• Aucun résultat trouvé

La première exception, à la page 116, est une énoncé qui vise un public post-défini et au pluriel – «ye landsmen ». Comme chez Sterne, ce public est d’abord décrit à la troisième personne avant de prendre la position du coénonciateur – « ... this business of whaling has somehow come to be regarded among landsmen as a rather unpoetical and disreputable pursuit ; therefore I am all anxiety to convince ye, ye

landsmen ... » (C’est nous qui soulignons.). La réputation du métier du je-acteur (ainsi

que le sujet du texte du narrateur) est sous le contrôle d’un groupe extérieur à la situation d’énonciation, qui critique la dite réputation. Un coénonciateur (pluriel) est adressé directement, puis défini en tant que groupe auparavant extérieur à la situation d’énonciation.

Le narrateur rend clair, depuis le début du texte, qu’une large partie de la compréhension du récit par le lecteur dépend de son explication de la chasse aux baleines. La plupart du temps il explique les détails par l’alternance de citations et de

rhétorique, parfois par le déroulement du récit-même ou (comme nous le verrons) avec l’aide du « you » générique. Tous ces moyens laissent le narrataire non-décrit, permettant au lecteur de se placer au niveau extratextuel ou de « s’identifier » à la position textuelle du narrataire. Ici, l’identification est probablement plutôt ce que S.I. Hayakawa a appelé « identification narcissique». Ishmael désigne ici, pour la première fois, la position de coénonciation en tant que pluriel (« ye »), puis la définit en tant que « landsmen » - un groupe qui était auparavant mentionné en dehors de la situation d’énonciation, et qui s’est situé, alors, dans une position autre que la position du narrataire principale avec laquelle le lecteur s’identifie. Le lecteur a déjà sa première indication qu’il va être témoin d’une « conversation » dans laquelle il ne sera pas visé directement par l’usage de « ye ». Le système est répété encore deux paragraphes plus loin, avec « the world » et « they » à la place de « landsmen », suivis encore par « ye ». Ensuite viennent une série de questions à la forme rhétorique, sans réponse, puis une supplication de continuer à lire avec un « you » ou « ye » implicite : « look again ».

Le titre de ce chapitre, « The Advocate », a déjà indiqué qu’il va prendre la forme d’un des « prototypes de la littérature à la deuxième personne » cité par Hopkins et Perkins, le « courtroom interrogation »1. Après une page d’exposition, le pluriel « ye » devient le singulier « you » dans une forme prédictive qui sert à la prochaine adresse au public : « The whale has no famous author, and whaling no famous chronicler, you will say ». La réponse du narrateur est en italiques (les seules autres italiques du texte servent à démarquer les didascalies des parties dramatiques), et les ripostes du narrataire suivent ces arguments comme un procureur, chacune avec un paragraphe qui le sépare de la voix du narrateur. Cette partie du texte, qui reste au

niveau extradiégétique, se termine finalement avec le « ye » sur lequel elle avait débuté, cette fois post-définie plus explicitement : « Think of that, ye loyal Britons ! we whalemen supply your kings and queens with coronation stuff ! ».

Melville, on le sait, avait l’intention de publier Moby-Dick d’abord aux Etats-Unis, puis en Angleterre, comme il l’avait fait pour ses romans précédents. Les Anglais font donc bien partie de son public potentiel. Mais ce public, dont la voix prend le rôle du procureur, n’est complètement défini qu’au dernier moment. Avant la fin du chapitre, le lecteur ne sait pas que c’est un ensemble de critiques qui n’appartient pas au groupe (« whalemen ») avec lequel le narrateur (pour la première fois dans le texte) s’identifie. Auparavant ce narrateur se montrait comme un « outsider » qui arrivait dans un monde de marins. Mais au moment même où il prend la parole pour ses nouveaux confrères (alors que dans d’autres parties du texte, il les décrit objectivement en se différenciant de lui-même), il se met pour la première fois

contre un (groupe de) coénonciateur(s). Au moment où il fusionne avec le groupe

« whalemen » il se lance dans une discussion avec les « landsmen ». Le lecteur, auparavant adressé directement, est dépourvu du « you », qui vise maintenant un autre. C’est comme si ces adresses à la deuxième personne avant ce moment voulaient dire : « Toi et moi, nous sommes liés. » et que maintenant il ajoutait: « Mais moi, je suis avec ces autres. Et nous sommes mal représentés par vous, et je vais t’expliquer pourquoi tu as tort.» Mis hors relation directe avec le narrateur, le lecteur est témoin du dialogue sans être visé, même pendant que le « you » est employé pour s’adresser « au lecteur. » Le lecteur réel peut s’identifier (narcissiquement) comme faisant partie de ce « vous » (ou « ye »), ou il peut s’identifier avec le narrateur. Normalement cette identification, comme nous l’avons noté, se fait avec la position marquée dans un

dialogue ( avec le « I » plutôt qu’un pronom à la troisième personne). De plus, les réponses qui suivent dans le texte et qui font parler le narrataire indiquent que ce narrataire – encore adressé en tant que « you » - est un individu du groupe « ye landsmen » qui parle pour eux. Le lecteur donc, comme chez Sterne, voit tout le texte en tant qu’autre (élément étranger) et se rend compte que celui qui dirige tout (et celui qui nous parle ici « directement » non par la voix du narrateur mais par l’œuvre elle-même) est l’auteur (textuel). Cependant, la relation déjà établie entre le lecteur et Ishmael prédispose ce premier à « s’identifier » (dans le sens de « identification narcissique»), ou de sympathiser avec Ishmael, plutôt qu’à cette voix inconnue qui lance une attaque contre son métier.

Si notre « identification subjective » procède du narrateur, notre « identification narcissique» procède du je-acteur Ishmael et ses confrères marins. Le « you » indiquant un narrataire qui répond est encore un « you » d’adresse, mais vise un personnage envers lequel le lecteur ressent de l’altérité. C’est cette altérité avec la position de coénonciation qui crée une éventuelle « identification subjective » à la position énonciative du narrateur – identification qui, nous allons le suggérer, se déplace facilement vers le je-acteur dans les chapitres suivants du texte, accroissant notre sympathie pour le rôle de ce dernier.