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- Leonard Woolf

Ce chapitre va montrer que les catégories de la deuxième personne formulées dans le chapitre précédent ne servent que d’instruments émoussés pour classifier et définir l’effet de leurs emplois sur le lecteur (et les intentions de l’auteur). A celles qui ont déjà été esquissées, nous allons ajouter le « narrateur généralisé » pour parler d’un narrateur qui se décrit en termes d’actions qu’il entreprend régulièrement (actions qui, à certains points spécifiques de l’histoire, étaient celles du je-acteur). Si l’on peut parler d’un « narrateur généralisé » cela implique un je-origine, ou centre déictique, généralisé, c’est-à-dire, une subjectivité centrale agrandie et plus vaste, étendue pour couvrir plusieurs points temporels qui sont non seulement le héros à tel ou tel point dans le récit, mais aussi le point temporel qui est le narrateur, créateur du récit.

En ce qui concerne l’usage des pronoms de la deuxième personne, la différence première à constater entre Sterne et les auteurs américains du 19ème siècle est que le « you » américain du 19ème siècle indique le singulier d’une manière presque systématique. Les emplois de « ye » dans l’œuvre à examiner dans cette partie rendent plus clair que leurs narrateurs s’adressent à un coénonciateur singulier quand ils emploient le « you ».1

Le « thou » n’a pas encore disparu dans le monde que Melville nous présente dans Moby-Dick, curieusement peuplé d’un des derniers groupes d’anglophones sur la planète à employer encore fréquemment ce pronom à la moitié du 19ème siècle – les Quakers de la Nouvelle Angleterre. Le « thou », donc, se trouve partout à

1 Dans Sterne, le « ye » est presque totalement absent, laissant au « you » un rôle plus ambigu. On infère que quand Melville emploie le « you », ce n’est pas au public général qu’il s’adresse, mais à un individu.

plan de l’histoire – ou dans ce qui est pour notre étude l’arrière-plan – surtout dans la diégèse. Comme chez Sterne, il se trouve dans des expressions de la génération qui précède celle du narrateur, et, comme chez Sterne, quand le narrateur l’emploie, il a un ton légèrement ironique. On peut être certain, à chaque emploi de « thou », qu’une référence à la Bible n’est pas loin. Dans « God keep thee ! » (p. 271) une apostrophe du narrateur au lecteur - le « thou » semble être employé seulement à cause de la proximité du pronom à « God », et indique un changement de ton dans l’adresse au lecteur, vers une adresse plus générale: «… consider them both, the sea and the land ; and do you not find a strange analogy to something in yourself ? For as this appalling ocean surrounds the verdant land, so in the soul of man there lies one insular Tahiti, full of peace and joy, but encompassed by all the horrors of the half known life. God keep thee! Push not off from that isle, thou canst never return! ». Ici, le « you » familier est employé pour l’interrogative extérieure (cette forme, nous le rappelons, demande au lecteur de charger le texte de ses propres expériences). Le « thou » est ici plus généralisé, au point qu’on peut dire qu’il est anaphorique du « man » qui le précède. Encore (p. 300) nous trouvons un « thou » général qui prend la place de « man » dans le sens de « l’humanité » : « Oh man ! admire and model thyself after the whale ! Do thou, too, remain warm among ice. Do thou, too, live in this world without being of it …»

Et encore le jeu de mots d’Achab, à l’un des rares moments où le capitaine entre en conversation intime avec l’un de ses marins, ce qui requiert d’employer la deuxième personne du singulier, est basé sur le mot « man » : « ‘Where wert thou born ?’ ‘In the little rocky Isle of Man, Sir.’ … ‘Here’s a man from Man…’ ». (p.

488) La proximité d’un emploi d’une forme de la deuxième personne à un concept ou à une entité fictive1 dans le texte est ce qui détermine la forme qu’il prend.

Sinon, le « thou » est employé presque uniquement par les personnages quakers dans des citations directes (ce qui veut dire, après la première centaine de pages, uniquement par Achab et Starbuck, avec l’exception bizarre d’un marin chinois). La hiérarchie, sur le bateau, ne permet pas aux autres marins d’employer le « thou » envers leurs supérieurs, mais il faut noter qu’ils ne l’emploient pas entre eux non plus : comme le narrateur se donne la peine de nous l’expliquer au début du roman, il y a quelque chose de fortement biblique chez les personnages quakers. Leur langage, empli de cette forme archaïque, aide à créer l’ambiance épique recherchée par Melville.

Mais l’œuvre de Melville est moins notable pour sa reprise tardive du « thou » que pour les relations extratextuelles qui se présentent à chaque pas et par lesquelles la fameuse première ligne du roman commence. Si Sterne a fait un paragraphe d’exposition avant de distinguer les personnages du niveau extratextuel, cette relation entre « lecteur » et narrateur ne nécessite chez Melville que les trois mots « Call me Ishmael » - un impératif avec un « you » implicite, qui cache adroitement les problèmes inhérents à l’apparence du pronom sans référent anaphorique. A partir de, et comme suite à l’exposition du personnage du narrateur – narrateur qui existe parce qu’il nous commande de l’appeler par son nom – Melville le place dans une situation, et ceci tout en gardant un contact presque conversationnel avec le coénonciateur : « Some years ago – never mind how long precisely … » contient un « you » implicite et se trouve aussi à l’impératif. Cette phrase anticipe sur une question de la part du

1 C.K. Ogden, Bentham’s Theory of Fictions : une entité fictive est « une figure dont la réalité est feinte pour le discours ». Bouveresse donne comme exemples la vertu, le vice, l’humanité, la loi.

coénonciateur, et si, comme dans Tristram Shandy, un ou des narrataires apparaissaient après, nous pouvons dire que cela était la première indication de leur existence. Mais ce narrataire chez Melville n’est pas généralement défini comme il l’est chez Sterne : les caractéristiques qui auraient permis au lecteur de le différencier définitivement de lui-même ne lui sont pas données. Exception faite de deux passages que nous allons examiner tout de suite, il ne répond pas au narrateur dans le texte. Cela signifie – sauf dans ces deux exceptions – que le narrataire n’est pas vraiment différencié du lecteur idéal (ou éventuellement, comme nous verrons, du je-acteur).