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(et, pourtant, certains sont plus rhétoriques que d’autres)

Si les deux exemples cités en haut ne sont pas répétés, il faut reconnaître que ceci est en partie dû au fait qu’ils sont isolés par le format du texte. Ces deux sections où apparait un narrataire qui répond sont suivies par des chapitres de « récit pur », où le narrateur s’intéresse uniquement au niveau diégétique. Quand la voix du narrateur retourne au mode où elle s’adresse au lecteur (c’est-à-dire, quand le « je » se manifeste encore dans le rôle narratorial), le « thou » et le « ye » ont disparu, et c’est le « you » qui prend leur place – un « you » visé par le narrateur, et donc rendu présent comme coénonciateur au niveau extradiégétique, mais qui n’est pas dessiné ou caractérisé – ni par ses propres énoncés, ni par une description du narrateur. Nos deux exemples ci-dessus étaient donc des exceptions, et il va falloir bientôt considérer pourquoi l’organisation très réglementée des chapitres ne permet pas d’autres exemples de telles manifestations de la deuxième personne, ni dans leur nature, ni dans leur fréquence.

Observons d’abord un phénomène plus usuel - le « you » qui est visé tout au long du roman, et qui semble être le même qui apparaît au début. Nous avons vu qu’il débute implicitement et à l’impératif aux premières lignes. Avec cette énonciation à l’impératif (ou peut-être par cette énonciation) Melville établit en premier la présence d’un coénonciateur, puis l’identité du narrateur (« Call me Ishmael. »). Philippe Jaworski argue que la forme de cette ouverture casse le mythe de Narcisse : c’est un « geste qui fait retour sur lui-même pour capter sa réflexion, le salut ismaélien

substitue le détour par l’Autre qui se nomme et que je nomme, simultanément. »1 C’est un autre dont l’identité est partagée entre narrateur et narrataire.

Ensuite ce narrateur élabore l’existence du je-acteur (« I thought I would sail about a little ... »)2. Puis il décrit ses habitudes générales. Cette description utilise des personnages intradiégétiques contre lesquels le narrateur agit dans des situations générales: une figure du narrateur généralisé souhaite agir physiquement contre « people » (« … it takes a strong moral principle to prevent me from deliberately stepping into the street and methodically knocking people’s hats off »), et son action est mise métaphoriquement en opposition à une action de « Cato » (« … Cato throws himself upon his sword ; I quietly take to the ship. »). Ces actions régulières et répétées ne sont entreprises ni par le narrateur au moment de l’énonciation, ni par le je-acteur dans le récit principal, mais par une figure imaginaire qui personnifie une série d’actions habituelles. Le je-acteur et le narrateur sont des manifestations réelles (respectivement aux niveaux diégétique et extradiégétique) de ce « I » généralisé qui « quietly takes to the ship » par habitude. Et ces habitudes sont marquées par leur opposition soit aux autres personnes, soit à leurs actes. Le narrateur à la première personne commence à identifier un « moi » général, une version abstraite de lui-même, et en même temps un gestalt de lui-même et le je-acteur, par sa différenciation aux choses et aux gens à la troisième personne.

A partir de ces mentions du « I » généralisé, le narrateur revient au niveau extradiégétique, mais cette fois pour décrire un groupe en dehors de la situation immédiate d’énonciation, entre le narrateur et son coénonciateur : « If they but knew it, almost all men ... cherish very nearly the same feelings towards the ocean with

1 Jaworski 1986 : 213.

2 Selon Hamburger (1986) le passé ici indique un mode fictionnel. Mais le passé peut aussi bien être un bon indice des changements entre le je-narrateur et le je-acteur.

me. » « Avec moi, comme moi : c’est la formule de l’implication réciproque d’identité. »1 Cette référence à un groupe qui inclut provisoirement le lecteur est à la troisième personne (chez Sterne c’était « many of you » au lieu de « almost all men »). Mais s’il ne poursuit pas par un « you » qui vise une série de narrataires pour mettre le lecteur réel définitivement en dehors du niveau extratextuel comme chez Sterne, Melville continue par un « you » générique de la même façon que son prédécesseur.

Ce « you » générique est, au début, aussi bien une caractéristique du narrateur qu’une adresse : « Now there is your insular city of the Manhattoes ... ». Ce « your » sert donc de « discourse marker » qui ramène la situation d’énonciation au niveau établi dans la première ligne, celle qui rend compte d’un coénonciateur ; mais il est aussi un indice du niveau de langage du narrateur. Nous pouvons dire que son usage est familier, et qu’il reflète aussi bien le caractère social et les possibles origines géographiques du narrateur qu’une situation d’énonciation : cette manière d’employer le « your » au lieu de « the » est typiquement new-yorkaise - manière de camelot, de colporteur - même de nos jours. Dans ce sens il n’est pas si différent du premier « you » générique chez Sterne, qui indique aussi un ton familier.

