaud 1958 : 92.