Ce « you » quasi générique et familier, servant de « discourse marker » et donnant des informations sur le tempérament, l’éducation et les origines géographiques du narrateur, est suivit par un « you » générique simple : « Right and left, the streets take you waterward. » Ce « you » générique indique, comme chez Sterne, un personnage neutre dans une situation imaginaire, et sert à illustrer la géographie de la diégèse. Mais au contraire du « you » générique de Sterne, son emploi est ensuite étiré pour créer une situation quasi diégétique qui continue une

page entière. C’est encore l’impératif qui commence ce mini-récit : « Look at the crowds of water-gazers there. Circumnambulate the city... What do you see ?» Au lieu de décrire une expérience qui aurait pu être celle du narrateur, Melville crée à partir du « you » générique un point de vue neutre qu’il promène sur les quais de New York. Il montre le paysage au lecteur en demandant à ce coénonciateur ce qu’il voit, puis en décrivant lui-même une scène. Le coénonciateur désigné par « you » reste muet. Il lui est demandé de regarder, puis sa vision est représentée par les descriptions de la voix du narrateur même. Il ne répond pas, et ses réactions ne sont, à ce moment, pas décrites. La situation n’est pas différente d’une situation du « récit pur » ou d’action diégétique exceptés sur deux points : 1) La situation reste hypothétique. Le « you » focalisant existe en dehors du récit principal et du niveau diégétique. 2) Etant admis que c’est le narrateur qui crée les images que nous voyons, les descriptions donnent constamment des informations sur le caractère singulier du narrateur et insistent sur sa présence. Sa présence est accentuée par l’emploi du « you » : le pronom indique au lecteur que ce passage est apostrophique, et l’apostrophe souligne la présence d’un centre déictique qui est autre que la position du lecteur.

La voix du narrateur sert toujours d’œil pour le lecteur1, mais il y a ici un intermédiaire anonyme dans la diégèse qui fonctionne non seulement comme œil, mais comme corps physique. Le narrateur est désincarné dans cette quasi-diégèse hypothétique (ou « mini-diégèse » ou « diégèse de rhétorique »). Le narrateur aurait pu être un œil flottant qui survole Manhattan, décrivant la vue, tout en étant libre de s’adresser au lecteur: cette technique n’est pas rare au 19e siècle : Emerson avait déjà

1 Même si Banfield (1982) a argumenté que la narration omnisciente à la troisième personne est « sans narrateur », faisant l’argument que le « narrateur » est toujours une construction faite par le lecteur – la personnification de la « voix narratoriale » - qui, dans ce cas, ne s’opère pas. Banfield est presque le seul à maintenir cette position.

écrit vingt ans auparavant sur le «transparent eyeball » du poète-écrivain1. Mais au lieu de cela, Melville a créé une figure physique qui marche de ses propres pieds (qui sont néanmoins dirigés par le narrateur) sur la scène et qui voit de ses propres yeux, sans participation active à la scène, qui l’aurait rendue acteur. Melville a créé, en bref, une figure autre que le narrateur et autre que personnage, qui existe dans un monde en quelque sorte entre l’extradiégèse et la diégèse. L’auteur ne voulait pas que son narrateur explique certaines idées, essentielles pour le récit, au narrataire, seulement par ses propres expériences passées ou habituelles, ni qu’il les lui explique par les expériences des personnages diégétiques. Il désigne, alors, une figure qui peut éprouver ce qui est nécessaire à la compréhension du texte – une figure qui sert de base de stockage pour ces expériences – tout en restant dans un mode rhétorique.

Mais avant que ce scénario ne devienne trop étendu, et que le Manhattan où se trouve ce « you » puisse devenir un monde diégétique développé, Melville le transporte à un autre monde: « Say you are in the country ; in some high land of lakes. » Ici la situation est encore plus clairement conditionnelle et hypothétique. Elle ne dure pas très longtemps, étant interrompue encore par un troisième sursaut géographique, cette fois doublement hypothétique: « Should you ever be athirst in the great American desert, try this experiment, if your caravan happen to be supplied with a metaphysical professor ... »

Ces situations de diégèses alternatives reviennent au cours du roman, souvent préfixées par une forme conditionnelle. Parfois elles sont clairement génériques et de courte durée : « If your banker breaks, you snap ; if your apothecary by mistake sends you poison in your pills, you die ... » (p. 310). Parfois elles commencent avec un impératif qui met ce coénonciateur/personnage dans une situation qui rend plus clair

le récit : « But go to the old Galleries and look now at a great Christian painter’s portrait of this fish ... » (p. 259) en « laissant regarder » au coénonciateur ce que le narrateur veut décrire. Si on peut appeler ces situations des exemples de « showing » au lieu de « telling », c’est simplement parce que le narrateur « amène » son narrataire avec lui-même – c’est-à-dire, qu’il insiste sur la situation d’énonciation pendant qu’il raconte.

La situation peut être comparée à ce que Gerald Prince appelle « disnarration » : « possible events that, though referred to, remain unactualized in a text »1. Les exemples fournis par Prince sont comme les nôtres souvent au conditionnel (« If she had ... »). La différence est que le « you », s’il est compris en tant que narrataire ou même en tant que « you » générique avec une cible moins précisée, dans des situations hypothétiques, est un « disnarration » métaleptique.